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« William Morris et la critique du travail », par Anselm Jappe

Lien publiée le 2 février 2016

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William Morris et la critique du travail

*

Anselm Jappe

   William Morris est né en 1834, près de Londres, dans une famille aisée. Il grandit dans un milieu champêtre qui gardait encore des éléments d’autarcie et dont il devait toujours se souvenir avec nostalgie. Jeune, il rencontre les artistes liés au préraphaélisme et commence à publier des poèmes célébrant le Moyen Âge. Influencé par John Ruskin, il constate la décadence de l’artisanat et de l’art de son époque et fonde sa propre entreprise de décoration et d’arts appliqués qui obtient un succès notable. De tempérament fougueux, il commence sa carrière de polémiste et de conférencier en protestant contre la vague de restauration des bâtiments médiévaux qu’il juge désastreuse. Il fonde à cette fin la Société pour la protection des bâtiments anciens. Ce n’est que vers 1880 qu’il découvre le socialisme, dans sa version marxiste, et qu’il participe à différentes organisations radicales qui sont parfois proches de l’anarchisme. Il devient un agitateur infatigable de la cause socialiste, discourant souvent dans la rue, et se faisant parfois arrêter par la police. Des brochures diffusent ses discours bouillonnants, mais son ouvrage de critique sociale le plus important est un roman d’anticipation, Nouvelles de nulle part (1890) (1), où il décrit le bonheur de la société au début du XXIe siècle… Il ne cesse cependant pas d’écrire de la poésie, de traduire du grec, du latin et de l’islandais, et d’expérimenter d’autres formes d’artisanat de qualité, notamment en typographie. Il meurt, épuisé, le 3 octobre 1896. 

   Il est toujours un peu banal de présenter un auteur du passé en soulignant son « actualité ». William Morris est resté longtemps assez inactuel, rangé dans la catégorie des « utopistes » qui sont apparus aux marges du grand mouvement ouvrier d’inspiration marxiste. Bien sûr, on n’a jamais oublié le rôle de Morris dans l’histoire des arts appliqués, l’impulsion donnée au mouvement Arts and Crafts et sa défense d’un artisanat de qualité. Mais les écrits dans lesquels il exprimait sa vision de la société n’ont été redécouverts en France que dans les dernières décennies, notamment dans le cadre de l’écologisme et de la décroissance, de la critique antiindustrielle et de l’écosocialisme (2).

   En effet, il est assez commun aujourd’hui d’admettre que la question sociale et la question écologique sont étroitement liées. Du coup, beaucoup de critiques sociales exprimées pendant les deux derniers siècles nous paraissent largement déficitaires, car peu ou pas sensibles à la destruction de la nature. Elles prônaient, pour l’essentiel, une perpétuation de la société industrielle, en réclamant seulement une plus juste distribution des rôles entre ses contributeurs. De l’autre côté, les critiques radicales de la société industrielle étaient, surtout à gauche, longtemps tenues dédaigneusement pour « conservatrices » ou, dans le meilleur des cas, pour de l’ »anticapitalisme romantique ». Lire aujourd’hui William Morris nous met face à un auteur qui fit preuve de la plus grande sensibilité aux deux questions en même temps. Sa démolition de toute la « civilisation » capitaliste va beaucoup plus loin, et parle davantage à notre temps que tout un pan de la tradition se présentant comme marxiste. Par « civilisation », Morris entend toujours la civilisation de son époque, qu’il oppose tant à la société médiévale (3) qu’au socialisme futur. Suivant cette acception négative du terme, l’ordre social capitaliste et le système technique sont considérés comme les deux sources principales et convergentes du malheur moderne, qualifié par d’autre de société fétichiste : une société impuissante face aux forces qu’elle a créées. 

   Quand Serge Latouche présente Morris comme un « précurseur de la décroissance » (4), il a donc de bonnes raisons pour le faire. Les points de convergence entre la pensée de Morris et celle de la décroissance sont effectivement nombreux. À la différence de beaucoup d’autres critiques du progrès industriel, autant la décroissance que Morris lui-même s’appuient partiellement sur la théorie de Marx. Morris retient de Marx l’importance de la lutte de classe et le rejet de la propriété privée des moyens de production. Mais nous trouvons également chez lui une critique de la marchandise et de la valeur d’échange, de la destruction de la nature, de l’urbanisme capitaliste, des conditions du travail dans les usines, des formes artistiques créées par le capitalisme, de la publicité (qui était encore à ses tout premiers débuts…), de la production des faux besoins et désirs, de l’esprit de concurrence universelle, du colonialisme, du nationalisme, du militarisme, de l’État, de la politique, du réformisme tiède – et tout cela avec une acuité qui dépasse parfois celle de Marx lui-même et surtout celle des marxistes. Elle n’a trouvé d’écho véritable que presque un siècle plus tard, lorsque, à partir de la fin des années 1950, ont surgi de nouvelles formes de contestation de la totalité de la vie capitaliste (5).

