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Le "Capital", une théorie critique?

Lien publiée le 11 février 2016

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.contretemps.eu/lectures/capital-th%C3%A9orie-critique

Dans ce texte, Jacques Bidet condense le fruit de quatre décennies de travail sur l'ouvrage majeur de Marx. En partant de la différence entre lectures économique et philosophique du Capital, il cherche à expliciter le statut épistémologique et politique de la "théorie critique" produite par Marx.  

Le Capital avance censément une théorie du mode de production capitaliste. Et il porte en sous-titre « Critique de l’économie politique ». Mais que faut-il entendre sous ces termes de « théorie » et de « critique » ? Et quelles relations doit-on mettre entre l’une et l’autre ? On pourrait penser que la théorie revient aux chercheurs des sciences sociales, en premier lieu aux économistes, et la critique aux philosophes, juristes, etc. Mais cette division du travail apparaît problématique. Car ici la critique prétend se fonder sur la théorie, avouant par là qu’elle ne vaut que ce que vaut la théorie comme telle, tandis que la théorie se présente d’emblée comme critique, c’est-à-dire comme sans objet propre si ce n’est au regard d’une critique. Cette difficulté se traduit en relations ambiguës entre ces deux prétentions, de théorie et de critique, c’est-à-dire aussi entre ceux qui s’en reconnaissent la charge. Elle tend à se résoudre en confusions dialectiques ou en arrangement éclectiques qui neutralisent à la fois la théorie et la critique. Une cohérence de pensée semble pourtant requise pour une pratique collective orientée vers l’émancipation des rapports de classe1.

I. De quelle sorte de théorie le Capital est-il l’exposé ?

Dans Le Capital, Marx propose une œuvre de « science » (sociale, historique) au sens moderne du terme. Réalisme scientifique constructiviste : il construit un appareil conceptuel, parce que la complexité du réel ne peut être connue qu’à cette condition. L’erreur, à mes yeux, serait de supposer que le projet de théorie, de « science » (sociale), avancée dans Le Capital se résume à être celui d’une théorieéconomique. Marx, en effet, définit son économie du capitalisme dans le cadre d’un programme théorique plus large, qui gouverne l’exposé économique auquel il consacre   son œuvre majeure. Il s’en explique notamment dans la célèbre préface à Contribution à la Critique de l’Économie politique, de 1859. Il y présente le « fil conducteur » qui le guide. Et qui ne cessera de le guider. Un fil d’Ariane qui se propose à qui veut suivre le fil de l’histoire. La métaphore linéaire est cependant rattachée à une métaphore spatiale, à la représentation de la société comme édifice, comme structure articulée en infra- et super-. L’infrastructure économique est, on le sait, comprise comme l’articulation du technologique (« forces productives ») et du social (« rapports sociaux de production » : de propriété, de contrôle de la production, de répartition du produit, etc.). La superstructure juridico-politiquedésigne l’articulation des institutions et des représentations, idéologiques et culturelles, impliquées dans ces rapports de production.

La métaphore architecturale suggère certes que le politique repose sur l’économique (qui le « détermine en dernière instance », et il reste encore à savoir ce que peut signifier, et valoir, cet énoncé). Mais elle fait aussi entendre que les technologies sont inintelligibles en dehors de leurs relations aux rapports sociaux de production, tout autant que ceux-ci en dehors de leurs relations à la superstructure juridico-politique, clé de voûte qui tient tout l’édifice. La « théorie », au sens fort du terme, a pour objet la relation entre tous ces termes : soit le « phénomène social total » (si l’on me permet de reprendre en ce sens l’expression) dans toutes ses interrelations – à partir de quoi pourrait être envisagée une « pratique », soit un projet stratégique d’émancipation des rapports de classe. La théorie, ainsi comprise, n’a pas la prétention de se substituer aux sciences sociales particulières. Elle a pour dessein de les rapporter les unes aux autres. Et de les rapporter à une critique orientée vers une perspective politique. C’est en ce sens qu’elle est une « théorie critique ». Reste à savoir à quelles conditions cela est concevable.

