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Sur l’ouvrage de Christine Delphy "L’ennemi principal"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://tablerase.org/christine-delphy-lennemi-principal/
Christine Delphy, L’ennemi principal. 1. Economie politique du patriarcat, Paris, éd. Syllepse
L’ennemi principal
Il s’agit pour D. d’analyser les rapports spécifiques des femmes à la production, ce qu’elle nomme « une analyse de classes ». Il faut bien savoir ce qu’est le patriarcat pour comprendre en quoi il est théoriquement indépendant du capitalisme. Ainsi, on peut rendre compte de l’indépendance historiquement constatée entre les deux systèmes. Dès lors, on peut fonder matériellement l’articulation entre luttes antipatriarcales et anticapitalistes.
Toutes les sociétés dépendent, pour l’élevage des enfants et les services domestiques, sur le travail gratuit des femmes, l’obligation des maris étant d’entretenir cette force de travail. Ces rapports de production relatives aux femmes ne se limitent pas à l’élevage des enfants et aux services domestiques : dans les secteurs où l’unité de production est la familia (agriculture, commerce, artisanat), ils s’appliquent également aux productions destinées au marché lorsque celles-ci sont produites au sein de la famille. Contrairement au travail gratuit des hommes, le travail gratuit des femmes est institutionnalisé dans la pratique et dans la comptabilité de l’Etat ainsi que dans les revendications de certains partis politiques. L’implication en est que la production de la femme, échangée par le mari comme la sienne propre, appartient à son mari.
Il y a continuité entre les activités appelées productives et ayant pour but l’autoconsommation (ex : engraissement du cochon) et les activités appelées non productives (ex : cuisson du cochon) et ayant le même but. En fait, hommes et femmes créent ensembledes valeurs d’usage qui sont virtuellement des valeurs d’échange et qui sont comptabilisés dans la production (PNB). Il y a aussi continuité entre les services gratuits des femmes (ménage, cuisine, soins aux enfants) et les services commercialisés. En fait, tous les services domestiques existent sur le marché (cf. restaurateurs, crèches, entreprises de nettoyage…). Ainsi, le ménage peut par ex. choisir d’acheter sa nourriture sous sa forme consommable, ou de l’acheter sous sa forme brute. La finalité du ménage, la production, se déroule donc le plus souvent en deux moments : 1/ achat des matières premières de la consommation grâce au travail salarié ; 2/ transformation de ces matières premières en produit consommable grâce au travail ménager. C’est ce qui se passe « le plus souvent » parce que le travail ménager, lui, est gratuit ! On voit ainsi que ce n’est pas la nature des travaux des femmes qui explique leurs rapports de production, ce sont ces rapports de production qui expliquent que ces travaux soient exclus du marché. En effet, dans le cas de l’agriculture, de l’artisanat, du commerce, leur travail gratuit s’applique à la production de biens et services qui sont échangés sur le marché. De plus, la production de ces biens et services sont rémunérés partout sauf dans la famille.
Néanmoins, aujourd’hui, l’appropriation de la force de travail des femmes tend à se limiter à l’exploitation du travail domestique et d’élevage des enfants. Avec l’industrialisation, la famille, dans la plupart des secteurs, perd sa fonction d’unité de production. Dès lors, puisque les productions destinées à l’échange se déroulent hors de la famille, le travail des femmes ne peut plus être incorporé à ces productions, le mode de production familial (= exploitation du travail gratuit des femmes) ne peut plus s’appliquer à ces productions. L’entrée des femmes dans l’industrie comme salariées (1907 : la femme dispose en droit de son salaire) est donc la conséquence de cette impossibilité d’une exploitation totale de leur force de travail. Cependant, à cause du fait que jusqu’en 1965, les régimes matrimoniaux veillent à ce que tous les gains soient destinés à la communauté dont le mari est seul à pouvoir disposer, toute la force de travail de la femme demeure appropriée – le mari peut s’opposer à ce qu’elle fasse du travail salarié. Et même après 1965, elle n’est pas libre en fait de « travailler » ; elle est libre de fournir un double travail contre une certaine indépendance économique : elle peut travailler et donc s’entretenir elle-même, continuant à fournir un travail domestique contre rien. De plus, généralement, les frais de garde d’enfants, les impôts supplémentaires, etc., sont déduits du salaire de la femme, en tant que responsable du remplacement de ses services « naturellement » gratuits : au terme du calcul, il s’avère qu’elle ne gagne presque rien !
