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Les tentatives d’insertion de l’Inde dans le capitalisme mondial.
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://spartacus1918.canalblog.com/archives/2015/10/22/32808194.html
Ce texte est paru dans Echanges n° 122 (automne 2007).
L’heure n’est pas celle d’un développement national, mais de l’exploitation des facteurs promettant à un capitalisme globalisé les meilleurs profits. Une main-d’œuvre pléthorique pour des zones économiques spéciales, une classe moyenne parlant anglais pour le développement d’Internet et des centres d’appel en sont des exemples.
On parle beaucoup de l’Inde ces temps-ci, mais d’une manière très biaisée en ce qui concerne le développement du capital et les conditions d’exploitation du travail. Les propos et les analyses sont souvent faussés par le fait que ces considérations sont orientées par les considérations géopolitiques du moment ; celles-ci veulent voir, dans le développement capitaliste « démocratique » de l’Inde (au quatrième rang mondial par son PIB) un contrepoids, éventuellement une barrière, au développement capitaliste « autoritaire » de la Chine. Alors que les considérations sur l’exploitation du travail en Inde insistent particulièrement sur les secteurs « nobles » de l’informatique et de la recherche délocalisés des vieux pays industrialisés, nous tenterons de montrer que les conditions d’exploitation dans le secteur industriel sont bien plus le cœur d’une accumulation du capital dans ce pays. (Nous devons insister dans tout ce qui suit sur la fragilité des chiffres et statistiques, qui ne peuvent donner que des ordres de grandeur.)
Nous n’évoquerons pas en détail l’imbroglio complexe de l’intervention des innombrables partis politiques et des syndicats qui leur sont plus ou moins affiliés dans d’indéchiffrables relations avec les structures sociales traditionnelles, tant au niveau national que dans les Etats. L’ensemble se superpose aux structures de classes, le tout dans une certaine dynamique économique et sociale, source supplémentaire d’affrontements souvent d’une violence démesurée.
Au xviiie siècle, l’Inde et la Chine contrôlaient 50 % du commerce mondial ; à la fin de l’époque coloniale (la fin des années 1940), ces deux pays n’en contrôlaient plus que 0,2 %. Des projections capitalistes rêvent que la Chine et l’Inde, la « Chinindia », comme elles dénomment déjà cet assemblage, en contrôleraient bientôt 50 %. Quelle en serait la signification pour l’ensemble du monde capitaliste ? A ne voir que l’Inde, une nuée de problèmes s’opposent en fait à la constitution d’une entité capitaliste nationale ; au contraire, cette nuée paraît porteuse d’orages plus que d’ondées bienfaisantes. Le capital global n’a que faire d’un développement national mais cherche avant tout à exploiter les facteurs qui sur le marché mondial sont prometteurs des plus grands profits.
Les carences de l’agriculture
Comme pour tout pays engagé dans un processus d’accumulation primitive et d’industrialisation, dans un univers capitaliste basé sur la compétition internationale, le maintien de la compétitivité donc du maintien d’un bas coût de production supposait en Inde un bas coût de tout ce qui est nécessaire à la reproduction de la force de travail, notamment des produits alimentaires. D’où l’importance du problème agraire avec une redistribution des terres encourageant la petite propriété, des programmes d’irrigation, de modernisation (pompes, mécanisation, engrais, pesticides [ce qui fut appelé la « révolution verte » aboutit en fait à une mainmise des trusts américains de la semence et des pesticides (dont la catastrophe de Bhopal fut un des exemples de la manière dont se faisait cette domination)]. Mais l’ensemble ne fut pas spécialement concluant car c’étaient les différents Etats qui étaient chargés de l’exécution de ces programmes. Ce qui entraîna de grandes disparités entre Etats pauvres et riches ; d’autre part, c’étaient les grands et moyens propriétaires fonciers qui gouvernaient les Etats et réglaient ces problèmes à leur profit.
Ce que l’on a appelé la « révolution verte » (engagée à partir de 1965-1966), outre qu’elle permit aux trusts américains des semences et des produits chimiques agricoles de s’implanter durablement, n’aboutit qu’à l’accomplissement du slogan « Dans la révolution verte, les riches s’enrichissent et les pauvres s’appauvrissent » (57 % des terres sont accaparées par 12 % de la population active agricole - avec une moyenne de quatre hectares ou plus alors que les « sans-terre » forment 26 % de cette population agricole). La production essentielle de blé et de riz permettait à peine de satisfaire les besoins alimentaires de base d’une population en forte croissance, rendant souvent nécessaire le recours aux importations ; de plus, le manque de transports (un autre problème crucial en Inde) et d’installations de stockage faisaient qu’un quart à un tiers de la production agricole était régulièrement perdu.
