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La transition dans le soi-disant "Dictionnaire critique du marxisme"

histoire marxisme

Lien publiée le 24 juillet 2015

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Extrait de Gloses en marge d’un abécédaire apologétique du marxisme-léninisme (Maximilien Rubel) paru dansÉconomies et sociétés (Études de marxologie) , N°23-24 (Juillet-Août 1984).

A la vérité, c’est dans cette entrée que l’amalgame du vrai et du faux livre au lecteur, en un raccourci magistral, la plus aberrante des déformations que la pensée des « fondateurs » a eu à subir de la part des apologistes de ce socialisme réellement inexistant mais pourtant manifestement barbare. Quelle méthode de camouflage de la réalité M. Godelier, spécialiste de la « transition », a-t-il dû appliquer pour naturaliser « socialiste » une monde qui est l’exact opposé de tout ce que les penseurs socialistes, utopiques ou scientifiques, ont imaginé au XIX° siècle: Pour répondre à la « question fondamentale » qui est « celle du passage au mode de production socialiste » (p. 901), Maurice Godelier feint de s’appuyer sur Marx en argumentant en faveur de la thèse du « passage » au socialisme de plusieurs pays économiquement arriérés, sans franchir la phase de développement définie par Marx comme « bourgeoise » et « capitaliste » : « Il est clair », admet notre spécialiste de la Transition, « que pour Marx, ce passage devait s’accomplir au sein des sociétés capitalistes les plus développées. Dans ses lettres à Tchoukovski (sic) (1877) et à V. Zassoulitch, il reconnaît la possibilité de passer à un mode de production socialiste sans parcourir tout le développement du capitalisme. Mais il considère ce cas comme une exception. Or, l’histoire (?) s’est engagée dans une autre direction, dont le marxisme (?) n’a pas encore produit l’analyse théorique. » On le voit, l’auteur commence par souscrire à l’évidence. Il adhère sans réserve aux thèses du « matérialisme historique » (Marx se borne à parler de la « conception matérialiste de l’histoire »), qu’Engels a en quelque sorte codifié en comparant Marx à Darwin et en lui prêtant deux grandes « découvertes » scientifiques : la loi de  l’évolution de l’histoire et la loi « particulière » du mouvement qui domine le mode de production capitaliste et la société bourgeoise créée par celui-ci (loi de la plus-value ou de la valeur). Que cette codification formelle soit juste ou non, il ne s’agit pas d’en discuter ici. Elle est de toute manière incompatible avec un « marxisme » qui proclame « prolétarienne » et « socialiste » une révolution qui ne remplit aucune des conditions essentielles posées par le « matérialisme historique ». Il s’ensuit une seule alternative, disons un dilemme qui exclut un troisième terme, une troisième issue : ou bien les découvertes de Marx ont un caractère scientifique, et dans ce cas le mode de production de la Russie moderne doit être caractérisé et défini comme capitaliste ; ou bien ce mode de production est réellement socialiste, et dans ce cas la théorie sociale de Marx n’a rien de scientifique, et, les « lois » s’étant révélées contredites par les soixante-cinq années d’expérience historique de la Russie dite soviétique, il faut abandonner le découvreur et sa conception matérialiste de l’histoire.

Nouvel escamotage : M. Godelier se garde de rappeler l’argument complet et essentiel des deux textes de Marx restés inédits du vivant de leur auteur. La première lettre fut adressée en français non à un « Tchoukovski » inexistant, mais à un journal russe paraissant à Saint-Pétersbourg, en réponse à un article du sociologue populiste, N. Mikhaïlovski, polémiquant contre l’économiste I.G. Joukovski, défenseur des thèses du Capital. La seconde lettre était une réponse à la révolutionnaire populiste Vera Zassoulitch qui, au nom de son « parti socialiste », pour qui les perspectives de survie de la commune rurale russe était « une question de vie ou de mort », interrogeait ainsi l’auteur du Capital : était-il d’accord avec ses disciples russes se disant « marxistes » et prédisant, au nom de Marx et du « socialisme scientifique », la ruine imminente de la commune rurale et l’avènement fatal, à plus ou moins longue échéance, du règne de la bourgeoisie et du capitalisme ?