Il y a donc deux modes de production dans notre société. Le premier donne lieu à l’exploitation capitaliste : la plupart des marchandises sont produites sur ce mode industriel. Le second donne lieu à l’exploitation patriarcale : les services domestiques, l’élevage des enfants et un certain nombre de marchandises sont produites sur ce mode familial. L’exploitation patriarcale est l’oppression commune et spécifique des femmes, mais aussi leur oppression principale : même quand elles travaillent « au dehors », l’appartenance de classe qu’elles en dérivent est conditionnée par leur exploitation en tant que femmes.
Il faut noter qu’alors que le travail agricole, artisanal ou commercial gratuit peut être fourni indifféremment par des hommes ou par des femmes en tant que membres de la famille, le travail ménager est effectué exclusivement par les femmes, en tant que « femmes du » chef du ménage. Les prestations de la femme mariée, contrairement à celles du salarié, ne sont pas précises, ni calculées suivant un barème fixe ; elles dépendent de la bonne volonté et de la richesse de l’employeur, le mari. Cependant, un « beau mariage » ne fait pas entrer la femme dans la classe de son mari (les régimes matrimoniaux ainsi qui les pratiques d’héritage lui interdisent l’accès à la propriété des moyens de production) ; contrairement à ce que laisse entendre l’analyse marxiste non problématisée de la famille, son niveau de vie ne dépend pas des rapports de production de classe aux prolétaires, mais des rapports de production de SERVAGE à son mari. La non-valeur du travail de la femme découle de l’impossibilité d’échanger ce travail, impossibilité qui à son tour découle de l’impossibilité pour les femmes de changer d’employeur : le salarié dépend du marché, la femme d’un individu ; le salarié vend sa force de travail, la femme mariée la donne.
Fondamentalement, puisqu’on a là la fourniture gratuite d’un travail dans le cadre d’une relation globale et personnelle (le mariage), il s’agit d’un rapport d’esclavage. En tant que groupe soumis à ce rapport de production patriarcal, les femmes constituent une classe ; en tant que catégorie d’êtres humains destinés par naissance à entrer dans cette classe, les femmes constituent une caste. La majorité des femmes appartiennent au prolétariat, et à l’intérieur de cette classe, elles constituent une « caste » surexploitée, et leur surexploitation est intimement liée à leur exploitation spécifique en tant que femmes. Ainsi, les rapports de production dans le système capitaliste constituent maris et femmes en classes antagoniques, les premiers retirant un profit matériel de l’exploitation des seconds, et les seconds étant la propriété des premiers.
Travail ménager ou travail domestique ?
Dans les études sur le travail ménager entrepris jusqu’ici, la définition du travail ménager a selon D. le plus souvent été celle du « bon sens » : le travail de la femme à l’intérieur de la maison. Or, on peut se demander si cette définition empirique du travail ménager rend compte de la totalité de ses caractéristiques économiques, et inversement si ces caractéristiques rendent compte de la totalité du contenu du travail ménager. Il s’agira de montrer que les caractéristiques économiques du travail ménager débordent son contenu classique et qu’elles ne s’appliquent pas forcément à toute activité ménagère au sens commun.
Pour ce, D. fait un premier détour par la production que la Comptabilité nationale recense sous le titre « autoconsommation des ménages », en se restreignant à l’autoconsommation « agricole » (la plus importante est la mieux connue). Elle note d’abord que puisque cette autoconsommation est prise en compte par la Comptabilité, on la considère comme « productive », alors qu’elle est non-marchande : elle est incluse dans le produit national brut et dans le revenu national brut. Pour l’y inclure, il faut lui attribuer une valeur, qui prend soit la forme du prix de vente, soit la forme du prix de détail. La Comptabilité française privilégie la seconde forme ; ainsi, elle ne prend pas en compte les dernières opérations nécessaires pour, par exemple, rendre un cochon consommable (préparation, cuisson et service), c’est-à-dire les opérations recouvertes par le terme « travail ménager » !
Comment expliquer cet « oubli » ? Ce ne peut être par l’absence de passage par le marché qui caractérise ces activités, car d’autres productions non marchandes consommées par leurs producteurs sont prises en compte par la Comptabilité (cf. article précédent). Suivant la définition même de la productivité propre à la Comptabilité – « tout ce qui est en surcroît de richesse » –, le travail ménager devrait être considéré comme productif. Etablir une coupure dans le procès de l’autoconsommation de cette façon est arbitraire, car celui-ci forme un tout. Il faut noter que cet « oubli » des activités recouvertes par le terme « travail ménager » caractérise également les comptabilités faites dans le monde urbain.
