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D. Collin: Aux origines des aspirations modernes de liberté et d’égalité
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Préface aux dialogues avec Vito Letizia
Je ne suis pas certain d’être le mieux placé pour préfacer un ouvrage de Vito Letizia. J’ai été mis en contact avec Vito par l’intermédiaire de mon ami Jorge Novoa au moment où la maladie le frappait déjà cruellement. Vito m’a adressé une recension de mon , un livre publié en portugais (Brésil) : un dialogue commençait qui n’a pas pu se poursuivre. J’ai également publié un texte de Vito consacré à la critique du livre de Lukàcs, À travers Lukàcs, c’est toute une conception de l’histoire du mouvement ouvrier qui était mise en cause et que l’on retrouvera développée ici dans l’analyse d’ensemble de l’histoire du mouvement ouvrier et socialiste que propose son ouvrage.
C’est, en effet, une vaste synthèse couvrant plus de deux siècles que tente Vito Letizia. Mais comme il ne s’agit pas d’une œuvre d’historien pur mais aussi d’une œuvre de militant, impliqué dans les luttes du mouvement ouvrier, Vito Letizia propose aussi un examen critique de l’œuvre de Marx, de l’histoire du mouvement ouvrier dans ses différentes composantes (et notamment, une critique de la conception « léniniste » du parti et du rôle des intellectuels) et une mise en cause plus ou moins explicite de la théorie de la révolution permanente, telle que les trotskistes l’ont développée.
Il y a, pour commencer, un point sur lequel nous sommes parfaitement d’accord : la nécessité de détruire la domination du capital exige un règlement de compte avec le passé. Comme le dit Vito, « l’historien parle toujours au présent » – Benedetto Croce lui aussi affirmait que « l’histoire est toujours contemporaine ». La recherche de Vito est une sorte d’examen de conscience qu’il demande à tous ceux qui ont partagé le « principe espérance » (comme dirait Ernst Bloch) d’une société débarrassée de l’exploitation et de la domination, à tous ceux qui se sont mis à l’école de Marx (puisque la qualification de « marxiste » fait problème). Et c’est d’abord le rapport à Marx qui doit être clarifié.
L’erreur est de penser l’œuvre entière de Marx comme une totalité cohérente dont chaque partie serait logiquement liée aux autres. En réalité, il n’en est rien. Il y a l’action révolutionnaire de ce jeune démocrate qui se rallie au communisme en 1844-1845, puis deviendra membre du conseil des trade-unions britanniques et l’un des fondateurs de l’Association internationale des travailleurs, et il y a le long travail qui aboutit à cette œuvre philosophique majeure qu’est Le Capital. Or les concepts fondamentaux du Capital, Marx ne les a pas encore élaborés en 1850, quand il prône « la révolution en permanence ». Il est encore à cette époque un révolutionnaire « quarante-huitard » qui croit que l’insurrection ouvrière (imminente bien sûr) mettra à bas le régime bourgeois ouvrant derechef la voie à une dictature du prolétariat, dont le modèle est la dictature du Comité de salut public pendant la phase la plus brûlante de la Révolution Française. Vito Letizia fait justice de ces illusions.
Dans le rapport avec Marx, il y a un autre aspect important : l’apport essentiel de Marx figure dans Le Capital. Mais des concepts théoriques du Capital, on ne tire pas nécessairement des analyses indiscutables concernant telle ou telle conjoncture. Ce n’est pas traiter Marx « en chien crevé » que remarquer qu’à telle ou telle occasion il s’est visiblement trompé, ce que Vito Letizia établit avec beaucoup de précision. Le marxisme orthodoxe a constitué un corpus doctrinal intangible qui devait donner réponse à tout et qui a surtout été utilisé pour pourfendre les hérétiques et autres déviationnistes, quelles que soient les diverses variantes de cette orthodoxie. Pour qui pense que la lecture de Marx est indispensable pour aborder sérieusement les problèmes de notre temps, il est nécessaire de se défaire totalement de ce marxisme orthodoxe. Il suffit de prendre la fameuse « dictature du prolétariat » pour avoir un bon exemple de ces questions. Marx, une fois, dans une lettre à Weydemeyer (1852), affirme que sa découverte la plus importante n’est pas la lutte des classes, mais bien que cette lutte des classes devait conduire à la dictature du prolétariat. Les marxistes et surtout ceux qui se réclament de Lénine, ont fait de la « dictature du prolétariat » l’alpha et l’oméga du « marxisme ». Mais quiconque a lu le Capital sait que Marx n’y parle jamais de dictature du