Aujourd’hui, près de 60 % de la population vit dans les zones rurales, alimentant un exode rural constant garantissant la permanence d’une main-d’œuvre abondante et, partant, d’une force de travail à bas coût pour l’industrie et les services. On estime que les deux tiers de la population dépendent d’une agriculture à très basse productivité. La moitié de la population (1,1 milliard) a moins de 25 ans, 40 % moins de 18 ans et, dans les cinq prochaines années, le réservoir d’une nouvelle main-d’œuvre s’élèvera à 762 millions de candidats à l’exploitation du travail.
Les obstacles au développement industriel
Bien des obstacles s’opposaient à un développement industriel de l’Inde en 1947, indépendamment des questions que nous venons de soulever. Elles n’étaient qu’en partie le legs du colonialisme, et tenaient aussi aux structures sociales ancestrales de l’Inde ; et elles tenaient pour une autre part à tout un ensemble de problèmes politiques qui faussaient totalement l’application d’un programme d’industrialisation planifié et de modernisation des infrastructures nécessaires au développement économique.
Aujourd’hui encore, bien que la force de travail soit bien disponible et exploitée intensivement, les mêmes freins à un développement industriel existent toujours et expliquent l’expansion de certains secteurs pouvant outrepasser lesdits obstacles. Comme nous l’avons souligné, le capital, national et mondial, n’en a cure, exploitant dans la situation réelle ce dont il peut tirer profit dans la division mondiale du travail.
Tout le secteur des infrastructures est un des principaux goulots d’étranglement du développement industriel. Un industriel indien constatait que le pays se trouvait devant « une demande explosive de chambres d’hôtel, de sièges dans les avions de ligne, de fournitures régulières d’électricité, de ports, de routes et de chemins de fer, etc. » Une demande à laquelle ne répondent en aucune façon les dépenses actuelles, qui représentent seulement 4,6 % du PIB pour la période 2008-2012, alors que 8 % de ce PIB suffiraient à peine à résoudre les problèmes les plus cruciaux ; par comparaison, la Chine dépense sept fois plus que l’Inde pour ses infrastructures et a déjà construit dix fois plus d’autoroutes :
électricité : de nombreuses coupures de sorte que les entreprises importantes doivent construire des centrales thermiques ; le plan de cinq ans d’équipement électrique qui s’est terminé en mars 2007 prévoyait d’arriver à une production de 41 000 MW ; elle n’arrivera qu’à 18 400 MW. 30 % de la production se perdrait au long des lignes électriques, contre 8 % en moyenne dans le monde ; mais ce n’est pas seulement une question de financement du gouvernement fédéral. L’électricité est un problème hautement politique : dans les zones rurales, elle est supposée être gratuite, mais son approvisionnement est chaotique à cause du mauvais fonctionnement des installations ; les Etats et les particuliers qui le peuvent fonctionnent comme les compagnies privées avec leurs propres générateurs, ce qui accroît la pénurie de pétrole et de gaz naturel ; le charbon abonde mais ne peut suffire à la demande ;
routes : 500 km construits, contre 2 500 en 2005 (vu l’état des routes, l’Inde qui possède 1 % du parc mondial de véhicules connaît 10 % des accidents). Les encombrements routiers sont tels que le temps de trajet a doublé en quarante ans et que la livraison par camions en toute incohérence pèse sur la production industrielle et sur la productivité ;
les chemins de fer, hérités pour une bonne part de l’occupation britannique, sont particulièrement vétustes ; les deux tiers du trafic concernent le fret mais les trains de marchandises roulent à une vitesse moyenne de 25 km/h, contre 60 km/h dans le monde. Pour décongestionner les ports et écouler la production des zones industrielles de l’intérieur, des « corridors » de fret ont été construits entre le nouveau port de Bombay et Delhi. C’est encore pire pour les trains de voyageurs : dans la banlieue de Bombay, les trains supposés transporter 200 passagers en transportent régulièrement plus de 500 ;
le port le plus moderne de l’Inde, au niveau technique des ports européens, est Jawaharial Nehru Port, situé près de Bombay. Il peut traiter 2 500 conteneurs/jour alors que le plus grand port chinois en traite 12 000 ;
