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Harribey: la nouvelle crise arrive
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://alternatives-economiques.fr/blogs/harribey/2015/07/23/la-nouvelle-crise-arrive/
Les prémices de la prochaine crise capitaliste sont déjà là. Une énième qui s’inscrira dans la tendance longue de la difficulté pour le capitalisme à installer une nouvelle phase d’accumulation forte. Cette tendance longue n’est plus niée que par les accros au système et commence même à entrer dans les considérations des cercles dominants les moins butés. La cause de cette tendance est « L’impact cumulé des crises sociale et écologique du capitalisme sur le devenir de la croissance ».
Mais, à l’intérieur de ce cadre, se profilent de nouveaux soubresauts en provenance de la finance, en relation avec les limites du système productif.
Quand la Chine s’essoufflera
Toutes les crises cycliques du capitalisme, depuis deux siècles, ont démarré là où la dynamique capitaliste était la plus forte. Au XIXe siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale, elles démarraient dans le pays dominant qu’était la Grande-Bretagne. Au XXe siècle jusqu’en 2007 inclus, elles ont commencé aux États-Unis. Il n’est pas impossible que, puisque le centre de l’économie mondiale est en train de se déplacer vers la Chine, la prochaine crise cyclique nous vienne de là.
L’alerte est venue de l’effondrement de la Bourse de Shanghai. Sa cotation avait grimpé de 200 à 300 % en l’espace d’un an et demi, et elle reperdu un tiers en un mois. Selon les éléments de langage néolibéraux dénués de toute pertinence car il s’agit de capital fictif, « 3000 milliards de dollars se sont évaporés, un krach qui montre bien l’immaturité de la Bourse chinoise et le manque criant d’investisseurs institutionnels capables d’avoir une vision de plus long terme »[1].
Cette alerte est venue au moment où le Fonds monétaire international révise à la baisse ses prévisions de croissance mondiale. Oh, presque rien : 3,3 % au lieu de 3,5 % pour 2015. En cause, le ralentissement par rapport aux prévisions précédentes des États-Unis, du Royaume-Uni et des pays émergents. La Chine a quitté semble-t-il définitivement ses taux de croissance supérieurs à 10 % pour s’installer entre 6 et 7 %. C’est encore une très forte croissance, mais qui a un impact sur le reste du monde en termes de moindre demande, notamment de matières premières.
Comment analyser le retour des démons de la finance ? Avançons trois idées complémentaires.
1) La frénésie financière ne s’est pas arrêtée avec la crise de 2007-2008. Au contraire, elle a repris de plus belle, aucune contrainte véritable n’ayant été imposée aux banques et autres institutions financières. Et les banques centrales, obligées d’injecter des quantités de liquidités astronomiques dans les économies pour les relancer, voient avec effroi leurs « politiques monétaires accommodantes » produire surtout de la spéculation boursière. Banque fédérale des États-Unis, Banque centrale européenne et Banque populaire de Chine sont placées devant la même difficulté.
2) La division par deux des taux de croissance économique chinois signifie que le capitalisme chinois arrive dans une situation classique de suraccumulation et de surproduction. Après trois décennies de décollage ultra-rapide, ce pays connaîtra désormais la marche chaotique d’un capitalisme dont les contradictions sociales et écologiques s’exacerberont ensemble.
3) L’intégration de plus en plus poussée des économies-nations et de leurs systèmes productifs dans le monde, sous la poussée de la circulation sans entraves des capitaux, fait que les équilibres et les déséquilibres se soldent désormais au niveau mondial. En application de la règle présentée sur ce blog à plusieurs reprises (« L’équilibre comptable macroéconomique dans une économie monétaire »), il existe aujourd’hui un excédent d’épargne privée dans le monde par rapport au flux monétaire qui irrigue les entreprises, dont la contrepartie est l’endettement public. Le système financier est incapable d’assurer la fameuse « allocation des ressources » : la croissance rapide de la Chine et d’autres pays émergents a engendré une augmentation de leur épargne au-delà de leur investissement, qui ne peut être absorbée que par le reste du monde. Or, si ce reste du monde ralentit (États-Unis) ou stagne (Japon et Europe) et ne peut absorber ce trop-plein d’épargne, alors c’est la croissance de la Chine et autres émergents qui ne peut plus être soutenue aussi fortement qu’auparavant[2], bien que les autorités chinoises fassent tout pour redresser les cours de bourse[3], un comble pour un pouvoir qui se prétend encore communiste. En retour, certains prévoient, comme Patrick Artus, « 2017 : une année catastrophique pour la zone euro », ou comme Jean-Paul Betbèze « La récession américaine de 2017 ».