   S’il est facile de se référer aujourd’hui à Morris pour combattre l’identification de la cause du progrès social à l’industrialisation et au progrès technique, il y a un autre aspect de sa pensée qui fait plus difficilement l’unanimité, car il contraste aussi bien avec la tradition marxiste qu’avec la pensée bourgeoise (qui révèlent à cette occasion leur profonde identité) : c’est la critique du travail. En effet, il est remarquable que chez Morris l’éloge de l’activité manuelle et artisanale n’aille pas de pair avec le culte du travail et de la fatigue. En outre, sa critique du travail ne s’accompagne d’un enthousiasme béat pour des machines qui « feraient le travail à notre place ». Ici comme ailleurs, Morris a su éviter les faux dilemmes théoriques dans lesquels bien d’autres se débattent encore aujourd’hui.

   Morris a lu Le Capital l’année même de la mort de Marx, en 1883. Mais il disait, presque avec orgueil, qu’il n’avait pas compris grand-chose aux parties les plus théoriques du livre (6). Il en avait cependant saisi intuitivement, à partir de sa propre pratique artistique, un des aspects les plus importantes : la différence entre le travail concret et le travail abstrait – une distinction à laquelle fort peu de monde, y compris chez les marxistes les plus « orthodoxes », prêtait attention à ce moment là (et ne le ferait d’ailleurs pas avant longtemps). Morris le souligne dès le titre de sa conférence « Travail utile et vaine besogne », qu’il conclut ainsi :

Nous avons vu que le dogme quasi théologique du travail comme bienfait pour le travailleur, quelles que soient les circonstances, est hypocrite et faux ; mais que, d’un autre côté, le travail est bon quand il est associé à l’espoir légitime du repos et du plaisir (7).

   Morris fait la chose la plus simple et la plus rare au cours la modernité : il pense le travail à partir du résultat et non à partir de sa quantité. Il ne faut pas travailler pour travailler, pour créer de la valeur et de l’argent, ni pour obtenir la plus grande masse de « valeurs d’usage » possible, mais pour produire de beaux objets en transformant autant que possible la peine en plaisir et en limitant la peine inévitable au minimum indispensable – quitte à recourir aux machines, si nécessaire. C’est « la civilisation qui décrète “Évitez les peines”, ce qui implique que les autres vivent à votre place. Je dis, et les socialistes ont le devoir de le dire : “Prenez la peine et transformez-la en plaisir” » (8). Comme chez Charles Fourier, c’est la différence même entre travail et plaisir qu’il faut abolir : « L’essence du plaisir se trouve dans le travail s’il est mené comme il convient » (9). Le dépassement de cette opposition représente pour Morris le véritable but de la « conquête » de la nature : « La nature ne sera pas totalement conquise tant que le travail ne participera pas du plaisir de la vie » (10). Il ne suffit pas que le travailleur reçoive le plein produit de son travail et que le repos soit abondant, il faut aussi que le travail soit agréable. Le repos, aux yeux de Morris, ne sert pas seulement à récupérer ses forces pour revenir ensuite au travail. Au contraire, il représente la véritable finalité du travail. Morris affirme avec force que dans un régime capitaliste, le scandale ne consiste pas seulement dans l’exploitation du travail, mais dans sa nature même. Une grande partie du travail y est inutile et l’on produit surtout des objets nuisibles ou dont personne n’a besoin. Presque tout ce que font les classes moyennes (les « professions libérales ») est inutile aux yeux de Morris, de même qu’une partie du travail des classes laborieuses – soldats, vendeurs, tous ceux qui sont obligés à fabriquer des produits de luxe ou de makeshift (« expédient » voire « ersatz » (11). L’avènement du socialisme n’impliquera donc pas de travailler davantage, comme l’imaginaient Lénine, Ebert, Gramsci et tant d’autres chefs de file du « mouvement ouvrier ». Selon Morris, au contraire, « nous n’aurons plus à produire des choses dont nous ne voulons pas, à travailler pour rien » (12).