le nouveau plan prévoit de construire ou moderniser en cinq ans 35 aéroports, 76 ports et 6 000 km d’autoroutes ; malgré l’appel aux capitaux privés, ceux-ci préfèrent investir hors de l’Inde ou dans des secteurs de pointe rattachés à l’informatique, de sorte qu’il existe un décalage important entre ces secteurs ultramodernes et l’ensemble des infrastructures obsolètes. Le président de Wipo, l’une des plus grandes sociétés d’informatique, basée à Bengalore, l’exprimait ainsi : « C’est à la porte de l’entreprise que le problème surgit. Vous surfez toute la journée entre Boston et Hong Kong et en sortant du bureau vous vous étalez dans les ordures » ;
des problèmes d’éducation et de santé sont aussi des obstacles à certaines utilisations de la force de travail pour une meilleure productivité. Il est certain que la grande diversité linguistique de l’Inde (23 langues officielles, sans compter les dialectes et une langue commune l’anglais) tout comme la persistance des castes ou des discriminations religieuses (voir Castes, minorités et religions en Inde) peuvent constituer un frein à l’expansion économique bien que cette diversité ne joue qu’un rôle relatif dans la formation d’un prolétariat industriel. Mais là aussi, le sous-développement est un obstacle : en 2002, le taux d’alphabétisation était de 73 % pour les hommes et de 48 % pour les femmes, ce que masque le fait qu’il sort des universités ou écoles d’ingénieurs 400 000 diplômés chaque année, pratiquement tous issus des classes moyennes et supérieures (300 millions en 2006) ;
un autre problème est celui de l’eau conjuguant à la fois le réseau de distribution vétuste, qui connaît de nombreuses pertes et coupures, et les sources de pollution. A l’origine de maladies récurrentes et d’empoisonnements suite aux déversements industriels, pour ne pas parler des inondations ou des sécheresses catastrophiques.
Dans son expansion mondiale, le capital a cherché à tirer profit des situations locales lui permettant de maximiser le profit dans les zones ou Etats où certains facteurs économiques s’avéraient particulièrement favorables à l’exploitation du travail d’une certaine main-d’œuvre et aux échanges commerciaux nécessaires (notamment stabilité politique et infrastructures). L’Inde avec tous les problèmes que nous venons d’évoquer offrait peu de chances à une exploitation capitaliste traditionnelle, ceci d’autant plus que les capitaux accumulés par les entreprises indiennes sur le plan intérieur cherchaient, à cause de ces problèmes, à s’investir ailleurs pour une rentabilité meilleure et ne contribuaient nullement à résoudre ces problèmes par des investissements dans le pays même. Mais, faute d’investissements du capital indien ou étranger dans les secteurs traditionnels (comme en Chine par exemple), pour exploiter une force de travail à très bas coût (voir Inde : l’exploitation des cerveaux à distance) les capitaux étrangers ont su exploiter ce qui pouvait l’être d’une façon qui éludait à la fois la carence des infrastructures et toutes les difficultés sociales.
Legs historique, l’Inde disposait d’une classe moyenne importante (300 millions de personnes) éduquée (500 000 diplômés du supérieur par an) et de langue anglaise (4 % de la population parle couramment l’anglais). Tout ce qui pouvait se traiter à distance sans recours important aux infrastructures défaillantes, par l’usage intensif de l’informatique, s’est ainsi déversé en Inde, paradis des délocalisations de tout le monde industrialisé..
C’est ainsi que l’économie de l’Inde actuelle offre une juxtaposition :
d’un paysannat pléthorique et souvent misérable (50 % de la population) ;
d’un prolétariat industriel surexploité en raison d’un réservoir inépuisable de force de travail (on ne parle pas de « migrants » comme en Chine bien que l’exode rural peuple d’énormes bidonvilles. 350 millions d’Indiens [27 % de la population] vivent avec mois de 1 dollar par jour [0,70 euro]) ;
d’une bourgeoisie et d’une classe moyenne prospères (les différentiels de salaires sont passés de 1 à 5 en 1991 à 1 à 14 en 2001) œuvrant essentiellement dans des secteurs technologiques de pointe devenant presque un énorme centre de recherche mondial. Plus de 100 000 Indiens avouent en 2001 une fortune supérieure à 1 million de dollars (700 000 euros), chiffre en augmentation de 20 % en 2005 ;
d’énormes disparités non seulement entre les différentes classes sociales mais, au sein d’une même classe, à cause du problème des castes et des minorités (voir encadré page 18), des différences tenant à la géographie physique (fertilité des terres, possibilités d’irrigation, climat, etc.)