La question présente en elle-même deux aspects : celui de la « science » et celui de la « critique ». J’avancerai donc deux thèses.

Côté « science » d’abord. Si l’on se réfère au « fil conducteur » avancé par Marx, on doit reconnaître que l’objet du Capital n’est pas seulement une « théorie du mode de production capitaliste », comprise comme une science de l’infrastructure économique. Celle-ci en effet se déploie dans le cadre d’une théorie générale (infra-super-structurelle) de la société moderne : de cette société désignée tour à tour, au long de la Postface à la seconde édition du Livre I, comme « capitaliste », « bourgeoise » ou « moderne » , en liant fortement ces trois termes (pp. 23-25, 29)2. Théorie générale de la société moderne (comme bourgeoise-capitaliste) et théorieparticulière (infrastructurelle) de son économie relèvent au même titre du registre de la science sociale. Cela signifie que l’une et l’autre sont sommées de répondre aux mêmes exigences épistémologiques et doivent être discutées sur le terrain de la scientificité (sociale) : confrontées à la question du vrai et du faux.

Corrélativement, ce n’est qu’à partir de cette construction théorique infra-super-structurelle que l’on pourra appréhender le Capital comme discours critique. Le savant-théoricien ne se double pas d’un philosophe-critique qui aurait pour tâche de juger de l’ordre économique ainsi décrit. La critique que met en œuvre le « Marx de la maturité » ne vient pas en surplomb, ni de quelque extérieur au discours de la « science ». Elle est immanente à la théorie en ce qu’elle se présente comme immanente à l’ordre social moderne que celle-ci définit. La théorie marxienne définit une société de classe à laquelle est immanent un potentiel d’autocritique. Cela n’est possible que parce qu’elle a pour objet la relation entre l’ordre politique, qui porte cette prétention, et l’ordre économique. Et c’est ici que les problèmes vont surgir entre l’économiste et le philosophe.

II. Le Capital pour les économistes

Marx écrit en un temps où les diverses sciences sociales, sociologie, économie, histoire, psychologie, anthropologie, prennent leur essor à partir de ce tronc commun que fut longtemps la « philosophie » et où elles s’en séparent. Pour l’économie, le pas est déjà franchi avec Ricardo. Marx ne revient pas en arrière. Mais il fait en sorte que, dans cette séparation, la relation à la philosophie ne soit pas rompue, et que les diverses sciences sociales ne se perdent pas de vue les unes les autres – que l’explication garde le contact avec la compréhension. Sa science économique, en ce sens, n’est pas « positiviste ».

Le Capital, on le sait, n’a pas pour ambition de produire un « traité d’économie », valable pour « la société » en général, mais une théorie de l’économie capitaliste, laquelle prévaut durant une période historique déterminée. Mais cette préoccupationéconomique se donne d’abord dans le contexte d’ensemble « infra-super-structurel ». Et elle ne s’autonomise (relativement) que progressivement au cours du développement de l’exposé, jusqu’à devenir plus purement « technique », se concentrant sur « l’infrastructure ». Ce n’est pas un hasard si les philosophes, les juristes, et même les sociologues et historiens, se sont principalement intéressés aux premières sections du Livre I, même s’ils se sont ensuite, diversement, investis dans d’autres parties du Capital et dans d’autres œuvres de Marx. Ces énoncés primordiaux les interrogent plus immédiatement, car la matrice infra-super-structurelle y est présente en préambule dans son unité constitutive. Voilà ce qu’il faut faire apparaître.

