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Un extrait de "Mater la meute" de Lesley J. Wood

Lien publiée le 24 septembre 2015

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.contretemps.eu/lectures/%C3%A0-lire%C2%A0-extrait-mater-meute-lesley-j-wood

Lesley J. Wood, Mater la meute. La militarisation de la gestion policière des manifestations", Montréal, Lux Editeur, 2015, 320 pages, 20 €.

Introduction

Pour comprendre les changements actuels en matière de gestion policière des manifestations, il est nécessaire d’établir un cadre d’analyse global qui permettra de mettre en lumière les liens entre le contexte social, politique et économique et les stratégies et pratiques policières. De tous les modèles d’analyse permettant de comprendre l’influence du contexte sur les diverses approches de gestion policière des manifestations, les plus détaillés se retrouvent dans les travaux de Donatella della Porta, Herbert Reiter et Abby Peterson. Ces auteurs présentent les stratégies policières comme les produits des systèmes politiques ainsi que de l’organisation et de la culture de la police, un acquis éclairé par le savoir de celle-ci sur les manifestants, lequel évolue en fonction des interactions entre policiers et militants1.

Dans Policing Protest: The Control of Mass Demonstrations in Western Democracies, della Porta et Reiter font valoir que la stratégie policière de gestion des manifestations est déterminée au premier niveau par :

– les caractéristiques organisationnelles de la police ;

– la configuration du pouvoir politique ;

– l’opinion publique ;

– la culture professionnelle de la police ;

– l’interaction de la police avec les manifestants.

Tous les éléments de cet ensemble sont ensuite filtrés à un second niveau par « le savoir de la police formé par la perception policière de la réalité extérieure, laquelle détermine l’aspect concret des interventions policières sur le terrain2 ». Le savoir de la police est le produit de l’organisation des forces policières et des opportunités que lui offre le champ politique3. Selon ce modèle, les approches différenciées de gestion policière des manifestations seraient le résultat des interactions entre la police, les autorités et les manifestants, et ce, en admettant que les policiers eux-mêmes ont leur propre lecture du monde, qui détermine leurs actions. Ce modèle est aussi utile pour expliquer les différences entre les approches policières en Europe et aux États-Unis et pour expliquer l’assouplissement graduel des stratégies de maintien de l’ordre dans ces pays au cours des années 1980 et 1990. Dans des travaux plus récents, della Porta, Peterson et Reiter notent que, dans le contexte des mobilisations altermondialistes contre les grands sommets au xxie siècle, les stratégies policières de gestion des manifestations ont commencé à se militariser. Ils expliquent cette tendance par certains traits caractéristiques de ce type d’événements – des opérations policières complexes impliquant des services policiers de plusieurs États-nations, une obligation de rendre des comptes limitée à l’échelon national et absente au niveau international. En comparant les manifestations de Gênes, d’Évian et d’autres endroits en Europe, les auteurs concluent que, quoique les traditions propres à chaque pays puissent atténuer ces effets, une tendance générale se dégage dans la gestion policière de ces événements. Transposant leurs comparaisons nationales sur le plan transnational, ils précisent leur notion de « configuration du pouvoir politique » et soutiennent que, si l’Europe des années 1990 offrait aux mouvements sociaux un élargissement des opportunités politiques, au xxie siècle, ces dernières ne sont plus qu’un souvenir, surtout pour ceux qui cherchent à obtenir des changements au niveau transnational. Car bien que les contre-sommets trouvent des appuis au sein de la société civile, les alliés potentiels qui ont des connexions avec le pouvoir tendent à se méfier des manifestants. Les organisations internationales, pour leur part, n’ont que peu de comptes à rendre aux mouvements populaires, et les institutions néolibérales encore moins. Les militants rassemblés lors de tels événements éveillent la méfiance de la police, cette dernière les perçoit comme une nébuleuse dont la structure organisationnelle, les tactiques et la composition sont hétérogènes, et qui compte dans ses rangs de petits groupes violents réfractaires à toute coopération. Les effets combinés du contexte, de la dynamique organisationnelle et des interactions avec les manifestants ont ainsi influencé les stratégies de contrôle des mouvements collectifs, qui incluent désormais la sanctuarisation des sites qui accueillent les sommets, l’intensification des mesures coercitives, l’incohérence des négociations avec les manifestants, un recours systématique au renseignement et des stratégies policières centrées sur le renseignement et dites « proactives ».

