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"Dérive gauchiste": quand de Rugy se prend pour Lénine

Lien publiée le 28 août 2015

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://blogs.rue89.nouvelobs.com/les-mots-demons/2015/08/27/derive-gauchiste-quand-de-rugy-se-prend-pour-lenine-234882

François de Rugy a claqué la porte d’Europe Ecologie Les Verts en employant un mot devenu rare dans le langage politique : « gauchiste ». Le député EELV a ainsi expliqué sa rupture avec son parti :

« Aujourd’hui, on n’arrive plus à avoir les débats, ni de fond ni stratégiques, au sein d’un parti qui s’enfonce dans une dérive gauchiste. »

Au sens littéral, étymologique, de la formule « dérive gauchiste », il a évidemment raison : une partie d’EELV est tentée par une alliance à la « gauche de la gauche », en rupture avec la gauche de gouvernement autour du PS. C’est l’argument de son livre paru ce même jour, et justement intitulé : « écologie ou gauchisme, il faut choisir » (L’Archipel).

Retour d’un passé chargé

Mais le mot est chargé d’histoire, et peut apparaître comme un soudain retour surprenant d’un passé qui n’a plus grand chose à voir avec le contexte politique actuel.

Relevons néanmoins que le mot « gauchiste » a fait un modeste come-back ces dernières années, principalement sous la forme d’insulte destinée à délégitimer son adversaire. Les commentaires de Rue89 en sont une des illustrations, principalement émanant des trolls d’extrême droite qui viennent combattre les « bobos gauchistes »...

Le graphique ci-dessous montre ce léger retour de références au gauchisme. Ce moteur de recherche, Ngram, a un biais : il ne traite que les livres scannés par Google Books, et donc n’a qu’une vision partielle de l’univers de l’édition.

Il permet tout de même de voir la montée en flèche des occurrences de « gauchiste » et « gauchisme » dans les livres des années 60 et 70, puis la chute libre post-soixantehuitarde, et une légère remontée dans les années 2010.

La courbe de l’usage des mots « gauchiste » et « gauchisme » dans les livres en français (Ngram Viewer - capture d’écran)

Ce serait oublier que le concept a une histoire bien plus ancienne, aussi vieille, en fait, que celle de la gauche politique et sociale.

C’est au XIX° siècle que l’on commence à parler de « gauchisme », lorsque commencent à se structurer les différentes familles de pensée socialistes, se définir les stratégies de conquête du pouvoir, les surenchères et les postures révolutionnaires.

Lénine et la « maladie infantile du communisme »

Mais rendons à Lénine ce qui lui appartient : c’est lui qui a véritablement donné au mot son sens politique réel et ses lettres de noblesse révolutionnaire, avec la publication en 1920 de son livre intitulé :

« La maladie infantile du communisme : le gauchisme ».

Disponible intégralement en version française sur le site marxisme.org, ce livre avait pour but, selon le site,

« de nourrir la discussion du II° congrès de l’Internationale communiste. Il sera distribué à tous les délégués à ce congrès avant d’être publié par les principales sections de l’Internationale communiste ».

Lénine analyse les retombées de la révolution russe de 1917, et en particulier les débats féroces qui ont lieu dans les pays capitalistes avancés, sur la stratégie à suivre pour favoriser la révolution prolétarienne.

Lénine s’adressant à la foule à Moscou en 1919 (TASS / AFP)

Lénine relève :

« L’histoire du mouvement ouvrier montre aujourd’hui que dans tous les pays, le communisme naissant, grandissant, marchant à la victoire, est appelé à traverser une période de lutte (qui a déjà commencé),

  • d’abord et surtout, contre le “menchevisme” propre (de chaque pays), c’est-à-dire l’opportunisme et le social-chauvinisme ;
  • puis, à titre de complément, pour ainsi dire, contre le communisme “de gauche”.

La première de ces luttes s’est déroulée dans tous les pays, sans une seule exception, que je sache, sous la forme d’un duel entre la lI° Internationale (aujourd’hui pratiquement tuée) et la III°.