La lutte pour le climat prendra-t-elle le relais ?
Prendre le relais ? Pour « changer le capitalisme », disserte un groupe d’économistes sous la direction de Jacques Mistral[4]. En tête, Jean Tirole, avec un chapitre « Économie politique du réchauffement climatique », qui prône depuis plusieurs mois la fixation d’un prix mondial pour le carbone, de façon à « internaliser » le coût des émissions de gaz à effet de serre. Mais où et comment serait fixé ce prix unique ? Sur le marché, après que sont déterminés les quotas d’émission autorisés. Autrement dit, étendre au niveau mondial ce qui a échoué au niveau européen.
Tirole évacue d’un revers de main le débat taxes écologiques versuséchange de permis sur le marché. Ses arguments défient toute rigueur scientifique (p. 38) :
- « Avec le cap and trade, les vérifications sont plus faciles » car, dit-il, il n’est pas certain que les taxes soient collectées et qu’elles ne soient pas compensées par des subventions. Tiens donc, le marché facilite les contrôles et ignore les subventions…
- « Il suffit d’une majorité qualifiée [pour le système cap and trade] alors qu’une taxe uniforme requiert l’unanimité. » Idiot – ou idéologique – d’imputer au principe d’un instrument ce qui relève de règles institutionnelles.
- « L’octroi de permis est un souvent moyen aisé et politiquement moins visible de pratiquer une compensation. » Ah bon, le mécanisme dit de développement propre appliqué en Europe a-t-il aidé les pays en développement ou bien a-t-il favorisé un nouveau type de spéculation sur les crédits carbone ?
Ce qui est presque risible, c’est que l’un des leitmotivs de la plupart des contributeurs à cet ouvrage reste que le marché est capable de fixer un prix à hauteur de l’objectif de maintenir la hausse des températures à +2°C ; le marché est donc, à leurs yeux, efficace. Mais tous ou presque disent qu’il faut, parallèlement, mettre en place des compensations pour les pays en développement, car, comme l’écrivent Christian de Perthuis et Pierre-André Jouvet, « le prix du carbone adapté au Nord sera toujours trop élevé pour le Sud et réciproquement. Si l’on veut traiter cette question sans entrer dans la voie inefficiente de prix du carbone différenciés par zone, il faut opérer des transferts massifs du Nord vers le Sud. » (p. 58). C’est donc la preuve que le marché n’est pas efficient.
Reste la décroissance ?
Certaines choses sont toujours étonnantes, même quand on est habitué à lire des élucubrations abracadabrantes. Le Cercle des économistes, dont beaucoup de contributeurs au livre ci-dessus sont membres, vient de décerner le prix de son concours « Imaginez votre travail demain – La parole aux étudiants » à une étudiante, Manon Dervin, pour son texte « Lettre à une croissance qu’on n’attend plus »[5]. Le Cercle des économistes, rassemblement des économistes français bien-pensants n’est pas à une contradiction près, mais c’est son problème.
Plus intéressant est de regarder le texte de Manon Dervin. On ne la chicanera pas sur la critique du progrès assimilé à la croissance économique perpétuelle. Elle remet en cause avec beaucoup de simplicité, de pertinence et de talent d’écriture la croyance que cette croissance perpétuelle est possible et souhaitable. Mais la raison fondamentale qu’elle en donne et qui lui sert de fil conducteur, au point de reprendre l’idée au moins quatre ou cinq fois, est qu’il faut abandonner ce qu’elle appelle après d’autres la « valeur travail », avec toute l’ambiguïté que comporte cette formule. Car c’est faire fi de l’irréductible ambivalence (double face) du travail dans les sociétés capitalistes : à la fois aliénation et facteur d’intégration sociale. D’ailleurs, le mot « capitalisme » n’est pas prononcé une seule fois pour voir sa relation avec la fameuse croissance. Et peut-on dire que, dans la phase néolibérale que nous connaissons, le travail ait été « valorisé » ou au contraire saccagé, précarisé et surexploité ? À aucun moment n’est vu le fait que la prétendue valorisation du travail est le masque, d’une part, de l’accumulation du capital, et, d’autre part, de la négation que hors du travail il n’est point de valeur au sens économique et monétaire.
Comme la nature du travail n’est pas comprise, le texte de l’étudiante conclut sur la proposition du revenu d’existence, qui provient bien sûr de nulle part et surtout pas de ce travail collectif si honni. Bref, tout l’impensé d’une certaine décroissance, du revenu d’existence tombant du ciel et d’un capitalisme sans rapports de force.