Marx ne commence pas son exposé par les concepts les plus généraux (transhistoriques), du niveau qu’on désignera comme N1 – celui du « travail en général », présenté dans le premier paragraphe du chapitre 7 du Livre I, « Le travail producteur de valeur d’usage ». Il en vient immédiatement à son objet spécifique, qui relève d’un type particulier de société : le « mode de production capitaliste ». Mais, dans ce contexte, il se situe d’abord à un niveau N2, qui est certes constitutif du capitalisme et qui, cependant, ne lui est pas propre. Car le rapport social qu’il définit lui préexiste sous quelque forme, ici et là, depuis des millénaires, n’exerçant qu’une influence le plus souvent limitée, quoique parfois décisive, sur le procès productif d’ensemble. C’est le rapport marchand de production3. C’est bien d’emblée du capitalisme qu’il est ici question. Mais il est pris dans son cadre le plus « général », dans son moment le plus « abstrait » (pour le dire dans la terminologie de Marx) : la forme marchande dans laquelle il s’inscrit. Et la suite va montrer comment celle-ci fait l’objet d’une « transformation » spécifique, c’est-à-dire d’une détermination (« concrète ») par laquelle se définit proprement le capitalisme, qui forme le niveau N3 de l’exposé. Voilà ce qui se joue dans les trois premières Sections du Livre I. L’enjeu de cette séquence est l’articulation entre les niveaux N2 de la valeur, objet de la Section 1, et N3 de la plus-value (ou survaleur), objet de la Section 3, à travers la « transformation » de l’une en l’autre exposée dans la Section 2. Mais les économistes et les philosophes ne portent pas le même regard sur cette séquence.

Les économistes, même ceux qui jugent cette théorie non pertinente, n’ont pas trop de difficulté à suivre le cheminement logique (non historique) qu’elle propose, allant du simple au complexe. Marx, à la  Section 1, part de l’hypothèse d’une logique de production purement marchande, où la concurrence s’organise entre producteurs indépendants, incités à produire dans le moindre temps les produits demandés sur le marché ; à ce niveau abstrait, la concurrence s’établit autour de la valeur, définie par le « travail socialement nécessaire » dans des conditions techniques et sociales déterminées. Puis, Section 3, Marx considère le fait que certains détiennent les moyens de production, et la situation dès lors se complexifie : cette contrainte de marché subsiste, mais la concurrence s’établit non plus autour de la valeur, mais autour de la plus-value, dans une lutte où l’emportent ceux qui parviennent à engranger le maximum de profit. La cohérence entre la théorie de la valeur-travail et celle de la plus-value tient à ce que la plus-value ne peut, dans ce cadre analytique, provenir que du fait que le salarié travaille plus longtemps qu’il n’est nécessaire pour produire les biens qu’il peut acquérir par son salaire.

On notera que cette cohérence de la théorie marxienne de la « valeur-travail » n’autorise pas à en faire un principe de calcul empirique. Marx s’en explique aux Sections 1 et 2 du Livre III. D’une part, les capitalistes, pour leurs calculs rationnels, n’en ont aucunement besoin. Ce qui les intéresse pratiquement, ce n’est pas le taux d’exploitation ou taux de plus-value,  PL/V, rapport entre travail « non payé » et travail « payé » : c’est le taux de profit, PL/C+V, rapport entre le profit et le capital engagé, dont l’expression ne nécessite pas les concepts (marxiens) de valeur et de plus-value impliqués dans PL/V4. « Il est indifférent pour le capitaliste de considérer qu’il avance le capital constant pour tirer bénéfice du capital variable ou qu’il avance ce capital variable pour mettre en valeur le capital constant », écrit Marx au début du chapitre 2 du Livre III. D’autre part, les marchandises capitalistes ne s’échangent pas « à la valeur », mais en fonction de ce que Ricardo déjà appelait les « prix de production », déterminés, selon les mécanismes de la concurrence, par « coûts de production + profit moyen ». En conséquence, les économistes qui se réfèrent au marxisme ne sont pas conduits à proposer d’impossibles « calculs en valeur ». Ils utilisent les données standards de l’économie, mais en prenant pour « fil conducteur » l’analyse socio-économique de Marx, selon laquelle les capitalistes n’ont d’autre logique que le profit et son accumulation – avec les contradictions sociales qui en découlent. Ils visent à en décrypter les conséquences sur la reproduction du capital, sur les crises, sur les relations entre profit, rente et intérêt, etc.5

L’économiste va certes se trouver confronté aux catégories juridico-politiques dans lesquelles les catégories économiques sont inextricablement enchâssées, du fait que l’infrastructure présuppose toujours la superstructure. Mais son élaboration propre va exiger qu’il en fasse abstraction dans la construction des figures ultérieures de la reproduction, de l’accumulation (Livre I), de la « circulation » (Livre II), de la division de la plus-value en profit, intérêt et rente, de la crise (Livre III), etc. Le travail de « science économique » est devenu autonome. Cela ne veut pas dire que les questions économiques et sociopolitiques n’interfèrent plus entre elles. Mais la construction économique suit son chemin propre, envisageant tour à tour la structure capitaliste, les conditions de son émergence et ses tendances historiques. Et l’économiste est fondé à lire cette œuvre comme unethéorie du capitalisme se développant logiquement, du commencement à la fin, par déterminations successives, en discours économique.

