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Qui dirige vraiment l’Arabie saoudite ?

Lien publiée le 22 janvier 2016

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20160120.OBS3076/qui-dirige-vraiment-l-arabie-saoudite.html

Ils s'appellent tous les deux Mohammed. L'un est le fils du roi Salmane, l'autre son neveu. Il leur a confié la majorité du pouvoir, dans un Etat où la charia fait office de loi. Entretien avec le chercheur Stéphane Lacroix.

Spécialiste de l’Arabie saoudite, Stéphane Lacroix est professeur associé à l’Ecole d'Affaires internationales de Sciences-Po (PSIA) et chercheur au Centre de Recherches internationales (Ceri).

Qui dirige l’Arabie saoudite ?

- Une famille, les Saoud, possède la quasi-totalité du pouvoir. C’est d’ailleurs le seul Etat au monde qui porte le nom d’une famille. On est plus proche d’une logique patrimoniale que d’un Etat moderne. Il y a des institutions, mais elles reposent essentiellement sur des liens personnels et des fiefs.

D’autre part, l’Etat saoudien est fondé sur un partenariat entre le politique et le religieux, qui coexistent selon les termes d’un pacte passé en 1744 dans lequel le politique, c’est-à-dire Mohammed Ben Saoud et plus tard la dynastie Saoud, s’engage à faire appliquer dans la société le message religieux de Mohammed Abdel Wahhab, qui prône une purification de l’islam par le retour aux sources. En retour, le religieux reconnaît une forme d’autonomie du politique en acceptant de légitimer ses décisions.

Ce pacte originel fonde un Etat "bicéphale", avec deux espaces qui sont relativement distincts. D’un côté, il y a une élite religieuse, les oulémas, formés dans les universités. Et de l’autre, l’autorité politique organisée depuis toujours autour de la famille Saoud.

Petit à petit, au XXe siècle, grâce à la manne pétrolière, le politique va accentuer sa tutelle sur le religieux, sans jamais rompre l’alliance de départ. Et aucune des deux têtes n’est complètement monolithique. On trouve différentes factions chez les princes. L’establishment religieux est relativement uni, mais cela n’a pas empêché l’apparition d’une dissidence. Donc plusieurs centres de pouvoir, plusieurs acteurs coexistent. Dans cette "sécularisation paradoxale", chacun fonctionne selon sa logique en cherchant à préserver ses intérêts.

Cela explique les paradoxes du royaume. Par exemple, la politique étrangère, en Arabie saoudite, fait partie du domaine autonome des princes, et les oulémas n’ont pas de droit de regard sur elle. Donc quand la famille royale saoudienne décide de faire alliance avec les Etats-Unis, ça ne pose aucun problème. La politique saoudienne est essentiellement guidée par des intérêts profanes.

Cette différence structurelle produit un système complexe où le religieux est bridé par le politique, qui, en retour, doit garantir les intérêts de l’autorité spirituelle. C’est la police religieuse qui veille à l’application du modèle wahhabite dans la société saoudienne. Et, puisque le wahhabisme est fondamentalement missionnaire, ça va se traduire dans les années 1960 par la création d’institutions religieuses qui veillent au rayonnement du wahhabisme à l’étranger. Le politique va mettre une partie de ses ressources financières grandissantes à la disposition de ces institutions.

Il existe cependant des réseaux de financement privés, para-étatiques ou complètement indépendants, qui pourront soutenir des acteurs qui ne sont pas officiellement soutenus par l’institution, qu’elle soit religieuse ou politique. L’Arabie saoudite n’est pas un Etat policier classique, tout n’y est pas sous contrôle. Ce n’est pas la Syrie ou l’Irak baassiste.

Il y a donc des négociations en permanence entre les princes et les oulémas ?

- Oui. Il y a par exemple un grand débat entre eux sur la codification de la charia. L’Arabie saoudite est le seul pays au monde où la loi n’est pas codifiée. Le droit saoudien, c’est la charia. Dans un tribunal saoudien, le juge a devant lui le Coran et la Sounna. Et il peut, s’il le veut, avoir recours à des traités de jurisprudence, essentiellement de l’école hanbalite, qui est l’école islamique la plus proche du wahhabisme. Or, depuis les années 1980, les princes réclament une codification de la charia que refusent les oulémas : si vous codifiez le droit, il devient un champ séparé du religieux, avec des manuels accessibles aux juristes sans formation religieuse, et les oulémas perdront leur mainmise sur la justice.

Comment la structuration du pouvoir a-t-elle évolué depuis l’arrivée du roi Salmane ?

- L’Arabie saoudite est un Etat qui remonte au milieu du XVIIIe siècle. Mais il a connu à la fin du XIXe une crise profonde qui a amené sa disparition pendant une trentaine d’années. Il a été reconstruit au début du XXe par Abdelaziz Ben Abderrahmane al-Saoud (Ibn Saoud). A sa mort en 1953, il va léguer l’Etat non pas à un de ses fils, mais à ses enfants de manière collégiale : pour prévenir toute division, Ibn Saoud a demandé à ses fils de gouverner ensemble. Ce n’est donc pas une monarchie absolue mais une monarchie dynastique. Le véritable organe de décision, c’est le conseil de famille. Le roi n’est qu’un premier entre ses pairs.