   Dans la société du futur imaginée par Morris, on travaillera peut-être quatre heures par jour ; et même ce travail nécessaire ne se résumera pas toujours au simple entretien de machines, mais sera exécuté par rotation et de la manière la moins pénible possible (13). Morris se montre particulièrement sensible aux méfaits de la division du travail et demande de rétablir l’union de la main et du cerveau qui, selon lui, caractérisait le Moyen Âge. Cette exigence était rare à son époque et elle prend une saveur toute particulière quand on songe que ces conférences sont contemporaines des débuts de la « taylorisation », c’est-à-dire des études de l’ingénieur américain Frederick Taylor pour réduire efficacement l’ouvrier au rang de machine. Le taylorisme, mis en œuvre dans les usines automobiles d’Henry Ford, aurait sans doute dépassé l’entendement d’un Morris convaincu du prochain dépassement de la division du travail, parvenu, selon lui, à son degré ultime. Ici comme ailleurs, le reproche le plus grand qu’il faut faire à Morris c’est d’avoir pêché par optimisme Toutefois, Lénine et Gramsci, pour leur part, ne dissimulaient pas leur fascination pour les méthodes de Ford…

   Morris exprime sa critique au nom des travailleurs mais pas au nom du travail, comme le font les marxistes traditionnels. Il comprend le caractère largement tautologique et autoréférentiel du travail moderne qui n’est exécuté qu’en vue de l’accumulation de cette richesse abstraite qu’est la valeur. Morris ne formule pas ses observations dans le langage de la critique de l’économie politique, mais il résume bien la nature du travail abstrait dans la description qu’un des personnages de la société future des Nouvelles de nulle part donne de la société capitaliste du XIXe siècle (et surtout dans la dernière phrase) :

Au cours de la précédente époque de la civilisation, les hommes étaient entrés dans un cercle vicieux en ce qui regarde la production des richesses. Étant arrivés à une prodigieuse facilité dans le domaine de la production, dans le but de tirer parti au maximum de cette facilité, ils avaient peu à peu créé (ou plutôt laissé se développer) un système extrêmement compliqué de vente et d’achat qu’on a appelé le Marché-Mondial. Une fois mis en train, ce Marché-Mondial les contraignit à poursuivre la fabrication, en quantités de plus en plus grandes, de ces produits, nécessaires ou non. Et ainsi – tandis que naturellement ils ne pouvaient se soustraire à la nécessité de fabriquer ce qui leur était vraiment indispensable –, ils inventèrent une chaîne sans fin de besoins factices ou artificiels, lesquels prirent pour eux, sous l’action de la loi d’acier par laquelle était régi le susdit Marché-Mondial, une importance égale aux besoins qui correspondaient réellement aux nécessités de la vie. De cette façon ils se mirent sur le dos, pour le seul plaisir d’alimenter leur misérable système économique, une masse prodigieuse de labeur (14).

   Mais Morris dépasse-t-il vraiment le concept bourgeois de travail ? À l’instar du mouvement ouvrier de son temps, il conserve une vision morale du travail, là où il est « utile » : « Premièrement, nul homme honnête ou travailleur ne doit vivre dans la peur de la pauvreté » (15). Il se livre à une polémique constante contre les « parasites » et la « spéculation » qui rappelle parfois celle souvent si néfaste qui s’exprime à l’intérieur des mouvements sociaux quand ils ne critiquent la finance qu’au nom du « travailleur honnête » ; car une telle critique risque évidemment d’être récupérée par un certain « anti-capitalisme » de droite.

   Un autre aspect toujours actuel des diatribes de Morris est sa dénonciation des effets désastreux de la concurrence, ce sacro-saint pilier de la vision économiste de la vie humaine. La compétition n’est pas, à ses yeux, un élément naturel de toute société humaine qui pousse à améliorer la vie ; elle caractérise la seule « civilisation » capitaliste. Les ouvriers la subissent, mais cherchent à s’y dérober :

En l’état actuel des choses, les travailleurs font partie intégrante des compagnies concurrentes. Ils sont un appendice du capital. Mais ils ne le sont que sous la contrainte ; et, même s’ils n’en ont pas conscience, ils se battent contre une telle contrainte et ses répercussions immédiates, la réduction de leur salaire et de leur niveau de vie […]. Ce qui était nécessaire à l’existence des travailleurs, c’était l’association, et non point la concurrence ; alors que, pour les profiteurs, impossible était l’association, et nécessaire la guerre (16).