Dans les deux réponses, Marx, qui avait appris le russe « pour pouvoir juger en connaissance de cause du développement économique de la Russie contemporaine », prend le parti des populistes contre les « marxistes » russes. « Je suis arrivé, écrit-il en 1877, à ce résultat: si la Russie continue à marcher dans le sentier suivi depuis 1861 (début de l’émancipation paysanne, M.R.), elle perdra la plus belle chance que l’histoire ait jamais offerte à un peuple, pour subir toutes les péripéties fatales du régime capitaliste » (Oeuvres, Pléiade, t. II, 1979, p. 1553). Et rappelant l’esquisse historique offerte dans LeCapital sur l’accumulation primitive, seule valable pour la compréhension du passage, en Europe occidentale, de l’économie féodale à l’économie capitaliste, Marx en applique la leçon au cas de la Russie : « Si la Russie tend à devenir une nation capitaliste à l’instar des nations de l’Europe occidentale, et pendant les dernières années elle s’est donnée beaucoup de mal en ce sens, elle n’y réussira pas sans avoir préalablement transformé une bonne partie de ses paysans en prolétaires; et après cela, amenée une fois au giron du régime capitaliste, elle en subira les lois impitoyables, comme d’autres nations profanes. Voilà tout » (op. cit., p. 1554 sq.)

Marx, on le voit, est catégorique ! La conception matérialiste de l’histoire ne saurait être conçue comme un « passe-partout d’une théorie historico-philosophique générale dont la suprême vertu consiste à être supra-historique » (ibid.). Dans le cas de la Russie, l’évolution historique offre aux masses paysannes une « chance » d’échapper aux « lois impitoyables » du capitalisme, bien que l’émancipation des serfs n’aille pas dans ce sens.

Dans les brouillons de sa réponse à Vera Zassoulitch, Marx revient sur ce problème, réaffirmant son espoir de voir la commune paysanne russe « s’incorporer tous les acquêts positifs élaborés par le système capitaliste sans passer par ses fourches caudines » (brouillon n°3, op. cit., p. 1556). Sa sympathie va à Tchernychevski et aux populistes, non aux doctrinaires russes qui se réclament de son nom : « Les ‘Marxistes’ russes dont vous me parlez me sont tout à fait inconnus. Les Russes avec lesquels j’ai des rapports personnels entretiennent, à ce que je sache, des vues tout à fait opposées » (brouillon n°2, p. 1561). Les vrais ennemis de la commune agricole comme de la coopérative ouvrière (artel), ce sont l’Etat et les « amateurs russes du système capitaliste », ces « nouvelles colonnes sociales ». « Ce qui menace la vie de la commune russe, ce n’est ni une fatalité historique ni une théorie: c’est l’oppression par l’Etat et l’exploitation par des intrus capitalistes, rendus puissants aux frais et dépens des paysans par le même Etat » (brouillon n° 2, p. 1569). « L’Etat a fait pousser en serre chaude des branches du système capitaliste occidental qui, sans développer aucunement les prémisses productives de l’agriculture, sont les plus propres à faciliter et précipiter le vol de ses fruits par des intermédiaires improductifs. Il a ainsi coopéré à l’enrichissement d’une nouvelle vermine capitaliste suçant le sang déjà si appauvri de la ‘commune rurale’ » (brouillon n° 1, p. 1561).

Marx raisonne ici non en… marxiste, mais en critique et en ennemi de ces générations de marxistes russes qui, à partir du mythe d’Octobre 1917, réussiront à substituer à l’ancienne classe dominante et à leur tsar, en quête de capitaux étrangers, leur propre système de capitalisme d’Etat.

