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    Une réflexion nécessaire: Pour une théorie générale de l’exploitation

    féminisme

    Lien publiée le 19 juillet 2015

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    http://npa2009.org/idees/une-reflexion-necessaire-pour-une-theorie-generale-de-lexploitation

    Le dernier ouvrage de Christine Delphy, Pour une théorie générale de l’exploitation, les différentes formes d’extorsion du travail aujourd’hui, est une publication composée de deux articles : « Par où attaquer le “partage inégal” du “travail ménager” ? » et « Pour une théorie générale de l’exploitation », lui-même divisé en deux parties : « En finir avec la théorie de la plus-value » et « Repartir du bon pied » (disponibles en accès libre sur le site du Cairn). Ces deux articles sont parus en 2003 et 2004, l’un dans Mouvements, l’autre dans Nouvelles Questions féministes.

    Prenons quelques lignes pour présenter Christine Delphy à celles et ceux qui ne la connaîtraient pas (encore). Christine Delphy est une figure du mouvement des femmes en France, que ce soit en tant que militante (cofondatrice du MLF, elle a participé à la première action sur la tombe du soldat inconnu, au lancement du « Manifeste des 343 », puis à la création des Gouines rouges), ou que théoricienne (son ouvrage L’Ennemi principal, économie politique du patriarcat, est, quoi que l’on en pense sur le fond, une référence incontournable aujourd’hui dans la pensée féministe). Le personnage est d’ailleurs suffisamment important pour que vienne de sortir, de son vivant, un documentaire biographique : Je ne suis pas féministe, mais, de F. et S. Tissot. Elle est par ailleurs sociologue, directrice de recherche émérite au CNRS et cofondatrice, avec Simone de Beauvoir et d’autres militantes, de la revue Nouvelles Questions féministes, qu’elle dirige aujourd’hui. 

    Le patriarcat, « ennemi principal »

    Christine Delphy, en tant que théoricienne ayant participé de manière centrale à l’émergence du courant féministe matérialiste radical, a souvent été en conflit avec les féministes lutte de classes. Le principal point d’achoppement était et reste la définition de l’oppression des femmes et son articulation avec le système capitaliste. Pour C. Delphy, l’oppression des femmes découle d’un système, le patriarcat, qui a une certaine autonomie du système capitaliste (sans en être indépendant). Cette oppression structure la société en classes, la classe des femmes et la classe des hommes (étant entendu que ces classes sont des constructions sociales et aucunement des données naturelles), comme le capitalisme avec le patronat et le prolétariat. Elle postule que l’oppression patriarcale est, pour la « classe des femmes », plus structurante et omniprésente que l’oppression capitaliste, et que par conséquent, c’est bien le patriarcat qui constitue l’« ennemi principal » du groupe social des femmes. Elle identifie essentiellement trois systèmes d’oppression et d’exploitation : le patriarcat, le capitalisme et le racisme, tous trois fortement liés, et à détruire.

    Elle reproche par ailleurs aux féministes lutte de classes de participer à l’invisibilisation de l’oppression des femmes au sein de la classe ouvrière en refusant d’admettre une divergence d’intérêts entre les femmes et les hommes, ces derniers ayant à perdre des privilèges matériels dans le cas de l’émancipation des femmes et participant souvent activement à leur oppression de diverses façons (travail domestique, violences...).

    Davantage encore que ses ouvrages précédents, Pour une théorie générale de l’exploitation, des différentes formes d’extorsion du travail aujourd’hui constitue d’abord une réponse aux analyses et discours des féministes marxistes et lutte de classes. C’est sans doute ce qui lui vaut d’être présenté dans notre revue. Il ne s’agit pas d’oublier pourtant que les féministes radicales, par leur approche constructiviste, matérialiste et révolutionnaire, restent nos plus proches alliées dans le mouvement autonome des femmes. Ce courant, bien plus que d’autres, combat avec nous les discours essentialistes et l’enlisement du mouvement des femmes dans des revendications réformistes, institutionnelles et symboliques.