III. Le Capital pour les philosophes

Devant ce commencement « marchand » du Capital, les philosophes se trouvent confrontés à de tout autres problèmes. Ils y découvrent en effet nombre de concepts qui excèdent le champ d’une « économie », et qu’on ne peut considérer comme allant de soi, ni comme étant là pour la figuration – surtout si l’on comprend que tout cela concerne le capitalisme et non seulement quelque société antérieure. Le concept économique de production marchande N2 s’inscrit en effet très explicitement dans le contexte supposé de relations, juridico-politiques, entre des partenaires producteurs-échangistes, qui se considèrent, sous ce rapport du moins, comme « libres », « égaux » et « rationnels ». Voir la raillerie de Marx à la fin du chapitre 6 : « Liberté, Égalité, Propriété et Bentham ». Or le passage à N3 renverse la situation : il les introduit dans une relation d’exploitation et de domination d’une classe sur l’autre. Ce qui pour l’économiste est une simple complexification du modèle constitue pour le philosophe un triple renversement dont il doit rendre compte : de l’égalité en inégalité, de la liberté en assujettissement, du rationnel en irrationnel.

Rendre raison de cette relation entre N2 et N3 (soit entre Section 1 et Section 3) s’annonce comme une difficile épreuve. Le commentaire philosophique s’est depuis toujours emparé de cette question. Mais il opère selon deux voies qui demeurent, à mes yeux, l’une et l’autre, foncièrement inadéquates6.

Selon la première – appelons-là la solution « éclectique » –, qui prévaut dans la présentation habituelle du Capital, notamment quand elle est le fait de philosophes, Marx commence par la « surface », par le « phénomène » au sens de ce qui est immédiatement visible. La Section 1 concernerait seulement le « procès de circulation » : elle analyse les normes de l’échange sur un marché et les relations entre marchandises et argent, selon la figure M-A-M. À travers la Section 2, nous accéderions au « procès de production », exposé à la Section 3. La séquence A-M-A’, celle où, de l’échange, émerge une plus-value, soit le plus « ‘ » de A’, n’est, en effet, intelligible qu’à la condition qu’entre maintenant en jeu une marchandise M particulière, la « force de travail », laquelle est achetée pour être mise au travail dans un procès de production P, d’où ressort un plus de valeur (parce que le temps de travail effectué dans la période considérée est plus long que celui nécessaire à la production des biens que procure le salaire correspondant). Soit une séquence A-M-P-A’, où « P » figure le procès de production proprement capitaliste en tant qu’il génère un surplus en forme de plus-value. L’approche ainsi formulée conduit certes, en corrélation à celle des économistes, à une identification de l’exploitation de la force de travail, comprise comme principe d’accumulation du capital. Mais, en donnant à penser que la Section 1 aurait pour objet la circulation (marchande) et la Section 3 la production (capitaliste), et que l’on passerait ainsi du phénomène, soit de la relation entre échangistes (qui existe avant le capitalisme, mais se généralise dans le capitalisme), à l’essence, soit au rapport de classe, elle opère une sorte de trivialisation du propos qui le vide d’une part de son potentiel (et cela vaut notamment, on le verra, pour le concept de « fétichisme », qui va se trouver étroitement assigné à cet ordre « phénoménal »).