Le premier modèle de della Porta et Reiter est très utile pour comprendre la relation entre le contexte et la stratégie de maintien de l’ordre. Les recherches subséquentes de della Porta, Peterson et Reiter s’appuient sur ce cadre pour montrer comment la restructuration néolibérale a réduit la capacité de l’État à répondre aux demandes des mouvements sociaux4. Néanmoins, aucun de ces modèles n’arrive à expliquer entièrement les effets de la mondialisation néolibérale sur les stratégies de maintien de l’ordre.

Rien d’étonnant à tout cela. En effet, les modèles que nous venons de présenter s’appuient sur une certaine compréhension de la formation de l’État, la même qui éclaire les travaux sur les mouvements sociaux de Charles Tilly et Sidney Tarrow. Or les conclusions de ces auteurs renvoient à l’idée wébérienne selon laquelle l’État émerge au terme d’une lutte entre les détenteurs de pouvoir5. La guerre crée les États, dont les dirigeants détiennent le monopole de la violence physique légitime sur un territoire déterminé. Pour mener la guerre de manière efficace et se maintenir au pouvoir, les dirigeants ont besoin de ressources, qu’ils prélèvent de la manière qui est pour eux la plus simple. Dans certaines situations, ces ressources peuvent être aisément extraites de la nature ; dans d’autres, les détenteurs du pouvoir doivent créer des alliances avec la classe capitaliste afin d’obtenir le capital ; parfois, il leur faut extraire impôt et travail de la population, quelquefois par la force. Ces différences découlent du lien qui unit la manière dont ces dirigeants ont pris le pouvoir au contexte géographique, historique et démographique6. La facilité avec laquelle les détenteurs du pouvoir arrivent à extraire les ressources dont ils ont besoin et les moyens dont ils usent pour y parvenir ont une incidence sur la forme de gouvernement qui s’ensuit7. Le régime en place peut ainsi être dominé par l’armée, le parlement ou la classe capitaliste. Par exemple, les processus qui ont mené à l’émergence de l’État britannique sont différents de ceux qui ont engendré l’État français, influant sur la forme et la capacité des institutions répressives dans ces deux pays. Selon ce modèle, la police fait partie de cette évolution, à l’exemple de la création de la Metropolitan Police Force de Londres par sir Robert Peel en 1829, qui s’inscrivait dans l’établissement de l’ordre politique moderne. Suivant une approche différente, c’est par décret gouvernemental que la France a établi la première police en uniforme de Paris. L’origine des polices coloniales, pour sa part, peut être retracée à la proclamation, en 1822, du Royal Irish Constabulary Act, loi en vertu de laquelle était créé le Royal Irish Constabulary dont l’une des premières responsabilités a été la saisie de terrains de la population catholique et presbytérienne au profit du clergé anglican.