prolétariat, ni d’hégémonie de la classe ouvrière, ni d’aucun de ces concepts ou pseudo-concepts qui ont tant occupé les marxistes. L’acteur principal du Capital se nomme « producteur » et la perspective du renversement du mode de production capitaliste (l’expropriation des expropriateurs) se résume en une formule : « les producteurs associés ». Il n’y aucun lien logique entre la théorie de la valeur et la dictature du prolétariat. On peut donc rejeter la dictature du prolétariat tout en gardant l’essentiel de l’analyse de Marx. Mais il y a plus : à part quelques phrases ici ou là, il n’y a aucune définition précise chez Marx de cette fameuse dictature du prolétariat. Visiblement, ça ne veut pas dire la même chose dans le Manifeste de 1848 et dans la Critique du programme de Gotha de 1875. L’épisode le plus intéressant de cette affaire réside dans le quiproquo concernant la Commune de Paris. Marx pense alors sous le terme « dictature du prolétariat » un régime social et politique relativement durable qui a pour mission d’organiser la transition entre la société capitaliste et la société communiste – et non plus simplement un régime d’exception sur le modèle robespierriste. La Commune de Paris donne le modèle de ce régime. Les principales mesures essentielles aux yeux de Marx, qui déterminent la nature de cette nouvelle forme étatique, sont la destruction du vieil appareil bureaucratique de l’État bonapartiste, un gouvernement de délégués élus et responsables en permanence devant les citoyens, des fonctionnaires élus et n’ayant de traitement supérieur à celui d’un ouvrier qualifié, etc. Il faut cependant remarquer que l’expression même « dictature du prolétariat » ne figure pas dans le texte de La guerre civile en France. C’est Engels, un peu plus tard qui dira : « Le philistin allemand a été récemment saisi d'une terreur salutaire en entendant prononcer le mot de dictature du prolétariat. Eh bien, messieurs, voulez-vous savoir de quoi cette dictature a l'air ? Regardez la Commune de Paris. C’était la dictature du prolétariat. »1 Mais Marx se contentait de la qualifier de « république sociale » : « Le cri de « république sociale » auquel la révolution de février avait été proclamée par le prolétariat de Paris, n’exprimait guère qu’une vague aspiration à une République qui ne devait pas seulement abolir la forme monarchique de la domination de classe, mais la domination de classe elle-même. La Commune fut la forme positive de cette République. »2 Cette « république sociale » est une république jusqu’au bout, une république radicale, qui se fixe comme objectif l’abolition de toute domination. La Commune n’était pas le résultat de l’action des théoriciens, mais bien comme le note Vito Letizia, un processus pratique, une conquête de la démocratie et de l’autonomie. Mais le marxisme orthodoxe a plus ou moins délaissé le texte et l’esprit de Marx pour transformer en vérité intangible les contorsions herméneutiques d’Engels.
Il ne faut pas se contenter de revenir à la pensée de Marx, telle qu’elle se donne elle-même, dégagée de la gangue des interprétations marxistes. Il est tout aussi nécessaire de pointer ce que l’analyse des faits historiques a clairement démenti dans l’œuvre de Marx. Il y a bien, chez l’auteur du Manifeste du Parti Communiste, un « progressiste » naïf. La marche inexorable de l’histoire fait passer l’humanité du communisme primitif à l’esclavage, de l’esclavage au féodalisme et du féodalisme au capitalisme. Après s’être arrêté dans ces quatre premières stations, le train de l’histoire était censé atteindre le terminus, le communisme. Depuis 1848, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts et un peu partout on affirme que la station terminus est en fait la station capitalisme – la voie n’a pas été construite menant le train de l’histoire à la cinquième station... Mais la question de savoir si le capitalisme est ou non la fin de l’histoire est mal posée. Précisément, en premier lieu, parce qu’il n’y a pas de fin de l’histoire et que les hommes font eux-mêmes leur propre histoire. Mais aussi parce que le mode de production capitaliste n’est pas nécessairement un progrès par rapport aux modes de production antérieurs, ainsi que le souligne très justement Vito. Du reste, Marx, dans Le Capital, oscille toujours entre l’idée que le mode de production capitaliste est un progrès en ce qu’il prépare les conditions d’une organisation sociale des producteurs associés, et une condamnation radicale du mode de production capitaliste jugé pire que l’esclavagisme et le féodalisme.