Ce n’est pas ainsi, en effet, que l’on peut comprendre la théorie de Marx. La Section 1 a pour objet non pas la seule « circulation » marchande, mais aussi et d’abord ce dont elle est le corrélat : la production marchande. Le rapport marchand de production (N2) est celui qui relie entre eux des producteurs autonomes en concurrence sur un marché. En ce début du Capital, c’est bien du capitalisme qu’il s’agit, mais considéré dans la logique de production N2 qui lui est inhérente, même si, comme on l’apprend par la suite, il la reconfigure, la « transforme », la détourne en une autre logique de production N3, liée à l’usage d’une marchandise spécifique, qui est la force de travail. Bref, ce premier moment de l’exposé, celui de la Section 1, relevant de N2, celui de la valeur (dite valeur-travail), ne présente pas une simple théorie de la « circulation », mais bien une théorie de la production (marchande), comme cette logique sociale rationnelle qui est toujours à l’arrière-plan du capitalisme.

Cette première lecture7 est donc foncièrement inadéquate. Elle dévalue la Section 1 : elle fait disparaître le concept abstrait de production marchande et condamne de ce fait à une certaine évanescence le complexe juridico-politique qui s’y rattache. Elle est éclectique au sens où elle relève d’un bricolage qui ne retient du rapport marchand qu’une logique d’échange, sans l’impliquer dans une logique de production (de valeurs d’usage). Ce qui ne permet qu’une vue très myope de sa relation, complexe et socialement contradictoire, à la logique capitalisted’accumulation (de plus-value). Et, pour sortir de cet éclectisme tranquille, il ne suffit pas de prendre acte qu’il s’agit bien ici de la logique marchande de production, qui précède le capital mais ne se vérifie pleinement qu’en lui. Il faut entrer dans la série complexe des problèmes théoriques qui découlent de la relation économico-politique contradictoire entre logique sociale marchande et logique sociale capitaliste, que seule, à mes yeux, peut faire apparaître ce que je désignerai comme l’approche métastructurelle8.

La seconde solution, tout au contraire, surévalue  la Section 1. Appelons-la la solution « dialecticienne »9. Se présentant volontiers comme une nouveauté, elle consiste à faire de la théorie de la valeur présentée à la Section 1 – et non de la théorie de la plus-value exposée à la Section 3 – le pivot de la critique de « l’économie politique » et de la société capitaliste. En un temps où l’on peut craindre davantage « de ne pas se faire exploiter » (de ne pas trouver d’emploi salarié) que de « se faire exploiter », la critique tend à se porter sur la précarité du travailleur, sur la marchandisation universelle (celle des corps au travail, des savoirs humains et de tout l’environnement naturel), sur la dissolution de toutes les valeurs d’usage, des valeurs de vie, de culture, de métier dans les abstractions glacées du calcul financier, et sur la perte de sens qui en dérive. On n’oublie pas l’exploitation, marchandisation de la force de travail ; mais on l’inscrit dans le registre de la marchandisation-abstraction généralisée. La théorie de la valeur est ici reprise en termes dialectiques, tels que les rapports de production capitalistes apparaissent comme la réalisation de ce qu’elle porte déjà en germe. L’exégèse de Moshe Postone porte à l’extrême cette tendance observable, à des titres divers, dans nombre de présentations récentes du Capital, notamment celle qui se réclament d’une « nouvelle dialectique » (New Dialectic, voir Christopher Arthur) ou d’une « critique de la valeur » (Wertkritik, voir Robert Kurz). L’argument porte sur l’idée que, dans la marchandise, la valeur, comme donnée abstraite référée au « travail abstrait », l’emporterait sur la valeur d’usage, référée au « travail concret ». En ce sens, l’argent, déjà, dirait la vérité du capital. Ce retour sur la valeur, qui peut se prévaloir de toute une tradition remontant à Lukacs (traducteur de thèmes wébériens en langage marxien), se donne aussi comme la critique d’un supposé vieux discours productiviste, et se revendique comme l’alpha et l’oméga d’une écologie marxiste.