Ces modèles de police remontent aux xviiie et xixe siècles, à l’époque où le régime britannique était fréquemment en guerre contre son rival français, tant dans les colonies que sur le continent européen, et avait besoin de ressources pour mener ces guerres8. Ces conflits et les efforts engagés pour les financer ont alimenté la croissance de l’infrastructure étatique tout en alourdissant le fardeau imposé aux classes inférieures contraintes de fournir à l’État naissant travail, impôts et biens matériels. L’extraction de ces ressources a transformé tant la politique que l’économie. Le coût de construction de l’État-nation a exigé des sacrifices sans précédent des populations locales et, à mesure que s’intensifiaient les efforts pour obtenir les ressources humaines et monétaires à la construction de ce système, la résistance de la population, la pauvreté urbaine et la criminalité se durcissaient. Bien que les forces armées, les agents de renseignement du gouvernement et les gardes privés aient existé, la création d’une police publique fut proposée pour donner un moyen aux détenteurs du pouvoir de maintenir l’ordre, et ce, en dépit de ce que ses fondateurs ont pu en dire. Comme le disait sir Robert Peel : « La police est le public et le public est la police, la police étant composée de représentants du public payés pour accorder leur pleine attention aux devoirs qui incombent à chaque citoyen dans les intérêts du bien-être de la communauté et de son existence9. » Peel dépeint cette nouveauté comme la simple extension d’une citoyenneté responsable en ignorant à la fois le travail répressif et souvent violent dans lequel la police était engagée et la manière dont les guerres et les conquêtes ont sous-tendu son émergence.

Au fur et à mesure que l’État britannique se développait, ses infrastructures économiques et politiques prenaient de l’expansion. Les processus qui ont mené à l’établissement du capitalisme, du prolétariat et du parlementarisme transformaient la politique, l’économie et la société civile10. La classe capitaliste, de plus en plus puissante, avait besoin d’un prolétariat de plus en plus disponible. À mesure que l’État étendait la portée de son pouvoir et que s’intensifiaient la communication et la coordination entre la politique et l’économie, l’urbanisation prenait son essor. Les pauvres venaient grossir les rangs des citadins tandis que les entrepreneurs tentaient de prendre avantage des nouvelles technologies et des nouveaux venus, une dynamique qui a engendré troubles, manifestations, criminalité et désordre.

Au début du xixe siècle, les détenteurs du pouvoir britanniques se sont retrouvés devant un certain nombre de problèmes onéreux. En effet, après les soulèvements en France (1789) et en Irlande (1798), les mouvements révolutionnaires étaient devenus une menace. Des idées démocratiques se répandaient. Les alliances entre une classe bourgeoise montante et les travailleurs pauvres dans des organisations officielles ont donné le jour au répertoire des mouvements sociaux au rythme des manifestations, des rassemblements et des revendications. De telles innovations ont poussé les élites à démocratiser partiellement le Parlement en étendant le droit de vote aux hommes fortunés (1832) et aux catholiques (1793). À cette époque, c’est sur un territoire limité que s’effectuaient les patrouilles de surveillance telle la Bow Street Foot Patrol. D’autres services de police étaient rattachés à une industrie spécifique comme les Rotation Offices et la Horse Patrol, créés pour protéger les maisons de jeu et les salons de thé11. Si des perturbations extrêmes ou des émeutes éclataient, les forces militaires telles que la Honourable Artillery Company étaient déployées. Jusqu’au début du xixe siècle, les services de police étaient la plupart du temps assurés par des gardes de sécurité et des guetteurs informels12.

Outre le modèle de la London Metropolitan Police créé par Robert Peel – qui mettait l’accent sur l’ordre public, la prévention de la criminalité et le contrôle, tout autant que l’assimilation des patrouilles en uniforme à l’idée de service et de bien-être publics –, des modèles continentaux et coloniaux ont aussi influencé la police contemporaine au Canada et aux États-Unis. Le modèle classique des services de police européens continentaux est caractérisé par une force militaire centralisée, équilibrée soit par une agence secondaire ou un mélange de structures municipales locales13. En France, la gendarmerie centralisée, placée sous l’autorité du ministère de la Défense, a précédé la police étatique. Jean-Paul Brodeur explique que la tâche d’une « police de premier ordre » telle que la gendarmerie est de renforcer l’autorité royale en s’appuyant sur le travail de renseignement pour prévenir ou déjouer les atteintes au pouvoir14. Si le rôle d’une police de second ordre, comme celle créée par Robert Peel, est la prévention et le contrôle de la criminalité, celui de la police de premier ordre peut se limiter à la gestion de la criminalité dans le but de maintenir le statu quo. Au Canada particulièrement, des caractéristiques de ce modèle dualiste se manifestent, par exemple dans la structure organisationnelle unique de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) ainsi que dans l’approche de la Sûreté du Québec (SQ), mais se font de plus en plus évidentes dans un contexte où les services de renseignement et les institutions des forces de l’ordre sont soumis à un processus d’intégration et de militarisation. La police coloniale offre un troisième modèle comparatif pertinent dont il reste encore à mesurer l’influence. Bien que les traditions françaises diffèrent de celles de l’Empire britannique, la police coloniale avait aussi pour objectif d’étendre l’autorité métropolitaine aux territoires et aux populations colonisées, posant les maîtres plutôt que les Autochtones comme source de légitimité15.

