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Sapir et le FN, l’extrême jonction

Lien publiée le 27 août 2015

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.liberation.fr/politiques/2015/08/24/sapir-et-le-front-national-l-extreme-jonction_1368906

DÉCRYPTAGE 

L’économiste «hétérodoxe» préconise une alliance des partis anti-euro, regroupant le Front de gauche et le Front national.

Figure bien connue parmi les économistes «hétérodoxes», Jacques Sapir a troublé nombre de ses amis en préconisant vendredi un «front de libération nationale» anti-euro (lire l’interview sur Libération.fr). Le débat est né moins du programme d’une telle alliance que de l’appel de Sapir (qui se revendique «de gauche») à y intégrer le Front national - qui marcherait alors main dans la main avec Nicolas Dupont-Aignan, Jean-Pierre Chevènement et, pourquoi pas ?, avec un Front de gauche rallié à la cause anti-euro. Vision prémonitoire ou dérive d’un économiste très politique ?

QU’A DIT JACQUES SAPIR ?

Au lendemain de la publication d’un très long article sur son blog, RussEurope, Sapir maintient ses propos et s’en prend aux «cris d’orfraie» de ses détracteurs : «Je n’ai jamais prétendu que le FN est un parti de gauche, je dis qu’aujourd’hui la question de l’euro va imposer des alliances transcendant la distinction entre gauche et droite», explique-t-il à Libération. Et l’économiste d’invoquer l’exemple du Conseil national de la résistance (CNR), composé de diverses tendances politiques et dont le programme devait fonder, après la Seconde Guerre mondiale, le nouveau modèle français. Pour Sapir, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), la monnaie européenne est la clé de voûte des politiques d’austérité actuellement menées en Europe : préalable à tout changement de cap, sa disparition doit être un objectif prioritaire.

Ce spécialiste de la Russie a donc fait de l’opposition à l’euro le premier critère de ses amitiés politiques, jusqu’à devenir une référence pour les souverainistes des deux bords. Soutien de Jean-Pierre Chevènement lors de la présidentielle de 2002, Sapir a défendu le «non» au traité constitutionnel européen en 2005 - un an avant de prendre publiquement position pour un«éclatement» de la zone euro. A l’approche des européennes de 2009, il signe une pétition de soutien au Front de gauche, en compagnie d’autres économistes hétérodoxes. Puis s’éloigne du mouvement lancé par Jean-Luc Mélenchon et les communistes, jugé trop tiède sur le sujet monétaire : «Plus le Front de gauche […] minaudera sur des questions qui impliquent pourtant des solutions claires et précises, comme sur celle d’une sortie de l’euro, plus il accumulera du retard face au Front national», juge Sapir en juillet 2014 sur son blog.

Entre-temps, l’économiste s’est affiché au côté de Nicolas Dupont-Aignan, ex-UMP alors à la tête du petit parti souverainiste Debout la République. Dès 2011, Sapir juge par ailleurs que «si Marine Le Pen continue à ne pas être condamnable moralement, il va falloir revoir toute la stratégie à son égard. On ne pourra plus l’exclure du débat politique». En 2014, il estime que la préférence nationale n’est pas «un concept si affreux que cela», tout en s’opposant à son application en matière d’emploi. Au-delà de la question de l’euro, enfin, Sapir et le FN se retrouvent sur une commune défense de la Russie poutinienne.

«Voilà maintenant quelques années qu’aucune déclaration à caractère raciste ou xénophobe n’est venue de la direction du FN, estime-t-il aujourd’hui. On ne peut plus nier […] que ce parti est en train de changer. D’ailleurs, je ne dis pas qu’il faut faire alliance avec lui tout de suite, je dis qu’il faut y penser à terme, si cette mue se poursuit. Oui, je préfère que les électeurs du FN lisent [Emmanuel] Todd et Sapir plutôt que les classiques antisémites du XIXe siècle.» S’il écarte tout rapprochement personnel avec le parti de Marine Le Pen, l’économiste ajoute : «S’il y a une chose que j’ai apprise, c’est à ne pas insulter l’avenir.»

COMMENT RÉAGIT-ON AU FRONT NATIONAL ?

Rassembler tous les opposants à la monnaie européenne ? Sur le papier, l’idée plaît fort à Florian Philippot, chevènementiste de jeunesse. Le vice-président du FN a contribué à faire de la sortie de l’euro un pilier du programme frontiste. «Sapir a cent fois raison, on ne peut pas faire une alliance des patriotes sans le FN. Tout le reste, c’est un peu de l’amusement», explique-t-il à Libération en référence au rapprochement de Nicolas Dupont-Aignan et Jean-Pierre Chevènement (lire ci-dessous). Le numéro 2 du FN est plus vague quant à la faisabilité d’une telle alliance : «Je parle de discussions ou de convictions plus que d’accords électoraux. Ces ouvertures peuvent exister, mais c’est au moment des élections que cela doit se faire.» Ancien collaborateur de Jacques Sapir rallié au FN, l’économiste Philippe Murer abonde : «Ce serait très bien que cela se passe comme il dit, mais pour le moment, on en est assez loin.»