En réalité, pourtant, on ne peut lire ainsi les textes invoqués. Dans Le Capital, en effet, Marx abandonne les thèmes « dialectiques » explorés dans ses textes antérieurs. Il renonce à l’idée, qui avait d’abord été la sienne, d’une dialectiqueconduisant d’une « forme-valeur » M-A-M, à une « forme-capital » A-M-A’, soit l’idée de comprendre la première, figurant le rapport social marchand, à partir de son développement dans la seconde, figurant le rapport social capitaliste. La figure A-M-A’ est bien une « transformation » de M-A-M, mais elle n’est plus supposée exprimer une « forme », Form, c’est-à-dire un rapport social : elle n’est plus qu’une « formule », Formel, renvoyant à une représentation de la conscience ordinaire. La contradiction qu’elle comporte (comme séquence d’équivalences engendrant un surplus) ne désigne pas une contradiction réelle, mais une simple contradictiondans les termes, qu’il faut lever pour en arriver au concept de capital comme rapport d’exploitation10. Du registre N2 au registre N3, il n’y a donc pas de continuum dialectique, mais une rupture, dont le statut cependant reste à préciser. On notera que, dans la dernière formulation de la théorie de la valeur – celle de la seconde édition allemande et de la version française « entièrement révisée par l’auteur », comme il est dit sur la page de couverture –, dans ce moment ultime de sa recherche, Marx abandonne aussi l’idée qu’il y aurait « contradiction »,Widerspruch, entre la valeur d’usage et la valeur, ces deux « côtés » de la marchandise, « contreparties », Gegenteile, l’une de l’autre. Cette idée d’une contradiction immanente au registre N2 de la logique de la production marchande, impulsant une marche en avant de la valeur au capital, n’a plus de place dans l’exposé « positif » qu’il en fournit11.

La confusion (gravissime) propre aux lectures « dialecticiennes » se noue autour d’une surimpression de deux sortes d’abstraction que Marx se propose expressément de distinguer. D’une part, l’abstraction propre à la valeur N2, celle du « travail abstrait » : elle concerne le travail abstraction faite de son contenu concret particulier, donc en ce qu’il est semblable à tout autre, à savoir dépense d’une force de travail (du « cerveau », des « muscles », des « nerfs »…). Et, d’autre part,l’abstraction propre à la plus-value N3 : elle consiste en ce que la logique du capitaliste, en tant que propriétaire (disons aujourd’hui typiquement « actionnaire », « financier »), n’est pas la production de marchandises comprises comme des valeurs d’usage, mais, rigoureusement, de survaleur, ou, comme dit Marx en français, de plus-value, c’est-à-dire la production et l’appropriation d’une richesse abstraite. Dans l’analyse de Marx, l’abstraction du travail abstrait se traduit dans celle de la valeur. Ayant exposé aux §§ 1 et 2 du premier chapitre le « rapport de valeur », il en déduit une analyse de l’argent : c’est là l’objet du § 3, « Forme de la valeur ». Au total, il fait apparaître le marché, rapport marchand de production, comme un dispositif rationnel, dont l’argent est la clé de voûte. L’argent est cette marchandise universelle qui permet la circulation des marchandises particulières entre ceux qui les produisent ou les détiennent : il est cette « abstraction réelle » qui permet à son possesseur de disposer de biens concrets à consommer. L’abstraction de la plus-value est une « abstraction réelle » d’un tout autre genre. Le capital, plus-value accumulée, est cette entité abstraite qui permet à celui qui la détient de disposer d’autres humains, de leurs forces de travail, pour un objectif qui est nécessairement d’obtenir une plus-value plus importante que le concurrent (faute de disparaître devant lui), quelles qu’en soient les conséquences sur les humains, les cultures et la nature. C’est ici, dans le moment N3 de la production capitaliste, et non dans celui N2 du rapport marchand de production comme tel, que se situe l’axiome écologique de Marx (le capital, non la valeur comme telle, détruit la nature). Et d’une façon plus générale, la question des relations entre rationnel et irrationnel, entre sens et non-sens, etc.

Telles sont, à mes yeux, les deux contextes d’interprétation qui, depuis les années 60, gouvernent en arrière-plan le travail philosophique sur la théorie du Capital. Leurs déficiences, inégales, il est vrai, incitent à reprendre l’exposé de Marx par le commencement – si, du moins, on attend de cette œuvre qu’elle ouvre la voie à une « théorie critique ».