L’autre lutte s’observe en Allemagne et en Angleterre, en Italie et en Amérique (où nous voyons une partie au moins des “Ouvriers industriels du monde” et des tendances anarcho-syndicalistes, défendre les erreurs du communisme de gauche, tout en reconnaissant d’une façon à peu près générale, presque sans réserve, le système soviétique) ;

elle s’observe aussi en France (attitude d’une portion des anciens syndicalistes – qui reconnaissent également le système soviétique - envers les partis politiques et le parlementarisme) ; c’est dire qu’elle s’observe incontestablement à une échelle non seulement internationale, mais même universelle. »

Le retour du gauchiste

Le chef de l’Internationale communiste rejette ainsi d’un coup double :

  • ceux qui n’envisagent la prise du pouvoir que par les « moyens anciens », c’est-à-dire le parlementarisme – en France, les minoritaires de la SFIO dont leCongrès de Tours, cette même année 1920, marque la naissance du Parti communiste français ;
  • et ceux qui, par dogmatisme extrême, n’envisagent la prise de pouvoir que par une révolution violente similaire à celle de la Russie, au risque de faire des erreurs si le pays n’y est pas prêt. Une référence à la révolution spartakiste de 1919 en Allemagne, écrasée dans le sang avec la mort de Rosa Luxemburg.

Mais la « maladie infantile » ne disparaîtra pas. Elle ressurgira même avec une vigueur sans précédent en 1968, en France et dans une bonne partie du monde capitaliste.

Contesté à la fois par le communisme chinois maoïste, et par le courant trotskyste qui a survécu à la mort de son héros et a fondé la IV° internationale, le communisme « orthodoxe » se heurte dans les années 60 à un retour de « gauchisme ».

Celui-ci prend un nom et un visage en mai 68, celui de Daniel Cohn-Bendit, « Dany-le-rouge », cet étudiant de Nanterre qui incarnera le mouvement et revendiquera ouvertement l’appellation gauchiste dans un livre paru au Seuil et intitulé, en pied-de-nez à Lénine :

« Le Gauchisme, remède à la maladie sénile du communisme ».

Daniel Cohn-Bendit prend la parole le 13 mai 1968, journée historique du mouvement de mai 68 (AFP)

Dans une pirouette historique formidable, François de Rugy a réussi ce jeudi à se réclamer de Daniel Cohn-Bendit en soulignant que les écologistes français ne se sont jamais aussi bien portés que quand celui-ci dirigeait sa liste aux européennes de 2009, tout en dénonçant la « dérive gauchiste » de ses successeurs à la tête du Parti.

Mais si Dany-le-rouge se décrivait comme gauchiste en 68, il a lui aussi considérablement évolué et s’est éloigné de sa foi révolutionnaire d’alors.

Contre un communisme fossilisé

Dans son livre de 1968, il incarne et défend le positionnement de cette génération politique qui considère que le Parti communiste français et le communisme soviétique sont « fossilisés », ne se sont jamais débarrassés de leur héritage stalinien, et sont devenus des forces auxiliaires du « système », comme la CGT chez Renault ou dans les mairies de la « ceinture rouge » de Paris, devenues gestionnaires et réformistes.

Ce gauchisme-là a tenté de réhabiliter l’idée révolutionnaire, et, comme dans la définition qu’en faisait Lénine six décennies plus tôt, rejetait le parlementarisme avec le slogan « élections, piège à cons », comme une impasse pour la prise du pouvoir par le prolétariat.

Il n’a réellement vécu que quelques années, remplacé par un « gauchisme culturel », subversion soft et tout à fait récupérable par la pub et le marketing, au point de coller le mot « révolutionnaire » à tout nouveau soda ou lessive, et de faire des slogans de 68 des produits d’appel pour centres commerciaux.

Attention, n’est pas Lénine qui veut...

Cela fait bien longtemps que les forces situées à la « gauche de la gauche », qu’il s’agisse du Front de gauche créé à l’initiative des disciples de Mélenchon et de ce qui reste du PCF, ou plus à gauche encore, le NPA et quelques autres groupuscules (tiens, encore un mot hérité de Mai 68), ne s’appellent plus « gauchistes ».

Il n’est donc pas surprenant que François de Rugy, pour justifier sa rupture avec EELV et légitimer sa démarche, ressorte un mot chargé d’histoire : c’est dans les vieux pots léninistes qu’on fait les meilleurs anathèmes. Mais attention, n’est pas Lénine qui veut...