    Cette recension – nécessairement partielle – vise donc à mieux faire connaître et comprendre certaines analyses de C. Delphy qui peuvent nourrir nos réflexions collectives, qu’on y adhère ou non. Aujourd’hui, il nous faut nous saisir des objections qui nous sont faites pour continuer à élaborer et être prêt·e·s, aussi, à une certaine autocritique constructive.

    Le travail domestique, au bénéfice des hommes

    Dans la première partie,  « Par où attaquer le “partage inégal” du “travail ménager” ? », C. Delphy revient ainsi sur un discours dominant dans notre courant : l’idée que le travail domestique est effectué au sein du foyer, par les femmes (c’est-à-dire les épouses et compagnes), pour extraire ces tâches du marché et donc ne pas les rémunérer. L’hypothèse est que tou·te·s les travailleu·r/ses ont besoin que certaines tâches soient accomplies pour reproduire leur propre force de travail et que le capitalisme devrait, si les femmes n’effectuaient pas ce travail, rémunérer soit des personnes soit des services étatiques via l’impôt. Et donc que le travail domestique lui bénéficie en premier lieu.

    C. Delphy démonte cette hypothèse par le raisonnement suivant : il y a une certaine quantité de travail domestique à effectuer, et le fait que ce travail ne soit pas rémunéré est bien évidemment un avantage. Mais pour qui ? Le fait que ces tâches soient majoritairement (à 80 %) accomplies par les femmes au sein des foyers  hétérosexuels bénéficie-t-il au capitalisme ?

    C. Delphy refuse cette conclusion. Elle souligne que de très nombreux travailleurs n’ont pas de femmes pour s’occuper de la reproduction de leur force de travail : les travailleurs sans épouse ni concubines, mais aussi... la très large partie des travailleuses ! Ces travailleu·r/ses n’ont cependant aucune forme de compensation financière – c’est plutôt le contraire pour les femmes –, ce qui met à mal l’idée que les services fournis par les épouses et concubines seraient, en leur absence, compensés par le capitalisme. Plus encore, les femmes en couple hétérosexuel doivent prendre en charge non seulement l’intégralité de leur propre entretien, mais aussi une bonne part de celui de leur partenaire, et la majeure partie de ceux de leurs éventuel·le·s enfants. Là encore, aucune forme de compensation.

    Il faudrait donc bien conclure que le capitalisme ne compenserait pas le travail domestique – puisqu’il ne le fait déjà pas – et que par conséquent ce n’est pas à lui que bénéficie ce travail non payé. Mais bien aux hommes en couple hétérosexuel, puisque lorsqu’une femme et un homme s’installent ensemble, le temps de travail domestique de la femme augmente et non celui de l’homme ; la femme assume donc une part du travail que l’homme devrait fournir. Le capitalisme ne compensant pas le travail domestique, c’est bien l’homme qui perdrait à une réduction du travail domestique gratuit des femmes.

    C. Delphy critique également le fait que les divers dispositifs étatiques, que ce soit sur le plan de la fiscalité, des allocations, ou des services, soient vus comme des aides aux femmes, alors qu’ils permettent, en pratique, le maintien du statu quo du côté des hommes. Elle pose l’hypothèse que ces dispositifs bénéficient in fine aux hommes, qui conservent tous les avantages sans avoir à perdre ni en revenus, ni en temps de repos ou de loisirs, pour assumer leur part du travail domestique – et ce alors que la part du travail des femmes ne diminue guère depuis plusieurs décennies.

    En conclusion, l’auteure revient sur un concept essentiel de son élaboration : les « classes » d’hommes et de femmes. Elle met en avant la divergence d’intérêts entre les hommes et les femmes, puisque les hommes tirent des bénéfices directs du travail gratuit des femmes.