Dans ces trois cas de figure, c’est pendant le processus de formation de l’État que les premières agences de police ont émergé. La dynamique de la formation de l’État a influencé le modèle de maintien de l’ordre ainsi que l’identité, le savoir et la culture de la police. Dans cet esprit, la police devient un outil que l’État offre à ses sympathisants en échange de leur appui. Si le régime est relativement stable, la police le sera aussi. En revanche, si le régime subit une transformation rapide marquée par des alliances et des divisions floues, la police et le savoir de la police pourraient évoluer dans le même sens.

Cette insistance sur les processus politiques et la concurrence entre les autorités vient appuyer l’argumentaire de della Porta et Reiter sur les influences qu’exerce le contexte politique sur les stratégies policières tout en minimisant sans la rejeter l’importance des rapports économiques sur la formation de l’État. Cependant, sans une compréhension claire de l’influence qu’exerce l’évolution des rapports de production sur les pratiques politiques, une dynamique importante du développement de la police est négligée. Toute tentative d’explication des stratégies policières se doit de considérer l’influence profonde qu’exercent le processus d’extraction des richesses et la montée du capitalisme sur les structures et les rapports au sein des régimes politiques.

Dans une perspective historique matérialiste, la police est une invention du capitalisme, c’est-à-dire un outil utilisé par la classe dirigeante contre la classe ouvrière. Peter Linebaugh en fait l’illustration en se penchant sur les caractéristiques de la répression à Londres aux xviiie et xixe siècles pour expliquer que la Metropolitan Police a vu le jour non seulement pour servir les élites politiques dans le maintien de l’ordre, phénomène qui aurait pu se produire bien avant cette époque, mais aussi pour aider les capitalistes à extraire la plus-value et protéger leurs intérêts dans la nouvelle économie16. En insistant sur le rôle central des rapports de production dans la vie sociale, Linebaugh présente la lutte visant à imposer le travail salarié en tant que paradigme dominant dans le monde du travail londonien17. L’auteur montre comment les travailleurs ont tenté de résister à ce changement par le chapardage des biens, se réclamant dans leur défense des idées de « concept » et de « tradition ». Dans le but de mettre fi n au chapardage et d’augmenter la rentabilité des industries sur les quais, le Marine Police Office fut créé en 1798. Jusqu’à cette date, il n’y avait pas à Londres de force de police centralisée et armée18.