La livraison estivale du journal La Décroissance nous offre un « le progrès m’a tuer »[6] intéressant à plus d’un titre. On y trouve une somme d’interventions de penseurs très savants qui ont pleinement tiré parti du… progrès des connaissances humaines. À signaler notamment un article épistémologique d’Alain Gras, « L’incommensurable progrès et l’infinie bêtise des croissancistes », qui utilise très intelligemment la notion d’incommensurabilité pour parler des modes de vie différents à deux époques différentes de l’histoire humaine. Cette notion est également au cœur du renouvellement de la critique de l’économie politique que j’ai proposé[7], et il faudra saluer cette reprise si les rédacteurs de La Décroissance la font leur désormais après l’avoir vilipendée.
À lire également l’article de Firoze Manji qui insiste sur la nature capitaliste de la crise en termes très marxiens (baisse du taux de profit) : « il y a une opposition fondamentale entre la croissance de l’économie capitaliste et la préservation d’une équilibre dans l’écosystème dont les humains font partie », dit-il. Mais pourquoi le titre de l’article gomme-t-il l’essentiel de la démonstration : « La croissance a toujours exigé l’appauvrissement » ? Le capitalisme a mystérieusement disparu du titre. À lire encore Juan Martinez Alier[8], qui dénonce l’économie circulaire car l’économie est entropique puisque que « nous ne pouvons pas brûler deus fois du pétrole, du charbon ou du gaz ».
On doit aussi signaler l’article de Serge Latouche qui revient sur ses thèmes favoris : « Pourquoi la décroissance implique de sortir de l’économie ». Sur ces thèmes favoris qui sont aussi ses points en suspens. En effet, pour lui, il n’y a pas d’autre économie que l’actuelle et il faut donc en sortir, sans jamais reconnaître, sinon du bout des lèvres, sa nature capitaliste. Puisque Serge Latouche nous invite « à la rigueur théorique qui exclut les compromissions de la pensée », posons-lui la question suivante : peut-on à la fois se revendiquer du réencastrement de l’économie dans la société (Polanyi) et vouloir sortir de l’économie ? C’est le genre de contradiction dans la pensée qui n’est pas moindre que celle dénoncée à satiété du développement durable. Et je pense que cette contradiction a quelque chose à voir avec le déni du capitalisme : on fait croire au citoyen que le moteur du capitalisme, c’est le taux de croissance du PIB, alors que le capital se moque du PIB car ce qui l’intéresse, c’est le taux de profit.
Autrement dit, il y a deux versions de la lutte écologique : ou bien celle à la Serge Latouche proposant de sortir de l’économie in abstracto, ou bien celle qui l’insère dans la lutte des classes, ainsi que le pose Mohammed Taleb dans « Cinq thèses de l’écologie révolutionnaire des peuples du Sud ».
Il faut s’engager dans un processus de diminution de l’impact sur la nature, mais deux conditions au moins sont indispensables : insérer ce processus dans celui de dépassement des rapports sociaux capitalistes et le penser comme une transition, cette transition que fustige le journal La décroissance. Pendant ce temps, un nouvel accès de crise se profile.
[1] Les Échos, 9 juillet 2015.[2] Françoise Lemoine et Deniz Ünal, « Mutations du commerce extérieur chinois », La lettre du Cepii, n° 352, mars 2015.
[3] Harold Thibault, « Comment Pékin a ramené l’ordre en Bourse », Le Monde, 21 juillet 2015.
[4] Jacques Mistral (dir.), Le climat va-t-il changer le capitalisme ? La grande mutation du XXIe siècle, Paris, Eyrolles, 2015. Rares sont les contributions intéressantes dans cet ouvrage, on lira cependant avec intérêt celles de Pierre-Noël Giraud, « Ressources naturelles et croissance verte : au-delà des illusions », et de Michel Rocard, « Postface, Le réchauffement climatique et l’évolution de l’Arctique ».
[5] Publié par Le Monde, 4 juillet 2015.
[6] La Décroissance, n° 121, juillet-août 2015. On lira prochainement avec intérêt dans Les Possibles (n° 7, été 2015 à paraître) un article à rebours d’Alain Accardo, pourtant chroniqueur dans La Décroissance, intitulé « Pour une critique raisonnée du progrès humain ».
[7] J.-M. Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable, Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste, LLL, 2013.
[8] J. Martinez Alier, « Il existe une contradiction irrémédiable entre l’expansion économique et la conservation de l’environnement ».