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Qui comprend l’économie ?, par Romain Treffel

économie

Lien publiée le 9 août 2015

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.les-crises.fr/qui-comprend-leconomie-par-romain-treffel/

Romain Treffel est l’auteur des « 50 anecdotes économiques pour surprendre son auditoire » (éditions Sonorilon), un recueil de vulgarisation économique dont vous trouverez un extrait ci-dessous, après l’article. Il pose un regard décalé sur l’économie, la science reine de notre temps, où se mêlent en fait, dans sa manière de voir, l’histoire, la philosophie, la sociologie, la psychologie… et beaucoup de bon sens.

Qui comprend l’économie ?

Croissance structurelle ? Désinflation compétitive ? Opérations principales de refinancement ? Anticipations rationnelles ? adaptatives ? Merci Wikipedia ! Quoique… L’économie regorge de concepts à la sonorité technique dont le sens se fixe dans l’esprit comme le sable sur les doigts. De manière croissante, elle use et abuse des mathématiques, à faire pâlir de jalousie la Kabbale. Discipline reine de notre temps, elle est donc paradoxalement fort peu démocratique. Elle a passé la grande majorité des citoyens par-dessus bord, n’étant dès lors plus accessible qu’à une bienheureuse minorité initiée dans de prestigieuses institutions. De surcroît, les privilégiés appartenant à cette minorité croient comprendre, ou feignent souvent de comprendre plus qu’ils ne comprennent réellement, ainsi que l’avance Jacques Sapir en fustigeant « le HEC »[1]. Celui-ci ferait de l’économie la tête dans le guidon, en en appliquant les concepts conventionnels avec toute l’assurance, tout le confort moral et métaphysique de l’orthodoxie. Si lui non plus, lui qui nous éblouit par sa virtuosité théorique et sa souplesse économétrique, ne comprend pas vraiment, alors qui reste-t-il ? Probablement pas grand monde…

Le discours économique : une forteresse symbolique

Dans les démocraties occidentales, indéniablement, le destin collectif est mené à l’aune d’un savoir et de critères dont la population n’a pas (ou plus) la pleine maîtrise. A la télévision, à la radio, dans les journaux, sur Internet, les hommes politiques comme les journalistes dissertent sur des questions économiques à l’aide de concepts et de références invariablement puisés dans le même fonds, un puits ésotérique auquel la parole s’abreuve pour transmuter le langage en un autre langage, et bâtir, certes inconsciemment, une forteresse symbolique séparant les adeptes des exclus. L’adepte brandit le concept économique tel un brevet d’intelligence, mais il s’en sert aussi comme d’une échelle, pour se hisser au-dessus du sens commun, après quoi, parvenu à sa cime embrumée, il donne un grand et fier coup dans l’échelle.

La distance culturelle ainsi instaurée prive non seulement l’exclu de toute capacité critique à l’égard du discours de l’adepte. Elle permet surtout à celui-ci de s’épargner la rigueur du raisonnement et la concrétude des faits, pour se consacrer tout entier au seul charme de sa rhétorique. L’altitude conceptuelle qui le sépare de son public n’est pas tellement différente de celle qui séparait naguère l’homme qui comprenait le latin de celui qui ne le comprenait pas. Les citoyens n’ont étonnamment pas reçu pendant leurs parcours scolaires, comme ils pourraient s’y attendre, le socle des connaissances nécessaires à une participation plus éclairée au débat public. De l’école primaire au lycée, nul cours du tronc commun ne leur donne pleinement les moyens de dissiper la brume qui entoure les notions économiques, si bien qu’ils se font de la matière une humble conception ; ils la mettent sur un piédestal, celui de l’intelligence et de la technique, de la science et de l’expertise.

Économie = science et politique = économie, donc politique = science

Dans son costume faisant fonction de blouse blanche, l’économiste passe en effet pour un expert dont la légitimité repose sur un savoir scientifique spécialisé. Sanctionnée par un diplôme et raffermie par une expérience professionnelle (idéalement dans une banque), sa compétence lui confère une position d’autorité et enveloppe son discours d’un halo magique protecteur. Tout l’arsenal symbolique voué à asseoir sa vocation de scientifique réussit ainsi à occulter l’absence de consensus sur la scientificité revendiquée de l’économie – y compris, et surtout, au sein même de la profession. Or, si le débat agite aussi les premiers concernés, c’est bien que la question est pertinente, et sa réponse cruciale du point de vue de l’intérêt collectif.

Effectivement, dénier à l’économie la qualité de science, c’est retirer aux critères principaux de la décision politique leur caution d’objectivité ; c’est affirmer l’existence, derrière toute option économique, d’un choix politique forcément subjectif, en tant qu’émanation d’une philosophie sous-jacente. Autrement dit, comprendre la véritable nature de l’économie, cela serait comprendre, pour le citoyen, qu’il ne faut pas se laisser impressionner par les artifices de la discipline, qu’il ne faut pas tolérer cette confiscation du débat public ; que l’arbitrage politique est en dernière instance incontournable, avec ses gagnants et ses perdants. L’économie a certainement des choses intéressantes à dire, mais il n’est pas acceptable dans une démocratie qu’elle les dise en entretenant la confusion de la science et de l’opinion. Elle apporte pour sûr un éclairage original sur des thèmes où l’ambiguïté peut condamner à l’indécidabilité, mais cet éclairage n’est ni le seul, ni forcément le bon voire le meilleur.