Linebaugh met en évidence les liens qui unissaient le colonialisme, le capitalisme et la police en soulignant le rôle crucial qu’a joué Patrick Colquhoun, agent londonien au service des planteurs de Saint-Vincent, de Niévès, de la Dominique et des îles Vierges, dans l’élaboration de l’idée d’une police londonienne par l’entremise d’interventions fréquentes devant le comité des Finances sur le sujet de la police et par l’élaboration de textes de loi sur le sujet19. Colquhoun considérait que la police était nécessaire à la création de la richesse. « Dans ce pays, on peut considérer la police en tant que science nouvelle dans la prévention et la détection des crimes et dans les autres fonctions relatives aux régulations internes pour le bon ordre et le confort de la société civile20. » Linebaugh explique que cette conception de la police associe droit et économie par le lien qu’elle établit entre la protection de la propriété et la protection de la production21. Selon lui, Colquhoun aurait été inspiré par des amis comme Adam Smith, « dont la Richesse des nations avait d’abord paru dans Lectures on Police, et de personnalités comme William Robertson, selon lequel la présence de la “police” distinguait les sociétés féodales des sociétés commerciales22 ». Colquhoun explique que la classe ouvrière londonienne tisse un « réseau de déprédations », qu’elle « excelle dans les conflits criminalisés », fomente des complots inspirés par ses passions incontrôlées, ses envies rapaces, sa propension au mal, ses odieux défauts et ses habitudes vicieuses. Ainsi, la classe ouvrière profiterait-elle des « leçons bienveillantes » offertes par la police35. Dans le portrait que Colquhoun brosse de la classe ouvrière, la figure de l’ouvrier et celle du criminel se confondent. Selon lui, la police existe non pas pour défendre la propriété privée, mais plutôt pour créer et maintenir les rapports de classes dans la production de la propriété privée. Linebaugh soutient que la police n’aurait pas pu faire son apparition avant, parce que les rapports de production étaient différents. Mais en ce début du xixe siècle marqué par des transformations de la vie sociale et économique, ceux qui avaient de l’argent ont voulu, en se servant de la police, exercer un contrôle disciplinaire strict sur les sans-revenus et, comme le disaient les jacobins anglais, les salaires et les droits de l’homme sont devenus une seule et même chose. Les jacobins étaient des libéraux révoltés contre la vieille aristocratie, ils étaient aussi opposés à la création d’une force organisée dirigée par l’État et détenant une autorité répressive36. Ainsi, la police publique au Royaume-Uni a été, dès sa création, placée sous contrôle local pour finir par s’arrimer à une infrastructure nationale chargée d’enquêter sur les « crimes graves » et d’évaluer et de superviser les agences locales23.

La genèse de la police telle que racontée par Linebaugh évoque une organisation étroitement liée au capitalisme et, dans une moindre mesure, au colonialisme. Tandis que Tilly considère l’extraction de la richesse comme un instrument servant au maintien du pouvoir – le maintien et l’affirmation du pouvoir devenant une fi n en soi – et la police comme un outil dans la lutte pour le pouvoir, Linebaugh met l’accent sur le fait que le nouvel ordre capitaliste avait besoin de la police pour accumuler du capital. La question de savoir si l’on doit considérer la police comme un outil de l’État ou un instrument du capitalisme éclairera notre compréhension de l’influence du néolibéralisme sur la gestion policière des manifestations au Canada et aux États-Unis. En adoptant la synthèse de l’économie et des processus politiques que Tilly propose dans son ouvrage, Contrainte et capital dans la formation de l’Europe, 990-1992, la question de savoir si la police est instrument de l’État ou outil du capital peut être partiellement résolue. Les changements dans les rapports de production ont des répercussions sur les rapports politiques, la structure du pouvoir et les politiques contestataires, ainsi que sur l’émergence, les capacités et les opérations des agents de la répression dont la police fait partie. Alors que la plupart des descriptions wébériennes des processus politiques s’intéressent peu au processus d’émergence du capitalisme, l’approche de Tilly nous amène à considérer l’impact que la transformation de l’économie a eu sur les politiques contestataires et les stratégies de maintien de l’ordre qui en découlent. Il faut envisager la police en tant qu’institution liée à la fois à l’État, qui doit son existence à un ensemble de rapports servant à consolider et à maintenir le pouvoir, et aux rapports capitalistes placés en concurrence dans l’extraction de la plus-value. Tant les théories sur les processus politiques de Tilly que le matérialisme historique de Linebaugh nous permettent de comprendre l’émergence de la police en tant que gardienne du statu quo. En admettant l’importance du lien qui unit la police tant aux systèmes politiques qu’économiques, la compréhension des changements de stratégie des forces policières est plus aisée.