Un seul exemple permet une approche de ces disparités : le téléphone portable ne nécessitant qu’un minimum d’investissement en infrastructure a fait un bond énorme comme dans tous les pays en développement (bien que la construction de relais pose des problèmes locaux). En 1947, 0,2 % de la population était équipé d’un téléphone (fixe) et en 1998 2 % ; en 2007, 18 % des Indiens ont un téléphone, dont 200 millions de mobiles ; à Delhi, la capitale, ce pourcentage est en 2006 de 50 % des habitants, et il est de seulement de 0,4 % dans l’Etat de Bihar (nord-est sur les contreforts de l’Himalaya).
60 % de la population possèdent un compte en banque à Delhi et 5 % dans le Bihar.
La tentative des zones économiques spéciales
Ces énormes disparités, freins de toute façon à l’accumulation du capital tant national qu’étranger, sont pourtant l’objet d’une attention globale. Leur réduction était le but des différents plans de développement depuis les années 1950, et l’abandon partiel et progressif de cette économie planifiée n’a fait que modifier les tentatives plus ou moins avortées de mesures destinées à lever les plus criants des obstacles à ce développement capitaliste.
Une des dernières tentatives a été de copier le développement chinois avec l’institution de zones économiques spéciales (ZES), qui avaient grandement contribué à l’exploitation du potentiel chinois de force de travail par le capital chinois et étranger.
En février 2006, a été promulguée une loi dont le but avoué était de favoriser l’implantation d’entreprises étrangères et de résorber - en le rendant productif - le surplus de force de travail des paysans chassés des campagnes. Les capitalistes et les autorités locales (sauf dans quelques Etats à base paysanne importante) n’ont pas manqué de répondre à cet appel, offrant des conditions particulièrement favorables pour une exploitation à bas coût de la force de travail.
Plus de 400 projets de ZES furent ainsi soumis au gouvernement central et 63 étaient déjà acceptés quand il apparut que ces projets rencontraient une opposition déterminée, essentiellement de la part des paysans dépossédés de leurs terres, entraînant leur annulation. D’un point de vue purement capitaliste, le nombre des avantages prévus pour les entreprises de ces ZES prévues a surpris : indépendamment des investissements en capital fixe (dont le bas coût des terrains et la concentration des équipements publics de base), la productivité des installations pouvait bénéficier à la fois des exemptions diverses de taxes et facilités d’exportation, et de la concentration du prolétariat (il était prévu un pool de main-d’œuvre) autorisant d’une part son contrôle policier, et éventuellement syndical, et sa dispersion hors de la ZES vers les lieux d’habitation extérieurs.
Cependant dans l’Etat de Haryana (celui dans lequel est enclavée la capitale, la ville-Etat Delhi), la plus grande ZES de l’Inde reste prévue (10 000 ha, environ la superficie de Paris) avec un aéroport de fret, une centrale de 2 000 MW et qui exploiterait entre 200 000 et 500 000 travailleurs dans des industries diverses surtout de pointe. D’autres sont plus spécialisées, comme cette entreprise textile qui sur 30 ha veut exploiter 30 000 travailleurs.
Partout où l’on a essayé d’établir de telles zones industrielles sont survenus des grèves, des grèves de la faim, des barrages routiers, des émeutes et autres formes de violence. Une des plus importantes oppositions a vu dans le Bengale occidental (région de Calcutta), le 14 mars 2007, un affrontement entre les paysans dépossédés par le projet de création d’une ZES de 4 000 hectares par le gouvernement communiste de l’Etat, à Nardigram : 14 tués, 45 blessés. Des paysans s’étaient déjà opposés à des installations industrielles, comme des populations tribales l’ont fait à Orissa contre l’installation d’une mine. Plus récemment, à Singar, les manifestations d’opposition à la construction d’une nouvelle usine par le trust Tata ont fait des morts. D’une certaine façon on peut voir dans ces luttes des résistances à la prolétarisation sous le capital (on peut comparer avec des événements similaires en Chine).