Alors, comment expliquer cet « oubli » ? Pour répondre à cette question, D. fait un second détour par les exploitations agricoles, et se demande quel est, dans ce cas, le critère de la distinction entre travail ménager et travail professionnel telle qu’elle est faite dans la Comptabilité. Il s’avère que « travail professionnel » renvoie à « exploitation »… Sans que l’exploitation ait été définie ! En l’absence de définitions formelles, D. se demande alors avec quels objets empiriques ces deux termes coïncident. Elle s’aperçoit que le terme « professionnel » s’applique aux productions comptabilisées. Or, toutes les productions du ménage sont comptabilisées, sauf celles appelées « travail ménager » ! Et le « travail ménager », lui, est défini comme ce qui est en dehors du « travail professionnel ». Le raisonnement est étonnamment circulaire. Les deux termes s’opposent comme deux objets empiriques « opposés ailleurs que dans la logique économique dont ils sont censés relever » (p. 67). Pour sortir de l’impasse, D. se demande quel critère d’identification les enquêteurs adoptent pour circonscrire le « travail ménager », et il s’avère qu’une activité, pour y appartenir, doit être commune à toutes les productions pour l’autoconsommation (et pas seulement aux productions pour l’autoconsommation agricoles). Dès lors, le « travail professionnel », c’est tout ce qui n’est pas ce « travail ménager » compris comme une somme d’opérations. On applique donc aux ménages agricoles des critères urbains, suivant lesquels tout ce qui est fait à l’intérieur du ménage est censé être non productif, et tout ce qui est fait « en dehors » est censé être productif.
D. estime ainsi que la raison pour laquelle les activités recouvertes par le terme « travail ménager » sont oubliées dans la Comptabilité réside dans la gratuité de ces activités dans le cadre du ménage. Et comme on l’a vu dans l’article précédent, cette gratuité ne découle pas de la nature de ces activités, ni de la nature des personnes qui les effectuent, mais de la nature particulière du contrat qui lie la travailleuse/l’épouse au ménage/au chef. (En effet, seuls peuvent être appelés gratuits les services que l’on fournit à autrui : c’est ce qui invalide la revendication d’une rémunération des activités recouvertes par le terme « travail ménager pour l’autoconsommation » absurde : un agriculteur qui fait lui-même son pain effectue, certes, un travail productif ; mais il serait absurde de le rémunérer alors qu’il l’est déjà par la richesse que ce travail lui apporte.)
Ainsi, un travail peut être comptabilisé et rémunéré (l’agriculteur qui cuit son pain) ou comptabilisé et non rémunéré (la femme de l’agriculteur qui cuit le pain de son mari) ou non comptabilisé et non rémunéré (« travail ménager »). La Comptabilité comprend le ménage en tant qu’unité, sans se soucier de qui fournit quoi et si cette personne est rémunérée ou le fait gratuitement. Pour conclure, la « gratuité » du travail ménager réside en ce qu’il s’agit d’un travail qui n’est ni payé, ni rémunéré car effectué pour autrui. On s’est ainsi forgé une définition formelle du travail ménager, qui ne le comprend pas comme un ensemble de tâches, mais comme un rapport de production. Dès lors, il n’y a de coupure ni entre le travail « ménager » et le reste du travail des femmes d’agriculteurs/d’artisans/de commerçants, ni entre le travail « ménager » et le travail « professionnel » des « aides familiales/familiaux ». Plutôt que de partir de prétendus « données » empiriques, « l’objet empirique lui-même doit être théoriquement délimité » (p. 72). Or, puisque les rapports de production caractérisant le travail ménager caractérisent également d’autres activités, il faudrait lui substituer le concept de travail domestique, « car l’objet d’étude est bien le travail gratuit effectué dans la domus au sens large et sociologique » (p. 72).
Famille et consommation
Les sociologues et les économistes se sont beaucoup intéressés à la consommation et à la famille. Mais ils se sont très peu intéressés à la manière dont les besoins sont satisfaits par la consommation, et encore moins aux rapports de la famille avec cette fonction. Ce dernier fait s’explique notamment par leur conception de la famille en tant qu’ « unité de consommation » (ou, pour les économistes, « unité d’observation de la consommation ») sans définition formelle : c’est le ménage « ordinaire », encore une fois pris comme une donnée empirique, qui en serait le modèle.