Une science, l’économie ?

Il existe à la vérité de bonnes raisons de ne pas ranger l’économie parmi les sciences. Evoquons-les brièvement sans entrer dans les controverses liées à la définition de la science. Il est tout d’abord possible de raisonner par l’absurde : si l’économie était bien une science, à l’instar des mathématiques ou de la physique, elle ne se tromperait pas si systématiquement dans ses prédictions (notamment à propos des crises) ; elle ne produirait pas de nouveaux résultats sans jamais invalider les précédents ; elle ne s’appuierait pas sur des « expériences » qui ne peuvent être reproduites en raison ne serait-ce que de la variation, dans le temps et dans l’espace, des préférences des individus ; elle ne laisserait pas s’épanouir la concurrence de différentes écoles défendant des lois contradictoires, voire incompatibles ; si l’économie était bien une science, enfin, probablement porterait-elle moins de soin à se présenter comme telle.

Dans l’autre sens, maintenant, la revendication de la discipline s’appuie sur un argument principal : ses méthodes sont inspirées de celles des mathématiques et de la physique, ce qui en fait bien des méthodes scientifiques on ne peut plus fiables. Ainsi, calculer, dresser des hypothèses et des équations, récolter, tel un expérimentateur, de grandes quantités de données statistiques et les passer à la moullinette d’un algorithme, tout cela serait faire œuvre de science. L’économiste peut bien se prendre pour un physicien en imitant sa démarche et en recyclant ses lois, il demeure cependant que son objet d’étude n’est pas le même. Ce qui résiste à son ambition, c’est l’homme. Un atome, un métal, une planète, ça n’est pas tantôt rationnel, tantôt irrationnel (jusqu’à preuve du contraire), ça n’est pas mû par la passion, ça ne crée pas, ça n’est pas euphorique ou désespéré. Ce qui résiste à l’économie, c’est donc quelque chose comme l’âme, si tant est que cela existe.

De la discipline délestée de ses résultats contestables – ceux qu’elle peut défendre sans contestation grâce au statut dont elle jouit – d’elle il resterait alors certainement du bon et de l’utile, mais rien que ne puisse pas comprendre le citoyen. Pour le pamphlétaire libéral Frédéric Bastiat, l’apport fondamental de l’économie est de mettre en évidence « ce qui ne se voit pas ». Certes, mais le problème est qu’on peut tout mettre derrière l’invisible, surtout l’inexistant.

Extrait des 50 anecdotes pour surprendre son auditoire :

Le hasard derrière le succès cinématographique

La relation entre le coût d’un film et le revenu généré est hautement imprévisible comparée à celle d’autres types d’investissements. Telle est la conclusion de l’étude de l’économiste américain Arthur de Vany, publiée dans Hollywood Economics : How Extreme Uncertainty Shapes the Film Industry (2003). Le professeur de l’université de Californie y montre qu’une grande partie de ce que l’on attribue aux compétences n’est en réalité qu’une interprétation a posteriori. Il affirme que c’est le film qui fait l’acteur – et non l’inverse – et qu’une bonne dose de chance fait le film. Ainsi, dans la majorité des cas, le succès d’un film dépend d’un effet de contagion, une forme plus générale de « bouche à oreille ». Les producteurs souhaitent plus que tout pouvoir minimiser le risque de leur investissement – c’est pour cette raison qu’ils misent sur des acteurs « bankable » et les rémunèrent grassement – mais ils n’y parviennent tout simplement pas. Le seul et unique moyen d’estimer la demande pour un film est de le mettre sur le marché et d’attendre la réaction du public.

Si rien ne garantit donc le succès d’une production cinématographique, l’industrie hollywoodienne n’est pas complètement chaotique – sa dynamique répond plutôt à la définition d’un chaos mathématique. La plupart des films (environ 80 %) suivent la même trajectoire économique : ils voient leur fréquentation décroître fortement à partir de la troisième ou quatrième semaine, ce qui se traduit par un profit proche ou inférieur à zéro. Peu de films passent ce cap et génèrent un profit. Parmi ceux-ci, seuls quelques-uns deviennent des blockbusters. Or, ces rares films sont les plus importants pour la dynamique économique du secteur. Ainsi, l’industrie hollywoodienne semble suivre une loi de Pareto : une infime minorité de films est à l’origine de la grande majorité des profits. Par exemple, un producteur réalise en moyenne 40 % du profit de sa carrière toute entière grâce à un seul film ! D’un point de vue historique, cette situation résulte pour partie de la législation Antitrust américaine qui a obligé, dans les années 1950, les sociétés de production à se séparer de l’activité d’exploitation des salles de cinéma, alors que celle-ci leur permettait, dans une certaine mesure, de maîtriser le risque financier en optimisant l’affectation des salles en fonction des premiers scores d’affluence.

Notes
[1] Les trous noirs de la science économique, Jacques Sapir.

Source : Romain Treffel, extrait de son livre 50 anecdotes économiques pour surprendre son auditoire.