IV. Reprendre théorie et critique par le commencement

Si l’économiste et le philosophe se trouvent en décalage face à la conceptualité de la Section 1, c’est parce que le rationnel et le raisonnable se développent théoriquement selon des cours hétérogènes.

Dans le dispositif marchand de production, l’économiste lit un modèle rationnel, dont la rationalité consiste en ce que les producteurs s’y trouvent incités à produire efficacement, informés de ce qu’il convient de produire, et que son fonctionnement assure son propre équilibre – dont l’argent est le medium universel. C’est le marché, la logique marchande (concurrentielle) de production, comme « forme sociale » historiquement particulière, qui rend compte de la marchandise, avec l’interrelation spécifique de ses éléments constitutifs : travail concret et travail abstrait, valeur d’usage et valeur12. Le véritable objet du chapitre 1, c’est donc, en dépit de son titre, non pas platement « la marchandise », mais le marché, comme forme ou logique de production : l’élément (la marchandise) se comprend à partir du tout (le marché). Et le tout est supposé parfaitement rationnel.

Le philosophe critique s’investit tout naturellement dans une considération de sens inverse : avant même d’en venir à l’implication du marché dans l’exploitationcapitaliste (Section 3), Marx charge celui-ci de pathologies propres, qu’il désigne sous le nom de fétichisme de la marchandise et d’aliénation marchande (Section 1).  

Ce qui, me semble-t-il, a cependant échappé aux philosophes lecteurs du Capital, c’est que ce fétichisme procède lui-même du fait de raison inhérent au rapport marchand de production : nous nous y supposons et prétendons libres, égaux et rationnels. Marx, pourtant, s’en explique lumineusement dans les premières pages du bref chapitre 2. « Les marchandises ne peuvent point aller d’elles-mêmes au marché ni s’échanger d’elles-mêmes entre elles » (p. 93) : c’est nous qui, des biens, faisons des marchandises. Puisque nous sommes censément libres, c’est librement que nous nous imposons – par un « acte social général », par une « action sociale », par un « acte commun », car « au commencement était l’action » – un ordre social de marché, un ordre dans lequel les marchandises, donc, semblent s’échanger spontanément les unes contre les autres. Cet acte est pacte, un « dessein commun », unum consilium, comme le fait entendre la citation latine deL’Apocalypse (pp. 96-97). Un pacte de soumission « à la Bête ». Et ce n’est pas le Capital qui se trouve par là désigné : à ce stade de l’exposé, comme y insiste Marx dans une note du chapitre 1, § II, on ne sait encore rien du rapport capital/travail. C’est de l’Argent qu’il s’agit, en tant que Medium de l’ordre marchand comme tel. Le marché, arbitré par l’argent, est ce fétiche, œuvre de nos mains, fruit de notre libre choix, devant lequel nous nous inclinons. C’est là, donnée au chapitre 2, l’ontologiedu fétichisme (où l’être est acte), dont le § IV du premier chapitre ne livre encore qu’une phénoménologie. À travers ce pacte fondateur du corps social, nous définissons notre être-en-acte en commun par la logique marchande13.

Ainsi se définit l’aliénation marchande : elle est une auto-dépossession. La contradiction interne à cet ordre marchand ne réside pas dans sa logique prise en elle-même, laquelle est parfaitement rationnelle – à ce stade N2 du moins de l’analyse, où n’est pas encore construit le concept N3 de la marchandisation de la force de travail. Elle tient à ce que, à nous en remettre à une logique de marché, nous perdons tout contrôle sur notre existence commune. Nous sommes censément libres sous une loi (du marché) à laquelle nous nous soumettons – par un acte primordial où s’exprime censément notre liberté – comme à une loi naturelle. Nous ne pouvons sortir de cette contradiction, sortir de la caverne, que si nous parvenons à nous représenter qui nous sommes et ce que nous pouvons être. De quoi, en effet, nous dépossédons-nous ? Cela est clairement apparu, dans ce § IV précisément, mais seulement vers la fin du texte, quand il ne semble plus être question du fétichisme : nous nous dépossédons de notre faculté de nous concerter ensemble pour élaborer des fins et des moyens raisonnables d’existence. Soit de nous organiser selon des plans discursivement concertés. Un autre « acte primordial » est donc possible, mais qui n’est encore proposé que sous la forme d’une expérience de pensée : « représentons-nous enfin, écrit Marx, p. 90, une réunion d’hommes libres, travaillant avec des moyens de production communs, et dépensant, d’après un plan concerté, leurs nombreuses forces individuelles comme une seule et même force de travail social »…etc., jusqu’à ce que l’on en arrive à des « rapports transparents et rationnels avec (nos) semblables et avec la nature » (p. 91).