   Pour Morris, les sociétés antérieures n’étaient pas basées sur « le système de la concurrence illimitée, qui a remplacé le système médiéval selon lequel la vie était régulée par une conception des devoirs entre les hommes et envers les puissances invisibles » (17).

   L’articulation du rapport entre critique sociale et critique écologiste semble mieux réussie chez Morris que chez beaucoup d’autres auteurs qui s’y sont essayés ensuite et qui, presque toujours, inclinent d’un côté ou de l’autre. Morris ne récuse pas l’idée même de progrès, mais il identifie le vrai progrès à une « spirale » et non à une ligne droite (18). Même l’idée de « domination de la nature » n’est pas toujours négative chez lui – mais il affirme que cette domination est arrivée à un degré suffisant pour pouvoir se reposer maintenant, et penser au bonheur (19). Il notait, avec une perspicacité rare à son époque, les effets désastreux de la domination de la nature sur la nature même – une des premières observations que fait le héros des Nouvelles de nulle part quand il se réveille au XXIe siècle est que la Tamise est propre, que les saumons y ont fait retour et que les usines polluantes ont disparu. Morris reconnaissait également les effets désastreux sur l’être humain et proposait sarcastiquement : « Alors buvons ! mangeons ! car demain nous seront mort, étouffés par l’ordure » (20). Cependant, comme le remarque Serge Latouche, Morris n’arrive pas à mettre en doute un des présupposés de la pensée économiste : le théorème de la rareté nécessaire des ressources naturelles et la conception de la nature comme une « marâtre avare » (21). En vérité, tout au long de l’histoire, les situations de rareté étaient largement dues à des facteurs sociaux.

   Il est évident pour Morris que les machines ne sont pas « neutres » : elles ont une structure propre qui en impose un certain usage et elles ne peuvent pas être utilisées telles quelles dans une société socialiste. En même temps – et là aussi, il semble échapper à l’avance à certaines impasses du débat contemporain – il ne croit pas que cette structure soit totalement autonome et résisterait à toute transformation sociale. Par rapport à certaines formes abrutissantes de travail, les machines représentent un mal mineur : « Les machines les plus ingénieuses et les mieux admises seront utilisées quand cela sera nécessaire, mais seulement pour économiser le travail humain » (22). Le mal n’est pas la machine en tant que telle ; « là où l’on porte essentiellement atteinte de nos jours à la beauté de la vie, c’est quand on permet aux machines d’être nos maîtresses, au lieu qu’elles doivent nous servir ». Plutôt que de mettre immédiatement au ban toute technologie récente, « la remise en ordre de la société conduirait vraisemblablement au début à une floraison de machines destinées à des travaux véritablement utiles parce que l’on aura encore à cœur d’accomplir toutes les tâches nécessaires à la survie de la société ». C’est par la suite qu’on pourra découvrir que souvent le travail manuel est préférable – « la complication même des machines aboutira à une simplification de la vie, et donc à une place plus limitée pour les machines » (23). Le problème est que dans le régime capitaliste, « les merveilleuses machines qui, confiées à des hommes justes et clairvoyants, auraient permis de réduire le travail pénible et de donner du plaisir » n’ont fait qu’augmenter la peine (24). Dans une société émancipée, une grande partie de la machinerie sera simplement abandonnée, soit parce qu’on ne verra plus la nécessité de sa production, soit parce qu’on souhaitera exécuter manuellement le travail qui crée les produits jugés désirables : « Parmi les plus importantes, certaines machines seront considérablement perfectionnées tandis que la plupart deviendront inutiles » (25). Plutôt que d’abolir les chemins de fer, il s’agit pour lui de pouvoir choisir entre le chemin de fer et le chariot (26).

   Ce qui frappe dans le parcours de Morris, c’est l’unité de la vie et de l’œuvre. Il a tenté de réaliser dans sa vie ce qu’il proclamait dans ses écrits, et surtout il a pris au sérieux ses rêves de jeunesse sur un Moyen Âge idéal. Cependant il n’était pas toujours mu par des sentiments joyeux. La haine, parfois, l’emportait :

Ce qui motive particulièrement mon engagement comme socialiste est cette haine de la civilisation. Mon idéal d’une nouvelle société ne pourra pas être réalisé sans la destruction de la civilisation (27).