C’est ainsi que leurs études de la consommation posent plusieurs problèmes. D’abord, il est problématique de nommer la demande sur le marché « consommation », dans la mesure où ce mot connote la consommation des membres du ménage (et non celle des services auxquelles la famille en tant qu’institution a recours) ; or, cette consommation individuelle n’est absolument pas étudiée ! Ensuite, les implications du choix du « ménage » comme unité de décompte de la consommation sont problématiques, puisque toutes les consommations individuelles sont rapportées à la consommation homogène – commune et indifférenciée – du groupe familial, rendant ainsi impossible toute étude de la répartition des produits consommées, toutecomparaison des niveaux de vie des différentes catégories, toute analyse des rapports de classe au sein du ménage (ex : domestique-patron). Certaines études prétendent pourtant connaître la consommation individuelle, après avoir divisé la consommation totale de la famille par le nombre des individus qui la composent – comme si tous bénéficiaient à part égale des biens consommés !
En somme, les enquêtes sociologiques et les pratiques statistiques rendent impossible toute étude de la répartition réelle des biens consommés, et ce parce qu’une telle étude révélerait la fausseté de leur postulat implicite d’une répartition parfaitement égalitaire. A l’aide d’exemples, D. cherche dans cet article à exposer les hypothèses de travail d’une nouvelle approche de la consommation individuelle qui, à partir du moment où elle est liée au statut de l’individu dans la famille, est familiale, indifféremment de son lieu, de ses modalités, de sa nature. Les exemples choisis sont « les plus évidemment familiales » (p. 82) : ils représentent des cas de consommations non spécifiques, effectuées soit au foyer, soit en présence de la toute la famille, et appellent donc le plus l’image d’une consommation équitable. Plus la famille considérée a des revenus plus bas, plus cette image s’impose, motivée par une sorte de sentiment moral. C’est pourquoi D. s’intéresse ici aux familles agricoles, non pour en présenter des faits nouveaux concernant la consommation différentielle, puisque ceux-ci sont masqués par les données dites scientifiques, mais pour « envisager sous un nouvel angle des faits universellement connus des acteurs sociaux » (p. 83).
La différenciation de la consommation repose sur la quantité et sur la qualité de la nourriture, opposant enfants et adultes, femmes et hommes et, parmi les adultes, les vieux et ceux d’âge mur, les membres subalternes et le chef de famille. Ce dernier prend les plus gros et les meilleurs morceaux. Les interdictions alimentaires sont instituées par la coercition (ex : punition des enfants). Mais elles le sont surtout par l’intériorisation de ces interdictions. C’est dans le cas des femmes, qui contrairement aux jeunes ont un statut non transitoire, que les interdictions alimentaires sont intégrées au système répressif le plus vaste : c’estl’idéologie du rôle d’épouse/de mère. Leur principe général est celui du « sacrifice » de soi en vue de la préservation des privilèges de l’époux/du père. En Tunisie, ce sacrifice passe par la différenciation totale du lieu, du moment et de la substance de base des repas des hommes et des femmes. En France, il passe par la l’attribution de la part la plus petite et la plus médiocre de chaque aliment aux femmes. Ce sacrifice, par la force de ce système répressif idéologique, devient pour les femmes une seconde nature. Certes, lorsque le niveau de vie s’accroît, le degré de consommation différentielle diminue ; mais il faut garder en tête quece sont non des définitions de contenus qui sont en jeu, mais des principes d’attribution : si ce niveau de vie, en période de crise par exemple, en vient à diminuer, les biens les plus rares et les domaines de consommation les plus prestigieux continueront à faire l’objet d’un accès privilégié, même si la nature de ces biens et le contenu de ces domaines varie. De même, lorsque le niveau de vie augmente, l’accroissement de la part du budget destinée à des dépenses non alimentaires augmente lui aussi, amenant ainsi le développement de la différenciation dans certains domaines, ou l’émergence de domaines nouveaux de consommation qui seront eux aussi différenciés.
Mais « un enfant promené dominicalement consomme-t-il la voiture familiale de la même façon que le père qui la conduit, et surtout consomme-t-il la même promenade ? » (p. 94) Il semblerait que les manières de consommer soient éventuellement plus importantes que les quantités consommées. Enfin, la consommation a aussi pour objet des services : contrairement à ce que sous-entendent certains économistes et sociologues, on ne consomme pas seulement des matières premières mais aussi leur préparation, domaine du travail domestique (cf. articles précédents) ; or, celle qui fournit ces services ne les consomme pas à part égale avec les autres. Prendre en compte ces services c’est bouleverser l’évaluation comptable de la consommation familiale, mais aussi celle de la production familiale ; on problématise ainsi la soi-disante « unité » de consommation, en interrogeant le « fonctionnement interne de la famille en tant qu’institution économique » (p. 95).
La transmission héréditaire
D., qui pendant des années a étudié la transmission du patrimoine chez les agriculteurs, affirme avoir mis longtemps à comprendre que celle-ci fait partie de la transmission héréditaire. Ce dernier n’a jamais été étudié pour ce qu’il est : un moyen de transmission du statut social. La démonstration de la nécessité d’une telle étude fait l’objet de cet article.