Il serait cependant erroné de définir la police comme un simple pion sur l’échiquier des transformations macrostructurelles. Afin de mieux comprendre sa relative autonomie et ses effets sur les stratégies qu’elle déploie, il est nécessaire d’examiner les interactions entre la police et les autres acteurs ainsi que les pratiques et le discours des policiers eux-mêmes quand ils présentent et justifient les changements qui surviennent dans leur travail. Les écrits de Pierre Bourdieu sur la logique et la stratégie fournissent une méthode pertinente pour enquêter sur la façon dont la restructuration néolibérale des systèmes économiques et politiques se traduit par des luttes au sein des microcontextes des services de police, les organisations militant pour les libertés civiles, les médias, les tribunaux et les organisations professionnelles. À l’instar de Bourdieu, je n’envisage pas la stratégie comme la poursuite réfléchie et planifiée d’objectifs calculés, mais plutôt comme « [le] déploiement actif de “lignes d’action” objectivement orientées, qui suivent des régularités et forment des configurations cohérentes et socialement intelligibles alors même qu’elles n’obéissent pas à une règle consciente ou qu’elles ne visent pas un objectif prémédité posé comme tel par un stratège24 ». Dans cet esprit, je me pencherai sur les pratiques, les organisations et les discours des policiers eux-mêmes dans leur lutte pour la légitimation de leur stratégie et dans leurs justifications des tactiques utilisées pour gérer et désamorcer les manifestations. Une telle approche propose de dépasser le portrait des agences de police en tant qu’instruments des élites politiques et économiques – même si cela peut aussi être leur rôle – ou en tant que maîtres maléfiques de l’univers. En identifiant le discours tenu sur l’usage de la force, la chaîne de commandement, les menaces et le rôle de la police dans le cadre d’une analyse des contextes macropolitiques et économiques en mutation, j’espère mieux comprendre pourquoi le gaz poivre, les barrières, les Taser et les unités antiémeutes sont de plus en plus fréquemment utilisés contre des manifestants non armés.

La logique de la gestion policière des manifestations

Pour comprendre cette logique, il est utile de rappeler que les agences de police sont des acteurs collectifs socialement constitués, dotés d’identités et de stratégies par lesquelles elles sont à la fois contraintes culturellement et avec lesquelles elles entretiennent un rapport relativement réflexif. Les pratiques et les stratégies de la police, comme toute catégorie d’actions collectives, sont modelées et groupées dans des champs d’interaction. Bourdieu défi nit les champs comme « des espaces structurés de positions (ou de postes) dont les propriétés dépendent de leur position dans ces espaces et qui peuvent être analysées indépendamment des caractéristiques de leurs occupants25 ». Les champs sont structurés selon l’état des rapports de pouvoir entre les acteurs engagés dans la lutte pour la définition et la distribution du capital associé à leur champ spécifique. Des champs différents ont des valeurs différentes pour des formes différentes de capital. Dans un champ établi, les participants s’entendent sur les valeurs et les règles du jeu et sur la manière de mesurer et de distribuer les diverses formes de capital26. Cependant, quand la lutte au sein d’un champ se fait plus intense, de nouvelles espèces de capital, d’autres forces, voire de nouveaux champs ou sous-champs peuvent émerger27.

Comme le souligne Janet Chan, le champ de la police correspond à une occupation dont le prestige est relativement faible, mais qui jouit d’un fort appui du public et du gouvernement (capitaux politique et symbolique)28. Comme toutes les autres professions, la police doit défendre sa légitimité, son influence et son expertise contre ses détracteurs et ses opposants. Pour comprendre ces luttes défensives, il convient de reconnaître qu’à travers l’histoire, la profession policière a été en concurrence et en collaboration avec les autorités militaires. Sa culture institutionnelle récompense la bravoure et la résistance, des attributs associés à la masculinité, autant que l’adhésion à la chaîne de commandement et son respect. Ces normes institutionnelles sont internalisées par la police de manière à influencer sa logique et sa stratégie. Bourdieu appelle cette structure internalisée « habitus ». Les habitus sont pour lui des « systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre29 ».