Qui nierait que l’appareil de parti et d’Etat bolchevique a jeté la Russie essentiellement paysanne et agricole et sporadiquement prolétarienne et industrielle, sous les « fourches caudines » de l’accumulation du capital dans ses formes classiques, et sans respecter les libertés démocratiques conquises par les Etats bourgeois depuis 1789 ? Qui oserait douter que le « socialisme » institué par décret et la « collectivisation » décrétée a pris l’allure d’un « génocide » faisant perdre au peuple russe la « chance » d’une transition directe vers le socialisme ? Et si cette « chance » a pris en février 1917 l’aspect des « soviets », c’est encore Lénine et son parti qui ont tout fait pour que le peuple russe ne puisse y trouver le point de départ de sa régénération sociale. Accusé de capituler devant la bourgeoisie et « ses suppôts intellectuels petit-bourgeois », Lénine ne cachait pas qu’il préférait le capitalisme d’Etat à toute autre forme de socialisation. Ses critiques ne comprenaient rien au « caractère de la transition du capitalisme au socialisme », étant donné que le pouvoir soviétique n’avait rien à craindre du capitalisme d’Etat, le pouvoir des ouvriers et des pauvres étant assuré. En fait, « tant que la révolution tarde encore à ‘éclore’ en Allemagne, notre devoir est de nous mettre à l’école du capitalisme d’Etat des Allemands, de nous appliquer de toutes nos forces à l’assimiler, de ne pas ménager les procédés dictatoriaux pour l’implanter en Russie encore plus vite que ne l’a fait Pierre Ier pour les mœurs occidentales, sans reculer devant l’emploi de méthodes barbares contre la barbarie » (Lénine, « Sur l’infantilisme de gauche…« , Pravda, mai 1918).

Lénine n’est jamais à court d’analogies historiques et il sait prendre son bien marxiste partout… sauf chez Marx lui-même. Et si les fonctionnaires et managers bolcheviks ont parfaitement assimilé les leçons du Capital, c’est pour en tirer les méthodes bourgeoises d’exploitation modernes, combinées avec les méthodes de « coopération » déjà connues dans l’Antiquité : « Cette puissance des rois d’Asie et d’Egypte, des théocrates étrusques, etc., est, dans la société moderne, échue aux capitalistes, qu’il s’agisse du capitaliste isolé ou, comme dans les commandites, des sociétés par action, etc., du capitaliste collectif » (Le Capital, Pléiade, op. cit., p. 873).

Seuls des fidèles de la nouvelle foi, éblouis par le charisme de Lénine et les exploits du parti bolchevique, mais vivant et pensant confortablement hors des frontières du « monde socialiste », peuvent rester aveugles devant la criante similitude de la genèse du capitalisme d’Etat en Russie et celle du capitalisme privé en Occident, genèse que Marx a évoqué en ces termes : « Le capital (arrive au monde) suant le sang et la boue par tous les pores » (ibid., p. 1224).

Nous recommandons à M. Godelier et à ses corréligionnaires la relecture attentive du Capital. Et si cet effort est au-dessus de leur force, ils peuvent tout simplement se reporter à la page 678 du Dictionnaire où Labica cite la fin de la lettre de Marx à Vera Zassoulitch: l’avertissement à l’adresse des marxistes russes ennemis des populistes est clair. Près d’un an avant sa mort, signant avec Engels la préface à une traduction russe du Manifeste communiste, Marx a encore tracé pour la Russie la même perspective: celle d’un communisme, oeuvre des paysans. Pourtant il faisait cette réserve: « Si la révolution russe donne le signal d’une révolution ouvrière en Occident, et que toutes deux se complètent, la propriété commune actuelle de la Russie pourra servir de point de départ à une évolution communiste. » Aussi conseillait-il une « tactique » conforme à ses enseignements, donc tenant compte des « conditions économiques et politiques » de la Russie.