En même temps, Morris se tient éloigné de la rancœur et du ressentiment qui ont miné de l’intérieur tant de mouvements de contestation :

Ce n’est pas une revanche que nous désirons pour les pauvres, c’est le bonheur. Comment en effet venger les millénaires de souffrances qui leur furent infligés ? (28).

   Le désir de destruction de l’ordre existant et le désir constructif semblent ainsi avoir parts égales chez lui – un fait assez rare dans la critique sociale moderne. Sa haine et sa capacité de s’indigner dérivent en effet de son amour de la beauté et de l’art. Cette combinaison constitue la véritable originalité de sa critique : « L’étude de l’histoire, l’amour et la pratique des arts m’ont impose de prendre en haine la civilisation » (29). Au fond, cette affirmation constitue un très bel hommage à l’art et à la beauté, loin des clichés doucereux habituels sur leur rôle dans la vie ! L’art n’est pas une « superstructure » chez Morris. Ainsi, il semble rejeter le « matérialisme historique » codifié par les marxistes « orthodoxes » qui attribue peu d’importance à la culture. Mais en même temps il était un des pionniers d’une histoire matérialiste de l’art, en le rattachant étroitement à ses conditions concrètes de production, plutôt que de l’expliquer à travers l’action de « génies » inspirés par les muses. Il insiste par exemple sur le rôle qu’ont joué les guildes médiévales pour le développement de l’art gothique (que Morris considérait comme l’apogée de l’histoire de la culture), et il souligne qu’elles étaient nées de l’émancipation des serfs et gardèrent au début un caractère démocratique. En revanche, les œuvres créées par des exploités et opprimés portent toujours les marques de cette exploitation :

   La règle voudra que toute chose fabriquée par l’homme pour son usage quotidien soit indigne et laide, et ne fasse qu’entacher la beauté du monde. Et d’autre part, il sera assurément juste et bon qu’elle soit indigne et laide, car ainsi, elle ne fera rien d’autre que témoigner de la peine et de la servitude endurées par la plus grande partie de l’humanité (30).

   Il peut paraître problématique de faire de cette idée une règle générale quand on parle des œuvres du passé ; Morris, en cohérence avec ses principes, n’hésite pas sur ce point à prendre ses distances même avec l’Antiquité et la Renaissance. Quant à son rejet de la « civilisation » moderne, il le formule également au nom « des plaisirs de la vie » :

Depuis plus de trois cents ans, la société du commerce et de la compétition s’est étendue au détriment des plaisirs de la vie. Mais cette société de compétition s’est à ce point développée que le changement n’est pas si éloigné, et que, disons-le, sa mort approche ; signe de ce changement, la destruction des plaisirs de la vie commence d’apparaître à beaucoup d’entre nous, non comme une fatalité, mais au contraire comme quelque chose à combattre (31).

   Cette référence aux « plaisirs de la vie » n’équivaut pas à une simple défense du mode de vie traditionnel des classes supérieures anglaises, peu sensible aux souffrances des classes populaires, comme cela pouvait arriver chez Thomas Carlyle. La critique de Morris n’a rien de « bobo ». La « situation des classes laborieuses en Angleterre » l’insupporte, et il promet la « guerre de classe » à la bourgeoisie (c’est-à-dire à sa propre classe). À la différence de Ruskin – qu’il vénérait à d’autres égards – et d’une partie conséquente de la critique du progrès énoncée durant les deux derniers siècles – trop souvent ancrée dans des présupposés conservateur ou réactionnaire – il ne rêve nullement d’un retour aux hiérarchies médiévales et à l’ordre féodal. L’égalité sociale est pour lui la condition sine qua non d’une société meilleure.

   Mais si elle cette condition est nécessaire, elle n’est pas suffisante. Il importe de changer les contenus de la production actuelle. Il ne suffit donc pas de se les approprier d’une manière plus équitable, « il s’agit de faire comprendre aux gens que la présence de profiteurs privés n’est nullement une nécessité par rapport au travail, mais qu’ils constituent une entrave à son développement. Et la raison n’en est point seulement, ou essentiellement, qu’ils sont ce qu’ils sont, les rentiers permanents du travail d’autrui, mais bien le gaspillage qu’implique nécessairement leur existence en tant que classe » (32).