Quelques définitions de base en constituent les préliminaires : « la société se perpétue par la perpétuation des groupes qui la composent et dont l’organisation entre eux constitue la structure : l’être de la société » (p. 100). Ainsi le rôle de la transmission héréditaire est de constituer et de maintenir les groupes, mais aussi d’intégrer les individus concrets dans ces groupes. Ce double rôle se résume en fait à un seul processus : le « recrutement générationnel ». Dans la conscience collective, le fait que ce recrutement passe dans notre société par l’hérédité est posé comme un fait naturel. C’est ainsi que son caractère hiérarchique a été explicitement posé comme l’une des caractéristiques fondamentales de la classe, alors que son caractère héréditaire, qui « irait de soi », n’est posé qu’implicitement, et ce à tort selon D., pour qui il y a une différence de degré entre classe et caste, dans la mesure où la première est plus ou moins « ouverte ». L’exemple de la modalité par laquelle l’appartenance au clergé gère son recrutement générationnel – la cooptation – prouve ensuite que la fermeture d’un groupe social n’implique pas nécessairement l’hérédité de l’appartenance à celle-ci. Cet exemple nous force ainsi à élargir la définition de la fermeture, qui devient l’« accès réservé aux individus personnellement associés avec un membre actuel du groupe, quelle que soit l’origine de cette association » (p. 105), ainsi que la définition de l’hérédité, qui devient « une modalité particulière d’un mode plus général : l’association » (p. 105).
L’objet d’étude est alors circonscrit : c’est l’hérédité en tant que mode de recrutement générationnel qu’il convient d’étudierdans ses modalités et dans ses implications. C’est la prise en compte de l’une de celles-ci – le fait que c’est le détenteur actuel d’une position qui en dispose – qui permet de poser les questions que les sociologues ont plus ou moins évité : « qui entre dansquel groupe, et comment ? » (p. 105)
Pour les sociologues bourgeois, la transmission du statut a été prise pour une conséquence naturelle de celle des biens et la passation de la terre de père en fils pour une conséquence naturelle de l’appropriation de la terre par un individu : c’estimplicitement (cela n’a pas besoin d’être dit expressément dans une conceptualisation qui est celle d’une société héréditaire) postuler que la légitimité ou l’illégitimité de l’hérédité découle de la nature de ses domaines d’application et non de règles sociales. Ainsi, dans les études de mobilité sociale, la prétendue « mobilité sociale » d’un individu est mesurée en comparant la position d’un individu au moment de son entrée dans la vie professionnelle à la position de son père à la fin de sa carrière. La mobilité sociale individuelle s’y confond donc avec la mobilité sociale intergénérationnelle ; de plus, l’hérédité du statut est un postulat de départ, puisqu’il est tenu pour naturel et pour normal que l’individu commence sa carrière en partant du point où celle de son père aboutit. Par conséquent, on y appelle « stabilité » la similitude des positions du fils et du père et « mobilité » la différence entre les deux ; on s’empêche ainsi de voir la transmission héréditaire en la niant, précisément parce qu’elle est d’emblée incorporée dans ces études.
Pour D., ces études, en reléguant la transmission héréditaire au naturel, contredisent les théories des classes sur lesquelles elles reposent, celles où les classes sont définies comme des groupes constitués sur des critères hors-parenté contrairement aux groupes des sociétés non-occidentales où le critère de constitution serait la parenté. Mais D. veut montrer ce que ces études occultent : qu’un groupe social n’est jamais composé uniquement de ceux qui y sont nés. En effet, l’hérédité est le fait de l’institution familiale hiérarchique et se fonde sur l’avantage et sur l’inégalité. Pour l’étudier, D. se focalise sur la question de la transmission du statut du père. A partir d’études menées sur la transmission de ce statut dans des villages agricoles, D. conclut que le partage des biens n’est égalitaire que là où il ne gêne pas l’unité de la succession. De toute façon, les non-successeurs sont majoritaires et occupent, dans les faits, des positions inférieures à celle de leur frère successeur ou de leur père. C’est ainsi que l’hérédité apparaît comme « un processus de différentiation » (p. 121), et l’inégalité des situations qu’elle engendre comme une conséquence nécessaire de sa propre logique interne (et non comme une sorte d’accident, contrairement à ce que postulent les études de mobilité sociale). Les cadets normands des villages agricoles ne sont ni exploitants ni ouvriers, mais « aides familiaux » ; ils n’ont pas de position personnelle et se définissent par leur rattachement à une famille : « leur statut est d’être sans statut propre » (p. 123). En ce sens, l’hérédité ne fait pas que distribuer les personnes dans des classes et sous-classes, mais va jusqu’à déterminer des individus hors-statut, et agit donc sur la constitution même de chaque classe, « sur l’existence et la création de catégories et de statuts différents et antagoniques dans les classes. » (p. 128)