La dimension de cette opposition fut telle que le gouvernement fédéral a été contraint de réformer la loi de 2006 en limitant la dimension des ZES à 5 000 ha, en imposant l’obligation de procurer un emploi à chaque personne déplacée et une interdiction par les Etats de procéder à des expropriations pour la création d’une ZES. Ce qui a eu pour effet de geler pas mal de projets et d’en limiter la portée. Cet épisode est assez symptomatique des difficultés du développement capitaliste en Inde et des entraves à la modernisation des infrastructures : constamment, les politiques conscients de l’ampleur de ce problème sont coincés dans la contradiction entre leurs appels à des investissements dans des secteurs clés et le maintien de secteurs protégés tant par l’Etat fédéral que dans chaque Etat.
Pourtant, les projets industriels des sociétés privées ne manquent pas ; on ne sait pas s’ils peuvent venir contrebalancer la priorité donnée aux sous-traitances et installations directes diverses autour de l’exploitation de l’informatique, profitant d’une certaine façon des carences qui s’opposent à une expansion industrielle à la chinoise. Faut-il croire les pronostics d’un ponte planificateur qui affirme que « la prochaine révolution automobile aura lieu en Inde « , prévoyant que les 10 millions de travailleurs exploités aujourd’hui pour une production en 2006 de 1,3 million de véhicules seront 25 millions en 2016, exploités par Tata Motors, Renault-Nissan associé à Bajaj, Hyundaï, etc. C’est à voir, car cela suppose qu’un réseau routier à la hauteur de cette production ait été construit ou amélioré si cette production doit alimenter un marché intérieur, et que des ports et autres installations aient été prévus s’il s’agit d’alimenter une exportation.
Le commerce protégé
Un autre secteur protégé - pour des raisons de paix sociale et électorales - est le commerce, dont la concentration est réglementée en vue de la protection de millions de petits commerçants et artisans. Cette activité qui manque totalement d’équipements (notamment pour la chaîne du froid) représente 40 % du PIB. Les chaînes de supermarchés ne sont autorisées qu’en tant que grossistes et celles qui ont pu s’établir ne représentent que 1 % à 3 % du commerce de détail. On peut aussi mesurer ici la distance entre ce « petit commerce » disséminé dans tout le pays et la prolifération, dans le voisinage des centres d’appel ou autres activités délocalisées autour de l’informatique, de centres commerciaux à l’occidentale et magasins de luxe. Comme le soulignait un observateur de la montée des nouveaux riches, la classe bourgeoise (industriels, entrepreneurs divers, professions libérales) n’achète plus à l’étranger, mais dans le pays même, les produits de luxe d’ici et d’ailleurs.
Faut-il voir dans cette mutation et dans l’accroissement d’une classe bourgeoise et petite-bourgeoise, ou dans les besoins de l’expansion industrielle, le besoin récent de « nettoyer » les grandes villes des bidonvilles colossaux peuplés des « migrants » de l’exode rural ?
Ainsi les 500 000 habitants de Molchand, près de Delhi, ont-ils été, pour cause de spéculation immobilière, déplacés ; 300 000 d’entre eux seulement ont trouvé un gîte précaire dans une plus lointaine « GG Colony » ; à Delhi 400 000 familles (2 millions de personnes) doivent être déplacées d’ici 2010, dans le même but de « commercialisation de la terre » ; à Bombay, un plan de « réhabilitation » vise les 600 000 habitants de Dharavi, le plus grand bidonville d’Asie, qui seront relogés aussi loin du centre ; un autre bidonville, Nanglamaachi, a été balayé au bulldozer le 29 mars 2007, sélectivement, en démolissant d’abord les lieux de lien social (écoles, lieux associatifs, centres de soins...).
Qui profite du développement chaotique de l’Inde ? Un disciple de Gandhi constatait avec amertume : « Nous sommes 1 milliard, il est triste que seuls 300 millions bénéficient du boom. Gandhi est mort plus que jamais. »
Voulait-il dire que la résistance passive n’est plus de mise et que la violence sociale de la lutte de classe la remplace ? La prolétarisation progressive de toutes les couches sociales exclues de leurs bases campagnardes et leur appauvrissement peut se mesurer à de simples chiffres : la proportion d’enfants de moins de trois ans souffrant d’anémie à cause de la malnutrition était évaluée à 74 % en 1998 ; elle s’élève à 85 % en 2007.
H. S.
Voir aussi Le sort des prolétaires en Inde et la lutte de classe
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L’Inde, de l’Empire britannique au capitalisme d’Etat
Ce texte est paru dans Echanges n°122, avec Les tentatives d’insertion de l’Inde dans le capitalisme mondial.