   Plus que la plupart des auteurs de son époque et du demi-siècle suivant, Morris se demandait quel était l’impact de la production sur la nature et sur l’homme. Il souligne constamment le gaspillage de matériel et de travail, mais à la différence de certains courants écologistes d’aujourd’hui, il ne prêche pas la « simplicité volontaire ». Ce qu’il critique, là aussi en avance sur son temps, ce sont les faux besoins et la création artificielle de l’offre et de la demande. L’homme, selon Morris, ne doit pas se sacrifier, il ne doit pas se priver de tout par amour de la nature. L’essentiel est de concevoir la richesse d’une manière différente :

Même sur la base d’un travail aussi mal dirigé qu’aujourd’hui, une répartition équitable des richesses dont nous disposons assurerait à chacun une vie relativement confortable. Mais que sont ces richesses en comparaison de celles dont nous pourrions disposer si le travail était bien dirigé ? (33).

   Ainsi, il s’oppose autant à l’ascétisme qu’au faux luxe qui ne rend pas heureux : dans la civilisation moderne, même la vie des riches, affirme-t-il, n’est pas enviable.

   Les riches ne sont d’ailleurs pas non plus tout-puissants. Même si une conception explicite du fétichisme de la marchandise manque chez Morris, il se garde bien de présenter le capitalisme exclusivement comme le fruit d’une conspiration des classes dominantes. Il reconnaît que le pouvoir accumulé par le développement capitaliste échappe même aux classes bourgeoises. Ainsi, il rappelle que les « classes moyennes » – la bourgeoisie – disposent d’un pouvoir énorme et qu’elles ont conquis le monde, mais « leur propre créature, ce Commerce dont ils s’enorgueillissent, est devenu leur maître. Nous tous qui appartenons aux classes aisées sommes bien obligées de l’admettre, certains avec une joie triomphale, d’autres avec une morne satisfaction, d’autres encore la mort dans l’âme ; l’homme a été fait pour le Commerce, au lieu que le Commerce soit fait pour l’homme » (34).

   D’autres aspects de sa pensée encore étonnent par leur actualité, que ce soit sa polémique contre la restauration des bâtiments du passé et la destruction du patrimoine architectural au nom de sa sauvegarde, promue par des soi-disant « experts », ou sa méfiance envers les « experts » en général. Il rejette également l’État et la politique (35), tout en déclarant que sa fréquentation des milieux anarchistes lui a fait comprendre l’impossibilité de l’anarchie (36). Il prend position contre la possibilité d’un « socialisme d’État » bien avant que celui-ci soit devenu une réalité. Il faut « former des socialistes », insiste-t-il, et pour lui cela veut dire des gens (même s’il y en a très peu, doit-il constater) prêts à se passer de maître : « Je conclurai ainsi mon rêve d’avenir : la preuve que nous ne serons plus fous sera que nous n’aurons plus de maîtres » (37).

   Mais si l’art constitue le critère qui permet de prendre conscience de la laideur bourgeoise tout en servant de modèle à une société future, on peut se demander : quel art ? Ici on touchera aux limites de l’apport de Morris. Il a consacré l’essentiel de sa vie à écrire des poèmes d’un style assez traditionnel, voire archaïsant, peu apprécié par les générations suivantes, ainsi qu’à la production artisanale dans différents domaines (architecture d’intérieurs, tapisserie, typographie, etc.). Ces dernières créations furent très appréciées de ses contemporains et lui assurent aujourd’hui une place dans l’histoire de l’art – et s’il l’agaçait le fait que ses clients étaient ces riches qu’il détestait, il en tira cependant assez de ressources pour fonder une usine modèle du point de vue des conditions de travail et pour financer le mouvement socialiste.

   Toutefois, sa conception de l’art et de la littérature reste très – trop – proche des arts décoratifs. Pour lui l’art est nécessairement lié au plaisir des sens. Ceux-ci sont l’objet de son constant éloge, la vue surtout, et la sensualité en général, qu’il applique aussi bien à l’art et qu’à la littérature. Sa polémique contre l’excès de mots prend parfois un tour anti-intellectualiste. Dans la société des Nouvelles de nulle part, les gens consacrent beaucoup plus d’attention à sculpture du bois qu’à l’étude de l’histoire.