Revenir à Marx, c’est aussi revenir sur l’histoire mouvementée d’un mouvement ouvrier qui, dans la plus grande partie de ses formations, s’est réclamé de Marx. Les schémas classiques et rassurants du marxisme (même révolutionnaire) ont été infirmés. Le développement du mouvement ouvrier à la fin du XIXe siècle, avec la création des grands partis sociaux-démocrates n’a pas été une progression de la lutte contre le capitalisme. Bien au contraire, comme j’avais commencé de l’expliquer dans Le cauchemar de Marx (Max Milo, 2009), les organisations de masse du mouvement ouvrier, au premier chef chez les partis de l’Internationale comme la SPD, se sont révélées comme de puissants instruments d’intégration du mouvement ouvrier au mode de production capitaliste. L’organisation ouvrière, née de la prise de conscience de l’opposition des ouvriers et des capitalistes, a secrété sa propre oligarchie (voir Robert Michels et la « loi d’airain de l’oligarchie ») et sa propre idéologie : celle d’une société socialiste administrée par les spécialistes, les ingénieurs sociaux de l’État socialiste. Ce que l’on a vu s’épanouir en URSS était déjà largement en germe dans les partis de l’Internationale Ouvrière, notamment la SPD et la SFIO. Par rapport à cette tendance des grandes organisations ouvrières, le léninisme, surtout tel qu’il a été fossilisé et transformé en dogme après la victoire de la révolution russe et la « bolchevisation » des partis de l’Internationale Communiste, ne pouvait en aucune façon fournir une alternative véritable. L’idée que les intellectuels sont seuls aptes à diriger le processus révolutionnaire permet ensuite de justifier la mise sous tutelle du mouvement ouvrier réel.
Un dernier aspect qui me semble très important est l’appréciation que Vito Letizia porte sur la question de la « révolution permanente » dans sa version trotskiste. La « révolution en permanence » dont parlait Marx est le processus révolutionnaire réel qui doit passer par toutes les étapes nécessaires. L’interprétation trotskiste fait violence au processus réel et en postulant que le prolétariat, c’est-à-dire son parti, dirige la paysannerie, il ne respecte pas l’autonomie de la révolution paysanne. Or, en Russie, comme en Chine, et comme dans la plupart des pays capitalistes à développement retardataire, c’est la révolution paysanne qui a joué le rôle moteur principal. Faute de comprendre la dynamique propre du mouvement paysan, les marxistes, représentant non pas tant les prolétaires que cette intelligentsia urbaine aspirant à un rôle national dans des pays où la bourgeoisie était incapable de diriger la société entravée par le féodalisme, ont fait rentrer de force les paysans dans les cadres de l’étatisme prétendument « socialiste ». Ainsi, Trotski analysa la révolte de Cronstadt et les révoltes paysannes de Makhno en Ukraine comme des mouvements petit-bourgeois réactionnaires que le « prolétariat » devait mater. On ne dira jamais assez quel rôle catastrophique l’écrasement des insurrections révolutionnaires dans la jeune URSS a joué dans le triomphe du système stalinien qui disposait déjà de solides bases historiques dans la tradition de l’autocratie tsariste.
Aujourd’hui, la social-démocratie est morte. Les liens des partis qui se nomment encore socialistes ou sociaux-démocrates avec l’histoire du mouvement ouvrier ont été à peu près tous rompus. Les partis socialistes en Europe sont de purs et simples « partis bourgeois », qui, le plus souvent, ne se distinguent des partis bourgeois ordinaires ni par le programme, ni par la composition sociale. Tout cela bien sûr devrait être nuancé – il y a, semble-t-il quelques sursauts « prolétariens » au sein du Labour Party britannique qui fut pourtant un laboratoire de la transformation définitive des partis socialistes. Le PT brésilien qui s’est construit comme parti contre le parti représentant officiellement la Seconde Internationale est évidemment très différent du PS français ou du PD italien. Mais la ligne générale est sans ambiguïté. Ce qui est moins clair, c’est de savoir ce qui pourrait émerger de cette décomposition du mouvement ouvrier traditionnel. Les partis de la « gauche radicale » semblent voués à la dispersion ... ou à suivre les chemins de la social-démocratie dans la capitulation et le reniement quand ils parviennent au pouvoir.
Si une alternative nouvelle est possible, elle ne peut pas être le produit de l’action purement théorique d’une minorité fût-elle éclairée, mais émergera du mouvement même des peuples. Méditer les leçons de l’histoire, c’est indispensable pour reconnaître la nature des mouvements sociaux qui se déroulent sous nos yeux et ne pas se laisser prendre à tous les mirages qui ne manquent pas d’apparaître dans le désert de la pensée et de l’action révolutionnaires à notre époque. Le passé est toujours présent, comme le dit Vito Letizia, aussi parce que les fantômes du passé continuent de hanter les vivants. L’Évangile dit qu’il faut « laisser les morts enterrer les morts » ; c’est un précepte que reprend Marx et paradoxalement c’est pour cela que les leçons de l’histoire sont si importantes.
Denis COLLIN – Août 2015
[Ce texte est la préface que j'ai donnée au livre "As origins das aspiraçoes modernas de liberdade e igualdade. Dialogos con Vito Letizia" - Alameda Casa Editorial - Sao Paulo, 2106]
1 Friedrich Engels, Introduction à La guerre civile en France. Éditions Sociales, 1952, p.18
2 K. Marx : La guerre civile en France, op. cit. p. 332