L’Inde est sortie du système de domination capitaliste colonial avec l’« indépendance » en 1947. La classe bourgeoise dominante devait alors assumer un développement économique capitaliste dans un cadre national, développement obéré par le legs du colonialisme. On pourrait faire une comparaison à ce sujet avec la Chine qui accéda à cette « indépendance » trois ans plus tard dans un pays ravagé par des décennies de guerre mais qui, dans son cadre national a réussi à se hisser à un niveau économique bien supérieur à celui de l’Inde.
Sur le plan politique, le même legs colonialiste exploitant les divisions pour mieux dominer faisait que l’Inde héritait d’une hétérogénéité de territoires qui avaient été, les uns sous gouvernement direct britannique, les autres des Etats princiers sous tutelle. Même rassemblé en une fédération de 28 Etats et 7 territoires, ce patchwork n’a jusqu’à aujourd’hui pas réussi à réaliser une unification réelle : cette structure révèle une grande disparité et la persistance de grandes inégalités sociales dont le maintien du système des castes n’est qu’un des aspects. Cette situation a fait que l’Inde a été constamment secouée par des conflits sanglants, ouverts ou larvés, qui ont joué un rôle non négligeable dans le retard du développement économique, masquant souvent la lutte de classe.
Sur le plan économique, la puissance coloniale - l’Angleterre - avait amorcé un certain développement agricole et industriel, mais spécifiquement orienté en fonction de besoins de la « métropole ». Si des travaux avaient été entrepris pour l’irrigation,
l’« encouragement » colonial avait visé essentiellement la production de thé et de jute : les famines récurrentes dues autant aux incertitudes du temps qu’à la surpopulation des campagnes montraient que rien n’avait été fait même pour une subsistance minimale, un problème qui se posera d’emblée au nouvel Etat indien. Quant à l’industrie, si elle avait connu un développement au-delà des traditionnelles industries coloniales, alimentaire et textile, c’était surtout dû aux deux guerres mondiales au cours desquelles la métropole, plus ou moins coupée de sa colonie, avait dû improviser sur place des industries de base, notamment métallurgiques, pour approvisionner ses armées d’Orient.
Lors de l’« indépendance », l’Inde pouvait prétendre ainsi être la dixième puissance mondiale (bien que représentant 4 % du PIB mondial pour 14 % de la population de la planète), mais c’était un trompe-l’œil, le principal et crucial problème pour le nouvel Etat national, en proie aux difficultés politiques et sociales déjà mentionnées, étant qu’une population agricole excédentaire alimentant un important exode rural ne pouvait être absorbée par le faible développement industriel.
Comme tous les Etats nationaux devant se faire une place dans le monde capitaliste déjà dominé par quelques grandes puissances économiques, le développement capitaliste à l’intérieur des frontières nationales ne pouvait se faire que sous la forme d’une variante capitaliste d’Etat, seule forme économique permettant dans cette circonstance de réaliser l’accumulation primitive, transformant la surpopulation agricole en prolétariat industriel. Ce développement, sous l’égide du nouvel Etat et d’une classe dominante nationale en formation, prit la forme d’une planification impliquant un important investissement de l’Etat indien. Plusieurs plans quinquennaux (le modèle russe) se succédèrent ainsi à partir de 1951 autour de quelques nationalisations (aviation, assurances) et du développement d’un secteur étatique de base (aciéries, armement, énergies hydraulique, thermique et nucléaire, chimie) parallèlement à un secteur privé, dans une sorte d’économie mixte. Aucun secteur n’était monopolistique mais en 1970, le secteur public assurait 40 % de la production industrielle (8 % en 1961) et l’Etat indien imposait un contrôle des prix.
Comme sous tous les systèmes capitalistes d’Etat, l’impéritie des gouvernements et la corruption d’un appareil bureaucratique jointes à la pression indirecte et directe du capital international firent qu’après une certaine fuite en avant (avec de nouvelles nationalisations, un contrôle renforcé de l’économie et notamment la limitation des investissements étrangers), l’état global catastrophique de l’économie indienne contraignit au recours en 1991 à l’intervention du FMI et de la Banque mondiale qui imposèrent l’ouverture au « marché libre » et la fin progressive de tous les contrôles étatiques. Cela coïncidait avec la chute du système soviétique qui avait été quelque peu le modèle et le soutien de l’Inde engagée dans la politique du « non-alignement ».
HS