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Lettre d’Anton Ciliga sur la répression politique en URSS (1935)
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Traduit du serbo-croate par Dragan Grcic.
Chers camarades,
Vous attendez de moi que je vous présente un rapport concis sur ma situation, sur les bolcheviks-léninistes russes, sur les isolateurs et les camps tout à la fois. Dans ces circonstances, des informations rapides sont nécessaires, je tenterai de vous répondre le mieux possible lorsque je le pourrai, même si cela se fera aux dépens d’une vision globale. J’espère être en mesure de combler ultérieurement les lacunes qui figurent dans ces informations.
LES COMMUNISTES ETRANGERS EN PRISON.
Je commence par le destin du groupe auquel j’appartiens. En mai 1930, la Guépéou a appréhendé à Leningrad et à Moscou un groupe de communistes yougoslaves qui étaient en Russie sur mandat du Parti communiste de Yougoslavie (KPJ). Le groupe a été arrêté en raison de ses liens avec l’opposition trotskiste. Trois autres ont été expulsés dans l’isolateur politique de Verhnouralsk: Stanko Dragić (son nom russe est J. V. Kovalev), un ancien membre du Comité central du Parti communiste (CK KPJ), qui dirige l’une des plus importantes organisations en Yougoslavie, dans la ville de Zagreb; Mustafa Dedić (son nom russe est Viktor Solovjev), ancien secrétaire du Comité syndical en Herzégovine, à Mostar; l’auteur de ces lignes, ancien membre du Politburo PB KPJ, rédacteur de l’organe officiel du parti «Borba» à Zagreb et ancien représentant du Comité central du parti à l’étranger, dr. Ante Ciliga.
Un camarade, Stefan Heberling (son nom russe est V. Suslov), ancien membre du Comité du parti pour la Vojvodine, à Novi Sad, a été déporté pour trois années dans l’Oural. Une vingtaine de nos amis ont été déportés et placés sous surveillance dans différents endroits de la Russie européenne.
Deux camarades russes avec lesquels nous avions des liens, Viktor Zankov et Orest Glibovski, ont également été envoyés dans l’isolateur de Verhnouralsk. Notre groupe y est arrivé le 7 novembre 1930, cela n’est pas mentionné dans le Bulletin de l’opposition russe n°19 (mai 1931), étant donné que le journal a été confectionné en octobre 1930.
Le camarade Taro qui a fui l’URSS (ses lettres ont été publiées dans le Bulletin de l’opposition n°46, à partir de décembre 1935), mentionne notre groupe mais, en raison de la ressemblance de nos noms, il a désigné de façon incorrecte nos origines, c’est ainsi qu’il écrit «trois camarades de Tchécoslovaquie» à la place de «trois camarades de Yougoslavie». Dans sa lettre s’est glissée une autre imprécision en ce qui concerne mon nom. Il écrit: «Un des nôtres, ancien membre de l’IO communiste internationale, est un farouche partisan de la IVe Internationale». C’est tout à fait exact pour ce qui concerne ma position envers la IVe Internationale, mais je n’ai pas été membre de IO KI. J’étais membre de la délégation du parti au service du Comité exécutif et délégué au travail du Secrétariat pour les Balkans de l’IO.
A l’été 1931, mes camarades et moi avons participé à une grève de la faim qui a duré 18 jours et à laquelle ont participé plus de 150 prisonniers de l’isolateur politique de Verhnouralsk. La grève de la faim a été provoquée par le fait que des gardes avaient tiré sur des prisonniers, parmi lesquels l’un d’entre eux, Gabo Esajan, a été blessé alors qu’il était assis calmement à la fenêtre. La grève avait aussi pour objectif l’amélioration des portions de nourriture avec lesquelles nous avions faim. L’atmosphère de terreur et des portions de famine ont entraîné la folie chez deux prisonniers (Vera Berger et Viktor Krajni).
Après 3 années d’emprisonnement, en 1933, mes amis et moi-même avons demandé aux organes soviétiques de nous relâcher pour revenir dans notre pays. Nous avons entamé un long jeûne (23 jours) pour cette demande. Les organes soviétiques non seulement ne nous ont pas laissé partir, mais ils ont même augmenté notre détention de deux années, sans nouvelle accusation ni jugement. (Les lois soviétiques autorisent la guépéou à prolonger de façon automatique et sans jugement la durée d’emprisonnement et d’exil. C’est une loi qui vous fait se dresser les cheveux sur la tête, mais c’est un fait et c’est sur cette base qu’est fondée toute l’histoire de la persécution politique en Russie depuis 15 ans.)