L’Etat lui-même se construit autour de cette fragmentation : on va donner à chacun un morceau d’Etat. Ce système est stable politiquement tant que le nombre de princes reste gérable. Mais Abdelaziz, mort en 1953, s’est marié à de nombreuses reprises. Il a cinquante fils qui arrivent à l’âge adulte. Ses descendants sont aujourd’hui une vingtaine de milliers.

Donc on ne peut plus conserver le même système. D’autant que certains princes sont plus puissants que d’autres, ce qui leur permet de mieux placer leurs enfants.

Salmane, le nouveau roi, appartient à une faction puissante. Il dispose de ressources très importantes dans le système, et va donc décider de faire un coup de force. Il va briser la collégialité du pouvoir et imposer le saut à la génération suivante. Il écarte Moqren (c’est la première fois qu’un prince héritier est exclu de la succession) au profit de Mohammed Ben Nayef, incontournable parce qu’il est vice-ministre de l’Intérieur chargé du contre-terrorisme depuis le milieu des années 2000, et l’interlocuteur privilégié des Américains.

Mais la véritable révolution de palais consiste à avoir contourné le conseil de famille pour nommer son fils Mohammed Ben Salmane, qui a environ 30 ans, et que personne ne connaît. Cette nomination représente aussi une surprise au sein du clan, parce que certains des fils de Salmane étaient beaucoup plus influents que Mohammed. Notamment Fayçal Ben Salmane, le grand magnat de la presse saoudienne, qui possède "Asharq al-Awsat", ou Abdelaziz Ben Salmane, qui était vice-ministre du Pétrole… Et pourtant, ceux-là ont été négligés au profit du petit dernier.

Dans la foulée de la nomination de Mohammed Ben Nayef et de Mohammed Ben Salmane, le pouvoir annonce la création du Conseil économique et de Développement et du Conseil de Sécurité nationale, qui sont chargés des affaires de l’Etat. Au Conseil de Sécurité nationale, Mohammed Ben Nayef. Au Conseil économique et de Développement, Mohammed Ben Salmane, qui est par ailleurs ministre de la Défense.

On assiste à une exclusion complète des autres clans de la famille. Le pouvoir s’est resserré autour de deux hommes, qu’on appelle en Arabie "les deux Mohammed". En vérité, l’un (Mohammed Ben Salmane) est plus puissant que l’autre, parce qu’il dispose d’une ligne directe avec son père – qui reste évidemment roi, bien qu’un peu en retrait ; on dit que sa lucidité est à éclipses, qu’il souffre de la maladie d’Alzheimer.

La rivalité est-elle très forte entre les deux Mohammed ?

- Oui, mais cette restructuration du pouvoir autour des deux Mohammed semble conduire à terme à ce que la lignée de Salmane s’impose. Pour une raison simple : Mohammed Ben Salmane a vingt-cinq ans de moins que son cousin, et Mohammed Ben Nayef n’a pas de fils. Evidemment, quand Ben Nayef sera roi, il pourra tenter de restructurer le système à sa manière. Je ne crois pas qu’on soit à un point de rupture, mais il y a un vrai mécontentement des autres familles qui s’expriment et qui protestent au nom du testament d’Abdelaziz.

D’autre part, l’exécutif en Arabie saoudite n’a jamais été aussi réactif. Avant, pour prendre une décision, on devait consulter des dizaines de princes. Donc on décidait le moins possible. Aujourd’hui, nous sommes dans un système inverse, des décisions sont prises du jour au lendemain, de manière impulsive, par un jeune homme de 30 ans.

Qui est Mohammed Ben Salmane ?

- C’était un inconnu en avril 2015, pour les observateurs étrangers comme pour les Saoudiens. Et puis, en conduisant la guerre au Yémen, il est brusquement apparu à la une de tous les journaux. Ce conflit est aussi une opération de communication pour le jeune Salmane : cette guerre qui est perçue comme une guerre contre les chiites est très populaire en Arabie saoudite.

Depuis, le fils du roi est sur tous les dossiers. C’est Mohammed Ben Salmane qui a annoncé l’étude d’une introduction en Bourse d’Aramco – la compagnie pétrolière nationale. Le pays est passé d’une politique étrangère attentiste et prudente à une politique étrangère audacieuse et risquée. Mais cela ne devrait pas avoir d’incidence sur les rapports entre la France et l’Arabie saoudite.

Certes, il faudra créer de nouveaux réseaux, mais le royaume est ravi d’avoir trouvé un allié aussi fidèle que la France. Et cela vaut pour le nouveau leadership. Les Saoudiens proches des cercles du pouvoir disent que les Français sont les seuls parmi les Occidentaux à comprendre la duplicité iranienne. Ils pensent que les Américains se sont laissé berner par les mollahs. Or, depuis l’arrivée de Salmane, la politique étrangère est plus que jamais focalisée sur la menace iranienne. Cela devrait encore conforter nos liens avec le royaume…

Propos recueillis par Christophe Boltanski et Sara Daniel