En général, les femmes, en tant qu’épouses sont hors-statut (elles sont donc « rattachées » à la classe du mari), et ce non seulement de fait mais aussi de droit. C’est pourquoi D. parle du genre en terme de « deux modes distincts d’appartenance à la classe » (p. 126) produits en partie par l’hérédité. Par exemple, les filles sont de manière diachroniqie systématiquement exclues de la succession (même si elles peuvent être héritières), et c’est dans cette classe de non-successeurs que l’institution familiale synchronique recrute les épouses. De plus, une fille ne peut être exploitant de fait, et une épouse ne peut l’être de droit. « (…) il apparaît ici clairement que [ce que la sociologie générale appelle] les catégories de sexe sont en fait des catégories de classe, et plus précisément des catégories de statut à l’intérieur des classes. » (p. 127) La catégorie de classe ou de statut dont ce texte démontre l’existence est celui de l’épouse en tant que non-détenteur. Il faut donc refuser le terme de stabilité pour qualifier l’hérédité des positions, et en même temps refuser la limitation de l’appellation « hérédité » à un seul de ses effets (la reproduction)
Mariage et divorce
La thèse de D. est que le divorce n’est pas la fin du mariage en tant qu’institution par laquelle le travail gratuit est extorqué à une partie de la population (cf. « L’ennemi principal »). Le contrat de mariage est donc ici à comprendre comme le contrat par lequel le chef de famille s’approprie la totalité du travail effectué dans la famille. Le mari est bien le seul à pouvoir vendre ce travail sur le marché comme le sien propre. Même si les textes juridiques ne contraignent pas explicitement les femmes à effectuer ce travail, il est certain que le refus de ce travail sera sanctionné, notamment par le divorce. En ce sens, les obligations officielles du mariage sont clairement différentielles pour le mari et pour la femme. Il est clair que, pour qu’elles entrent dans un tel rapport d’exploitation, les femmes sont soumises à des pressions : en raison de cette exploitation, la situation économique des femmes est si mauvaise que le mariage est la meilleure carrière économique qui soit pour elles, ce qui n’empêche pas le mariage d’aggraver la situation (la femme abandonne ses études ou son travail, etc.). Il s’agit donc d’une institution qui crée pour les femmes les conditions de sa propre reproduction.
Dans la mesure où la charge (matérielle) des enfants tombe sur la femme, ce qui maintient l’appropriation de ce travail de la femme par l’homme, le divorce est un prolongement du mariage. Cette responsabilité exclusive des femmes pour ce qui est de la charge des enfants est consacrée par le tribunal aussi bien par des actions positives (ex : attribution de la garde à la mère surtout – du moins jusqu’à l’âge de 15 ans, c’est-à-dire tant qu’il y a des couches à laver) que par des actions négatives (ex : l’omission de veiller à ce que les pensions pour la garde des enfants soient versées). Mais après le divorce la femme n’est plus chargée de l’entretien matériel de son mari. On pourrait donc dire que le mariage se fonde sur l’échange de l’entretien matériel du mari par la femme contre la participation du mari à l’entretien financier de ou des enfants. Le mariage et le divorce peuvent donc être vus comme les deux moteurs de l’attribution collective de la charge des enfants aux femmes, et inversement de l’exemption collective de cette charge pour les hommes.
Dans le mariage-avec-enfants se rencontrent donc deux institutions : la responsabilité exclusive des femmes vis-à-vis des enfants ; l’appropriation de la force de travail de la femme par le mari. Néanmoins, il ne faut pas oublier que les parents sont les seuls à bénéficier des enfants, et que les enfants n’ont pas toujours deux propriétaires. Il faudrait donc traiter l’élevage des enfants séparément du travail familial de la femme, comme une institution plus ou moins autonome vis-à-vis du mariage. Il serait donc plus juste de dire que le fait que la responsabilité exclusive des enfants tombe sur les femmes même après le divorce est l’expression non du prolongement de l’institution du mariage (cf. p. 7), mais d’une autre forme de cette responsabilité. On pourrait définir celle-ci comme l’exploitation collective des femmes par les hommes, ou, corrélativement, comme l’exemption collective des hommes de l’élevage des enfants. C’est alors cette exemption qui autorise le père à exiger, en échange de sa participation à l’entretien financier des enfants, la totalité de la force de travail de la femme.