Après cette grève de la faim, ils nous ont fait sortir de l’isolateur et nous ont envoyés en exil dans des endroits différents. C’est ainsi que je devais me rendre dans la ville de Jenisejsk, dans l’extrême-orient sibérien; le camarade Dedić a été envoyé dans l’ouest de la Sibérie, dans le village de Kolpacevo, dans la circonscription de Najram; le camarade Dragić à Saratov sur la Volga; quant à Herberling il a été déplacé d’un endroit à un autre jusque l’Oural. Le camarade Dragić s’est échappé pour revenir dans notre pays. Il a été arrêté à la frontière entre la Russie et la Pologne en 1934 et emprisonné dans une cellule d’isolement secrète des îles Solovki, et il n’y a plus de nouvelles à son sujet depuis plus d’un an déjà.
(Suit une description de la situation des prisonniers dans différents camps de l’URSS.)
IL FAUT VENIR EN AIDE AUX PRISONNIERS!
Obtenir de Moscou, par notre travail en faveur des prisonniers, la cessation des rations de nourritures de famine dans les isolateurs, la libération et la liberté pour les prisonniers politiques des camps de concentration, la libération et la fin de l’exil et des cellules d’isolement des camarades yougoslaves Dedić, Dragić et Heberling et la possibilité de rentrer dans leur pays, voici ce qui m’empêche de dormir la nuit, ce à quoi je pense de jour comme de nuit. Et je suis prêt à tout faire pour soulager le sort des centaines de camarades avec lesquels j’ai passé cinq années et demi en prison et en déportation et dont je connais si bien la terrible situation. Sous la pression des travailleurs européens et du mouvement démocratique, je pense que quelque chose peut être obtenu.
LEUR VIE POLITIQUE.
Il me reste peu de temps pour vous décrire les choses comme il le faudrait. Il faudrait que je vous écrive particulièrement sur cela un peu plus tard, dans une semaine ou deux. En deux mots, je peux dire que la vie politique à Vernhouralsk est très intense, il y a abondance d’articles publiés sur toutes les questions de la vie sociale dans l’URSS, ainsi que sur la question principale de la politique internationale au cours des années 1930-1933: le fascisme, l’Allemagne. Un certain nombre de journaux manuscrits sont publiés sans cesse, et ils appartiennent à tous les groupes, sous-groupes et courants. Il y a eu de grandes discussions. Dans les années 1931-1932, le groupe bolchevik-léniniste (B-L, nom pour les trotskistes – R.P.) a subi une scission et le chaos organisationnel. Dans les années 1933-1934, les vues se sont à nouveau rapprochées et s’est formé un collectif unique avec un seul journal commun. Quelques B-L (une dizaine) ont rejoint les décistes [1]. Il y a cependant eu parmi les décistes et les partisans de Mjasenikov (Myasnikov) des conflits et scissions, mais en 1933-1934 ils se sont rapprochés et ont fondé une «fédération des communistes de gauche». Les vues des bolchevik-léninistes dans les isolateurs se sont orientées dans la même direction que les vues de l’opposition à l’étranger du camarade L. D. Trotski.
Avec mes salutations fraternelles,
A. CILIGA, 9 décembre 1935.
Note:
[1] Les décistes (courant de l’opposition au centralisme démocratique) et Mjasnikov estimaient que l’URSS était soumise à un «capitalisme d’Etat», qu’une nouvelle classe y était au pouvoir et que du socialisme, il ne restait rien. C’était la vision de A. Ciliga déjà avant son départ d’URSS, comme il le dit lui-même dans son livre « Au pays du grand mensonge ». – Cette note de bas de page est semble-t-il signée Radoslav Pavlović.
Voir aussi:
- L’instruction judiciaire en URSS, comme je l’ai vue (A. Ciliga, 1937)
- Le « Groupe ouvrier » russe (A. Ciliga, extrait de « Lénine et la Révolution »)
- L’insurrection de Cronstadt et la destinée de la Révolution russe (A. Ciliga, 1938)
- Biographie d’Ante Ciliga (Ph. Bourrinet, 2013)