L’habitus d’un agent de police exerce une contrainte sur ses interprétations et évaluations de nouvelles interactions cependant que de nouvelles informations exercent une contrainte sur le savoir de la police et, par extension, sur sa logique, ses justifications, sa stratégie et ses pratiques. Quand les policiers tentent d’établir, d’expliquer et de justifier leurs stratégies et tactiques, il faut se poser des questions sur ce qu’ils sont réellement en train de défendre. Souvent, la légitimité, l’influence et l’autonomie deviennent les véritables enjeux de ces débats.

Une analyse des interactions entre champ, habitus et capital permet de comprendre comment le savoir de la police se constitue et évolue en tant que produit de l’organisation des forces policières et des opportunités que lui offre le pouvoir politique30. Depuis le milieu des années 1990, le champ de la police, l’habitus de ses décideurs et les luttes sur les formes que prendra le capital ont subi des transformations considérables. Le champ de la police professionnelle est en train de fusionner avec d’autres champs, dont ceux de l’industrie de la défense, de l’armée et des consultants en gestion. Dans ce champ transformé, de nouveaux acteurs sont promus à des rôles importants, tout particulièrement les organisations, internationales et professionnelles, dominées par les États-Unis, ainsi que les entreprises multinationales. Sous leur influence, les notions de modèles coût-efficacité, de bonnes pratiques, d’intégration mondiale et de relations publiques prennent plus d’importance. De telles transformations ont été observées pendant la même période dans des champs professionnels où les bonnes pratiques certifiées par de puissants experts-conseils se sont vite étendues à de nouveaux utilisateurs.

Par où faut-il commencer pour comprendre les mutations qui s’opèrent dans la gestion policière des manifestations ? Mettre l’accent sur les débats et les conflits entre la police et les autres acteurs permet d’appréhender l’évolution des stratégies de maintien de l’ordre comme un réseau de luttes entre divers intervenants au sein des organisations de police, mais aussi entre les politiques de tous les niveaux, la population, les secteurs de la sécurité et de la défense, les militants, le milieu juridique et les ONG. Les débats portant sur l’usage légitime de la force contre les manifestants ou sur le niveau adéquat des mesures de sécurité mettent en lumière la logique qui gouverne les débats entourant les décisions de la police d’utiliser des barrières, des Taser et d’arrêter les manifestants. Les discussions autour de telles questions sont considérées au sein d’un champ professionnel policier soumis à diverses mutations : premièrement, une mondialisation accélérée par le biais d’accords internationaux et de dispositifs de coopération ; deuxièmement, une professionnalisation croissante encouragée par la tenue de conférences telles que celles organisées par l’Association internationale des chefs de police (AICP) ; troisièmement, un alignement plus marqué avec les intérêts économiques privés et, finalement, une intégration accrue par la création d’organisations de police régionales et internationales comme le Police Executive Research Forum (PERF). En se densifiant, ces liens sont en train de créer de nouveaux espaces de discussion privilégiant les identités personnelles et professionnelles et permettant le partage d’idées et d’approches dans le champ de la police. En étudiant la diffusion des « bonnes pratiques » dans la gestion policière des manifestations, il est plus facile d’expliquer pourquoi et comment les décideurs de la police tendent à adopter la logique et les pratiques de la neutralisation stratégique de plus en plus souvent.