Dans l’immédiat, la sortie de Sapir présente tout de même plusieurs avantages pour le mouvement lepéniste. Elle souligne sa singularité, rappelant qu’il est le seul grand parti ouvertement opposé à l’euro. Elle suppose sa respectabilité, le FN étant placé en recours par un économiste non issu de ses rangs. Elle renforce enfin son positionnement inter-partisan, Sapir se réclamant toujours de la gauche.

Reste que l’économiste n’a pas évacué toutes ses réserves envers le FN : «Il y a un grand flou sur la question des Français musulmans. En matière économique, il est également très facile de repérer des incohérences dans leur programme. On sent qu’il y a un débat non tranché entre deux lignes, l’une libérale, l’autre plus keynésienne.» Un débat interne que son appel du pied pourrait alimenter - car Sapir assigne aussi au futur «Front de libération nationale» la mission de définir «de nouvelles règles pour l’action de l’Etat» dans l’économie. Le soutien de la direction du FN aux mouvements Syriza, en Grèce, ou Podemos, en Espagne, avait déjà fait grincer quelques dents dans l’appareil du parti. «Il y a un débat sur le niveau de libéralisme intérieur et de redistribution, mais pas sur les questions européennes, assure toutefois Jean-Richard Sulzer, l’un des économistes du FN. Centrée sur l’euro, la proposition de Sapir échappe donc à ce clivage et se situe en plein dans la zone de consensus.»

ET CHEZ MÉLENCHON ?

Au Parti de gauche (PG), hors de question de souscrire à cette idée de «Front de libération nationale» posée par Jacques Sapir. D’abord, parce que pour les amis de Jean-Luc Mélenchon, s’allier avec le parti de Marine Le Pen constitue une hérésie politique. «Nos principaux adversaires sont les fachos et le FN, rappelle le coordinateur politique du PG, Eric Coquerel. Leur nation n’est pas la nôtre. Notre internationalisme est basé sur la citoyenneté politique. Il ne faut pas résumer le FN à la sortie de l’euro, il y a aussi une politique xénophobe, raciste, qui vise les immigrés plutôt que la finance.» D’ailleurs, le rapprochement de Sapir avec le FN ne surprend guère les responsables du PG. Dans ses nombreux échanges avec lui sur les réseaux sociaux, Alexis Corbière, spécialiste au PG de la lutte contre l’extrême droite, lui demandait régulièrement de clarifier ses positions vis-à-vis de Marine Le Pen.

Mais le PG ne prend-il pas lui aussi un risque en virant plus souverainiste avec des formules comme «indépendantisme français» ou «entre la souveraineté nationale et l’euro, je choisis la souveraineté nationale»,utilisées par Mélenchon ces derniers jours ? «On cherche les mots pour nous faire comprendre, pour expliquer que le peuple doit décider de manière souveraine et donc indépendante», répond Coquerel. «Nous sommes pour la souveraineté des peuples mais pas dans un repli de chacun sur son propre intérêt national ! Nous restons internationalistes», poursuit Jacques Généreux, économiste en chef du PG.

Leur position sur l’euro est aussi différente de celle du FN… et de Sapir.«Pour lui, la sortie de l’euro doit rassembler des forces politiques. Pour nous, ce qui est fédérateur c’est le projet social, insiste Guillaume Etiévant, secrétaire national du PG à l’économie. Nous ne croyons pas à l’union des souverainistes mais à l’union de forces de gauche pour faire une politique de gauche.» Comme beaucoup de ses camarades, cet économiste a bataillé avec Sapir. Lequel les accuse de zigzaguer sur le sujet. «La position du Parti de gauche est claire, répondait Etiévant, en mai 2014 sur son blog, à une lettre ouverte que Sapir lui avait adressée. Nous ne ferons aucun sacrifice pour l’euro et nous en sortirons plutôt que de renoncer à notre politique. Contrairement à Jacques Sapir, nous considérons que le préalable au changement n’est pas la sortie mais bien au contraire la bataille politique pour créer une crise diplomatique et politique au sein de l’UE.» Pour Mélenchon et les siens, l’hypothèse d’une sortie de la France de la zone euro doit être «préparée». D’où le «plan B» sur lequel ils comptent travailler avec d’autres forces européennes de gauche. «Si notre stratégie de désobéissance des traités [européens] n’aboutit pas à une refonte radicale des traités européens, détaille Etiévant, nous organiserons une sortie négociée de la zone euro qui conduira à un changement radical de structure monétaire, via l’instauration d’une monnaie commune.» Entendre Sapir expliquer qu’ils «minaudent» là-dessus, les agace. «Il fait une fixette sur l’euro, devenu son seul et unique critère de jugement des partis politiques»,regrette Généreux. Pour Coquerel, Sapir sert à la fois «le FN et le système, car les médias peuvent dire gratuitement : "Regardez, les extrêmes se rejoignent".»