    « Les hommes, en tant que groupe, extorquent du temps, de l’argent et du travail aux femmes, grâce à de multiples mécanismes, et c’est dans cette mesure qu’ils constituent une classe »

    Et c’est pourquoi elle dénonce la démarche de la plus large partie du mouvement féministe qui consiste à rechercher un tiers (le plus souvent l’Etat) qui équilibrerait les choses, sans admettre que les hommes ont à perdre et à renoncer à l’émancipation des femmes. « Le mouvement féministe doit enfin avoir l’audace de dire que les hommes ont trop, ou en tout cas, plus que leur part ».

    Plus-value et exploitation

    Dans la deuxième partie, « Pour une théorie générale de l’exploitation », « En finir avec la théorie de la plus-value » et « Repartir du bon pied », C. Delphy revient sur la notion même d’exploitation. Elle avance l’idée que la théorie de la plus-value, modèle explicatif de l’exploitation capitaliste élaboré par K. Marx, est devenu pour les courants marxistes un totem, une pierre de touche qui servirait désormais à valider ce qui constitue une exploitation et ce qui n’en est pas. Elle dénonce la réduction du concept d’exploitation à la seule exploitation capitaliste salariée, ainsi que la survalorisation de ce type spécifique d’exploitation. En effet, en posant que ce type d’exploitation serait ontologiquement différente des autres, certain·e·s parviendraient à la conclusion qu’elle leur serait supérieure – ce qui justifierait la centralité de la lutte à son encontre.

    A cela, elle oppose plusieurs arguments. Nous reviendrons ici sur quelques-uns. 

    D’abord, le fait que toute exploitation n’est pas salariée et ne donne donc pas lieu à une extorsion de plus-value – même si celle-ci existe bien. Elle donne ici l’exemple de l’esclavage et du servage. Par ailleurs, à partir du moment où il y a, par exemple, consommation personnelle par l’exploiteur et non mise sur le marché, la théorie de la plus-value ne permet plus de rendre compte de l’exploitation. Celle-ci existe pourtant bel et bien.

    Ensuite, que l’exploitation ne se traduit pas seulement par un vol de travail – ou de salaire, mais aussi par les conditions matérielles, l’usure physique et morale, l’aliénation, etc., toutes choses qui ne seraient pas compensées par la seule suppression de l’extorsion de la plus-value – c’est-à-dire par exemple l’augmentation des salaires.

    Enfin, l’auteure met en garde contre une autonomisation de « l’économie » qui ne permettrait pas de rendre compte de ce qui se joue réellement dans les différentes formes d’exploitation, à savoir des rapports de forces sociaux. A ce titre, l’explication des variations (des salaires, des durées de journées de travail selon l’époque, les lieux, le genre, la « race », etc…) par « un élément moral et historique » lui paraît insuffisant. 

    C. Delphy considère d’ailleurs que la théorie de la plus-value comme modèle total et seule modalité d’exploitation, n’est qu’un « détour » à la « route principale » : la propriété privée, qui crée, partout, les conditions de l’exploitation. Loin de rejeter les analyses marxistes, l’auteure rappelle en effet que « la théorie marxiste dit avec justesse que la propriété privée se présente comme un rapport aux choses, alors qu’elle est un rapport aux autres et plus précisément au travail des autres ».

    Pour conclure et ouvrir quelques perspectives, laissons la parole à l’auteure :

    « L’extorsion de travail, c’est la définition de l’exploitation : de toute exploitation.

    «  (...) Revenir à une définition sensée de l’exploitation, c’est aussi revenir à la problématique première du marxisme.

    «  (…) Toutes les exploitations ont des points communs, non seulement dans leurs résultats – qui sont justement l’exploitation – mais aussi dans leurs mécanismes. Il ne serait pas difficile de dresser l’inventaire de ces mécanismes si, au lieu de revendiquer le terme d’extorsion du travail, on s’attachait à étudier toutes les formes de l’extorsion et à en abstraire les principes : si on avait l’ambition de faire vraiment une théorie générale de l’exploitation. »

    Chloé Moindreau