   Mais si Morris reste étranger à l’art moderne c’est sans doute parce qu’il n’y a pas chez lui de pensée du négatif. En décrétant que l’art est impossible dans une société où règne le malheur, il réfute par anticipation les créations des avant-gardes qui émergeront bientôt dans un monde de douleur (38). L’art dit moderne s’est révolté avec force contre l’art nouveau largement inspiré de Morris. On le comprend : si l’on devait vivre éternellement dans des intérieurs « Arts and Crafts », on serait sans doute tenter de donner raison à Adolf Loos qui s’exclamait, en 1908, que l’excès d’ornement constitue un « crime » (39) !

   Finalement cette absence du négatif explique peut- être aussi cet optimisme parfois naïf, un peu « belle époque » de Morris. Autant sa colère face à l’état du monde est pertinente, autant il paraît sous-estimer la force de résistance de la « civilisation » capitaliste – qui ne se résume pas à l’action d’une petite caste défendant ses privilèges. Pour Morris, la société future « ignore la signification des mots riche et pauvre, le droit de propriété, les notions de loi, de légalité ou de nationalité : c’est une société libérée du poids d’un gouvernement. L’égalité sociale y va de soi ; personne n’y est récompensé d’avoir rendu service à la communauté en acquérant le pouvoir de nuire à autrui. Dans cette société, la vie sera simple, plus humaine et moins mécanique, car nous aurons renoncé en partie à la maîtrise de la nature, quitte pour cela à accepter quelques sacrifices. Cette société sera divisée en petites communautés, dont les dimensions varieront selon l’éthique sociale de chacune, mais qui ne lutteront pas pour la suprématie et écarteront avec dégoût d’idée d’une race élue » (40). Cela paraît si beau, si simple, est-on tenté de dire, pourquoi ne pas l’avoir encore réalisé ? Le destin des utopistes est que leur critique du système à détruire est souvent plus pertinente que leur utopie positive. Et pourtant, c’est bien souvent dans l’écart entre son utopie positive et la réalité imposée par l’histoire que réside, aujourd’hui encore, la force de la critique adressée par Morris au capitalisme. 

A. J. 

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Notes : 

1.William Morris, Nouvelles de nulle part ou Une ère de repos (traduit de l’anglais par Victor Dupont), Montreuil, L’Altiplano, 2009,.

2.Dans leur livre de référence sur le « romantisme révolutionnaire », Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, Payot, Paris 1992, Michael Löwy et Robert Sayre classent Morris comme le plus marxiste parmi les critiques romantiques de la modernité, en avertissant : « Pendant longtemps Morris fut totalement rejeté du camp marxiste à cause de cette perspective non orthodoxe » (p. 115). 

(3) Il est courant de dire que Morris idéalise le Moyen Âge. Cependant, des études historiques postérieures ont démontré que dans l’Angleterre du XIVe siècle (à laquelle Morris se réfère principalement), l’aisance des classes populaires était à son apogée par rapport aux 500 ans qui ont suivis.

(4) Serge Latouche, « Un précurseur de la décroissance : William Morris ou l’utopie réalisée », introduction à William Morris, Comment nous pourrions vivre (traduit de l’anglais par. JeanPierre Richard), Le Pré-Saint-Gervais, Le passager clandestin, 2010.

(5) Rappelons cette proposition de Guy Debord, fondateur de l’Internationale situationniste et Daniel Blanchard, membre de Socialisme ou Barbarie : « Ceci ne signifie pas que, du jour au lendemain, toutes les activités productives deviendront en elles-mêmes passionnantes. Mais travailler à les rendre passionnantes, par une reconversion générale et permanente des buts aussi bien que des moyens du travail industriel, sera en tout cas la passion minimum d’une société libre » (P. Canjuers [Daniel Blanchard] et G. E. Debord, « Préliminaires pour une définition de l’unité du programme révolutionnaire », 1960, maintenant in Guy Debord, Œuvres, Paris, Gallimard, 2007).

(6).William Morris, « Comment je suis devenu socialiste », in Contre l’art d’élite (traduit de l’anglais par Jean-Pierre Richard), Paris, Hermann, 1985, p. 170.

(7)Voir infra « Travail utile et vaine besogne », p. 60

(8) William Morris, « La Société de l’avenir », in L’âge de l’ersatz, et autres textes contre la civilisation moderne (traduit de l’anglais par Olivier Barancy), Paris, L’Encyclopédie des Nuisances, 1996, p. 69.