  • 1.Donatella della Porta et Herbert Reiter, Policing Protest: The Control of Mass Demonstrations in Western Democracies, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1998 ; Donatella della Porta, Abby Peterson et Herbert Reiter, The Policing of Transnational Protest, Burlington (VT), Ashgate, 2006.
  • 2.Della Porta et Reiter, Policing Protest, op. cit., p. 2.
  • 3.Della Porta, Peterson et Reiter, The Policing of Transnational Protest, op. cit., p. 18.
  • 4.Ibid., p. 187.
  • 5.Max Weber, « La profession et la vocation de politique », dans Max Weber, Le savant et le politique, trad. Catherine Colliot-Thélène, Paris, La Découverte, 2007.
  • 6.Charles Tilly, Contrainte et capital dans la formation de l’Europe, 1990-1992, Paris, Aubier, 1992.
  • 7.Charles Tilly, Roads from Past to Future, Lanham (MD), Rowman and Littlefield, 1997.
  • 8.Charles Tilly, Popular Contention in Great Britain, 1758-1834, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1995.
  • 9.Gouvernement du Royaume-Uni, «Policing by Consent», 3 décembre 2012,www.gov.uk/government/publications/policing-by-consent.
  • 10.Tilly, Contrainte et capital, op. cit. ; Charles Tilly et Lesley J. Wood, Social Movements, 1768-2012, Boulder (CO), Paradigm Publishers, 2012.
  • 11.Charles Tilly, Popular Contention in Great Britain, op. cit.
  • 12.Kristian Williams, Our Enemies in Blue: Police and Power in America, Cambridge (MA), South End Press, 2007.
  • 13.Rob I. Mawby, « Models of Policing », dans Tim Newburn (dir.), Handbook of Policing, 2eéd., Portland (OR), Willan Publishing, 2008, p. 22.
  • 14.Jean-Paul Brodeur, « High Policing and Low Policing: Remarks about the Policing of Political Activities », Social Problems, vol. 30, no 5, 1983, p. 507-520.
  • 15.Mike Brogden, « The Emergence of the Police: The Colonial Dimension », British Journal of Criminology, vol. 27, no 1, 1987, p. 9 ; Mawby, « Models of Policing », loc. cit., p. 24.
  • 16.Peter Linebaugh, The London Hanged: Crime and Civil Society in the 18th Century,Londres, Verso, 1991.
  • 17.Voir aussi Todd Gordon, Cops, Crime and Capitalism: The Law and Order Agenda in Canada, Halifax (N.-É.), Fernwood, 2006, cité dans Mark Neocleous, Administering Civil Society: Towards a Theory of State Power, Londres, Palgrave Macmillan, 2006.
  • 18.Ibid., p. 425.
  • 19.Linebaugh, The London Hanged, op. cit.
  • 20.Ibid., p. 428.
  • 21.Ibid.
  • 22.Peter K. Manning, Police Work: The Social Organization of Policing, Prospect Heights (IL), Waveland Press, 1997, p. 86.
  • 23.Ibid., p. 88.
  • 24.Loïc Wacquant, « Structure et logique de la sociologie de Bourdieu », dans Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant (dir.), Invitation à la sociologie réflexive, Paris, Seuil, 2014, p. 64.
  • 25.Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1980, p. 113.
  • 26.George Steinmetz, « The Colonial State as a Social Field : Ethnographic Capital and Native Policy in the German Overseas Empire before 1914 », American Sociological Review, vol. 73, no 4, 2008, p. 596.
  • 27.Elizabeth A. Armstrong, Forging Gay Identities: Organizing Sexuality in San Francisco, 1950-1994, Chicago, University of Chicago Press, 2002 ; Pierre Bourdieu, The Field of Cultural Production: Essays on Art and Literature, Cambridge, Polity Press, 1993 ; Steinmetz, « The Colonial State as a Social Field », loc. cit. ; Peter Hedström, Rickard Sandell et Charlotta Stern, « Mesolevel Networks and the Diffusion of Social Movements: The Case of the Swedish Social Democratic Party », American Journal of Sociology, vol. 106, no 1, juillet 2000..
  • 28.Janet Chan, « Using Pierre Bourdieu’s Framework for Understanding Police Culture »,Droit et Société, nos 56-57, 2004, p. 327-346.
  • 29.Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980, p. 88.
  • 30.Chan, « Using Pierre Bourdieu’s Framework… », loc. cit. ; della Porta, Peterson et Reiter,The Policing of Transnational Protest, op. cit., p. 187