La couple mère-enfant, la paire fondamentale dont le mariage, le concubinage, le couple libre, etc. ne sont que des formes différentes, n’est donc pas à comprendre comme une association d’individus mais comme une formation sociale, comme un système de rôles et d’obligations qui serait le produit empirique du système politique patriarcal. Cette paire fondamentale n’est donc pas une famille ou un type de famille mais la condition et la modalité de la seule famille qui soit dans notre société : la famille patriarcale patrifocale (= un type de famille centrée sur le père [la femme habite chez lui ; il détient le rôle principal…]). « De même qu’elles [ces paires] doivent exister, virtuellement et réellement, pour permettre l’exploitation dans le mariage, elles doivent être misérables pour alimenter celui-ci. » (p. 143) « (…) non seulement le couple conjugal, mais aussi le couple mère-enfant représentés par l’idéologie dominante comme des associations présociales, apolitiques, « biologiques », « naturelles », sont tous deux des associations fondées sur et réalisant des exploitations inextricablement reliées. » (p. 144)
Les femmes dans les études de stratification
Acker relève en 1973 quelques implicites fondamentaux dans les études de stratification, dont les deux plus importantes sont : 1. parce que la famille est une unité de rang équivalent, le statut de la femme est tenu pour égal à celui du mari, en terme de classes ; 2. que, dans plusieurs domaines, les femmes soient inégales par rapport aux hommes n’est pas pertinent pour ces études. Ces deux implicites sont pour D. les indices involontaires d’une structure sociale.
Les auteurs en question utilisent un double critère pour l’analyse des femmes, dans le sens où généralement, ils prennent en compte la profession pour les femmes célibataires, mais l’abandonnent dès qu’il s’agit de femmes mariées. Par une étude d’exemple, D. remarque que souvent, toutes les femmes sont traitées d’après un double critère, mais pas d’après le même double critère. Par exemple, à l’intérieur même de la population des femmes conjointes étudiées, celles qui ont un emploi sont classées par leur position propre, et celles qui n’ont pas d’emploi sont classées par la position de leur mari. La même incohérence conduit A. Girard (Le choix du conjoint) à comparer l’homogamie (la distance entre les positions propres des conjoints) en comparant la position de classe du mari et la position de classe du père de la femme, ce qui relève pour lui d’un choix théorique : « le milieu dont sont issues les femmes [est] plus significatif que leur profession », écrit-il. Tout se passe comme si le concept même de position propre de la femme n’existe pas. Ainsi, même quand la profession des femmes est prise en compte, l’attribution aux femmes sans emploi de la classe de leur mari fausse d’emblée la comparaison entre femmes et entre femmes et maris.
En attribuant à la femme sans emploi la profession de son mari, on ne fait pas qu’occulter la détermination fondamentale qui est celle d’avoir ou non une indépendance économique : on l’inverse. En effet, une femme qui a un emploi a généralement un emploi inférieur à celui de son mari, et se voit ainsi systématiquement rangée dans une classe moins élevée qu’une femme sans emploi, qui elle est rangée dans la classe de son mari. De plus, une femme qui travaille (dans un emploi généralement inférieur à celui de son mari) est considérée comme plus éloignée socialement de son mari qu’une femme sans emploi, et c’est ainsi que le fait d’être semblable au mari sur le plan de l’indépendance économique éloigne la femme de celui-ci. Tout cela est lié au fait que l’on utilise, pour classer les femmes mariées sans emplois, un critère étranger à la théorie de la stratification sociale : l’association par alliance matrimoniale. Or, à moins d’admettre que ces femmes n’existent pas, il faudrait arriver à penser que le fait d’être sans emploi est la position propre des individus dans cette situation économique !
« La position propre des femmes dans la sociologie est d’avoir une place dans le système de stratification médiatisée et conditionnée par une association personnelle. / Cette classe sociologique [celle des femmes] reflète et reproduit au niveau de la connaissance une classe sociale de même que la position qui détermine l’appartenance à cette classe sociologique reflète et reproduit une position économique réelle. En effet le rapport au monde économique des femmes sans emploi est bien un rapport médiatisé et non un rapport direct [cf. articles précédents]. » (p. 156) D. estime que cet absence de rapport direct est l’expression de leur non-intégration au mode de production capitaliste, puisqu’ils ne vendent pas leurs produits ou leur travail, mais donnent leur force de travail contre un entretien : ils font partie « d’un mode de production spécifique, différent de, et parallèle au mode salarial-industriel » (p. 157), qui est le mode de production patriarcal. Le mode de production spécifique des femmes mariées, précise D., est celui de la dépendance, qui comme on l’a vu est la base matérielle de l’attribution théorique aux femmes de la classe de leur mari. C’est cette dépendance que les études de stratification masquent en se fondant sur une prétendue communauté de classe du mari et de la femme, comme si cette communauté l’emportait concrètement sur les disparités internes. Il est pour D. impossible d’étudier les femmes de cette manière, car : 1. le mode de production patriarcal est antérieur chronologiquement et logiquement à la communauté de classe industrielle ; 2. « les femmes qui n’ont pas d’emploi sont par définition en dehors des classes industrielles » (sic, p. 158).