(9).William Morris, « Les Arts appliqués aujourd’hui », in ibid., p. 107.

(10).Voir infra « Travail utile et vaine besogne », p. 43.

(11) Selon le choix – certes discutable – du traducteur de l’édition de l’Encyclopédie des Nuisances.

(12).Voir infra « Travail utile et vaine besogne », p. ? ?

(13).« A Factory as It Might Be », in William Morris, Selected Writings (publiés par George Douglas Howard Cole), Londres, Nonesuch Press, 1934, p. 650.  

(14).William Morris, Nouvelles de nulle part, op. cit., p. 221-222.

(15).Voir infra « Des origines des arts décoratifs », p. 90

(16).William Morris, Comment nous pourrions vivre, op. cit., p. 57. Morris compare constamment le commerce à la guerre.

(17).Voir infra « Des origines des arts décoratifs », p. 87

(18).William Morris, « Les Arts appliqués aujourd’hui », in L’âge de l’ersatz, op. cit., p. 105. En revanche, Morris refuse catégoriquement l’idée d’une « mission civilisatrice du capital » à laquelle, malheureusement, Marx lui-même n’était pas toujours insensible. Un des grands mérites de Morris consiste à refuser tout nationalisme et à exprimer son horreur face au sort que les Européens préparaient aux peuples extra-européens au nom du progrès

(19).Ibid., p. 106.

(20).William Morris, « Art et socialisme », in Contre l’art d’élite, op. cit., p. 100.

(21) Serge Latouche, « Un précurseur de la décroissance : William Morris ou l’utopie réalisée » in William Morris, Comment nous pourrions vivre, op. cit., p. 24. 

(22).William Morris, « A Factory as it might be » in William Morris, Selected Writings, op. cit., p. 649-650.

(23).William Morris, Comment nous pourrions vivre, op. cit., p. 75

(24).William Morris, « Art et socialisme », in Contre l’art d’élite, op. cit., p. 94. 

(25).William Morris, « La Société de l’avenir », in L’âge de l’ersatz, op. cit., p. 70.

(26).Bien sûr, pour les marxistes traditionnels, cette critique du machinisme allait déjà beaucoup trop loin : Arnold Hauser admet dans son Histoire sociale de l’art et de la littérature que Morris comprend beaucoup mieux que Ruskin les causes de la décadence de l’art dans le capitalisme, mais il ajoute qu’il reste quand même trop critique envers la machine (Arnold Hauser, Sozialgeschichte der Kunst und Literatur [1953], Frankfurt, Büchergilde Gutenberg, 1970, p. 873.

(27).William Morris, « La Société de l’avenir », in L’âge de l’ersatz, op. cit., p. 65.

(28).William Morris, Comment nous pourrions vivre, op. cit., p. 42.

(29).William Morris, « Comment je suis devenu socialiste », in Contre l’art d’élite, op. cit., p.173. 

(30).Voir infra « Des origines des arts décoratifs », p. 89

(31).William Morris, « Architecture et histoire », in L’âge de l’ersatz, op. cit., p. 56-57. 

(32) William Morris, Comment nous pourrions vivre, op. cit., p. 77.

(33) Ibid., p. 59 (traduction modifiée).

(34) William Morris, « Art et socialisme », in Contre l’art d’élite, op. cit., p. 99.  

(35) Morris critique les réformistes à l’intérieur du mouvement socialiste anglais aussi bien que les fauteurs de troubles violents.

(36) William Morris, « Comment je suis devenu socialiste », in Contre l’art d’élite, op. cit., p.170.

(37) William Morris, « La Société de l’avenir », in L’âge de l’ersatz, op. cit., p. 81.

(38) « Le manque d’enthousiasme pour le douloureux, le tragique et l’obscur de l’âme humaine l’empêcha de contempler la souffrance dans l’art et le maintint envers lui dans une attente de repos et de plaisir », Estela Schindel, « Introducción » in William Morris, Cómo vivimos y cómo podríamos vivir suivi de El arte bajo la plutocracia et de Trabajo útil o esfuerzo inútil, Logroño, Pepitas de calabaza, 2013 (4e édition), p. 34.

(39) Adolf Loos Ornement et Crime, et autres textes (traduit de l’allemand par Sabine Cornille et Philippe Ivernel), Paris, Payot et Rivages, 2003.

(40) « La Société de l’avenir », in L’Âge de l’Ersatz, op. cit., p. 78.