Nos amis et nous. Fondements cachés de quelques discours pseudo-féministes
Ici, il s’agit pour D. critiquer le rapport de certains hommes au mouvement féministe, auquel ils veulent imposer leur idée du féminisme afin de mieux contrôler ce mouvement et son sens. Ce rapport s’explique par leur peur de voir ce mouvement se diriger contre eux, mais aussi par leur appartenance de genre : on leur a toujours appris que « leur place c’est devant » (p. 163). En ce sens, ces hommes sont certes plus subtils que les anti-féministes purs et durs dans le maintien de leur pouvoir, mais aussi plus dangereux et envahissants – ils vont jusqu’à maintenir ce pouvoir dans le mouvement même qui lutte contre lui. Pour D., c’est la naissance d’une demande de parole des femmes qui à son tour a engendré une demande de parole sur les femmes ; or, le pouvoir patriarcal ne se contente pas de refuser la première mais va jusqu’à s’accaparer de la seconde : « Ces hommes parlent doncdoublement à notre place : ils parlent de nous (…) et ils en parlent des lieux d’où nous sommes proscrites. »
Protoféminisme et antiféminisme
Ici, D. critique le livre Parole de femme d’A. Leclerc. Elle critique d’abord son biologisme (la division sexuée, conçue comme naturelle, préexiste à la hiérarchisation sociale) : c’est confondre nature et tradition. Elle critique aussi son idéalisme (ce sont desvaleurs qui déterminent la domination patriarcale réelle) : c’est prendre le prétexte pour la cause. Son biologisme exprime et soutient son idéalisme, puisque si on traite les fonctions sociales comme des données naturelles, la question principale devient celle de l’appréciation subjective de ces fonctions. Mais les hommes ne pourraient pas intervenir sur cette appréciation subjective des fonctions sociales des femmes pour y imposer leur vision négative sans d’abord être en situation d’imposer (de dominer) tout court !
L’impasse analytique à laquelle l’idéalisme de Leclerc amène a évidemment des implications politiques profondes, car si la dépréciation est la cause de l’exploitation, la perspective féministe est celle d’un changement non de la vie des femmes mais del’appréciation de la réalité des femmes. Cet idéalisme a également besoin du biologisme pour situer l’origine des valeurs qui détermineraient la vie sociale : qu’elles soient considérées comme immanentes ou comme transcendantes, il s’agit de les projeter sur une « histoire avant l’histoire » extra-sociale voire extra-humaine (que cette projection soit suivie par une « rehistoricisation » de ces valeurs n’a pas d’importance ; l’origine est toujours une invention de l’idéologie dominante). C’est pourquoi la prétendue contre-idéologie qu’A. Leclerc élabore, qui tend à montrer la vraie valeur de la femme et de ses fonctions, ne fait que puiser dans la même source naturaliste-idéaliste (l’ordre naturel des valeurs) que l’idéologie sexiste. Elle ne fait qu’inverser les conclusions de cette dernière en en préservant les prémisses, et ne peut donc que en produire une autre version. Ainsi, l’oppression réelle des femmes serait due à la dépréciation d’elles et de leurs fonctions, qui à son tour serait due à unefausse lecture de l’ordre naturel des valeurs ! On finit par donner à la domination masculine des raisons qui la présupposent.
Pour montrer comment sa perspective se démarque de celle d’A. Leclerc, D. procède ensuite au développement d’un exemple, celui de la menstruation. Après avoir insisté sur le fait que la menstruation est un évènement qui en lui-même est dépourvu de sens, puisque c’est la société qui lui donne cette signification, D. souligne que la société produit également la forme matérielledans laquelle l’événement de la menstruation est moulée de façon contraignante ; par là, cet événement devient matériellement et donc objectivement désagréable. Le protoféminisme d’A. Leclerc, qui ne se donne pas les outils théoriques pour saisir la dimension matérielle de ces contraintes, frôle donc l’antiféminisme en prônant une appréciation subjective positive d’une réalité de la vie des femmes qui est objectivement une contrainte sociale.