Voilà d’emblée l’horizon qui sera celui de tout l’ouvrage, et déjà du parcours du Livre I : il s’agira de montrer comment la dynamique même du capitalisme, qui conduit à l’émergence d’entreprises industrielles toujours de plus en plus grandes et corrélativement de moins en moins nombreuses (finalement, peut-être une par branche, risque Marx), marginalise peu à peu le marché. Car dans la firme prévaut un autre mode de « division du travail », soit de coordination sociale, qui est « l’organisation » (versus « le marché »). Cette organisation, despotique sous la férule du propriétaire capitaliste, peut devenir démocratique sous le régime des producteurs associés. La concertation, qui s’exprime dans l’organisation, par des plans élaborés en commun, apparaît d’emblée comme l’alternative rationnelle et raisonnable au marché. En ce sens, le préambule que constitue la Section 1 formule la perspective générale de l’ouvrage et son objet : dessiner le chemin du capitalisme au socialisme comme conduisant d’une société gouvernée au-dessus de nous par le marché à une société de planification concertée entre tous.

 Á ce point, Section 1, Marx n’a encore exposé que le présupposé de la structurecapitaliste de classe, N3 : ce qu’elle présuppose, et pose (c’est-à-dire produit) constamment, et que j’appelle en ce sens « métastructure », N2. Il peut, à partir de là – car la théorie de la valeur fournit les concepts nécessaires à celle de la plus-value –, passer de l’aliénation marchande à l’exploitation capitaliste. Et l’on y retrouve cette conceptualité à double face, économique et politique, où la rationalité capitaliste affronte une prétention de raison dans une lutte de classe où l’adversaire se revendique libre, égal et rationnel – par où la structure fait incessamment retour sur la métastucture qu’elle présuppose. Á mesure que l’analyse économique va se développer, se concrétiser, la critique va voir son champ s’élargir. Elle se porte aujourd’hui plus volontiers sur le terrain de l’entreprise, de l’armée de réserve, du pillage écologique, impulsée par diverses philosophies, en référence à la reconnaissance, à la justice, à la communication, à la pulsion de vie ou à l’exigence de sens. Elle est immensément productive. Mais cette satisfaction ne doit pas nous empêcher de revenir sur ce qui me semble être une erreur initiale, d’ordre théorique, à propos de laquelle, donc, se pose la question du vrai et du faux, mais qui implique aussi son autre face, critique. Il en découle un flot de conséquences conceptuelles et pratiques.

Le point fort de l’élaboration marxienne est bien de montrer comment cette chose rationnelle qu’est le marché se trouve instrumentalisée en rapport de classe. Pour le dire en des termes en affinité avec ceux de l’École de Francfort, Marx déchiffre la modernité capitaliste comme « instrumentalisation de la raison ». Il montre bien que le secret le mieux gardé du « fétichisme » est le fait que, si le marché supposé librenous tient sous sa loi, cela vient du fait que nous l’érigeons en fétiche souverain (telle est la lecture ontologique que je propose du phénomène fétichiste, m’appuyant sur des formulations de Marx bizarrement ignorées par les commentateurs). Mais cela ne l’autorise pas à en déduire que nous ne pouvons nous en délivrer qu’en lui substituant l’alternative de l’organisation selon des plans supposés concertés. On peut certes définir ainsi le « socialisme ». Mais, dès qu’il apparaît que « l’organisation » est, à l’instar du marché, génératrice des privilèges de classe reproductibles – cela brutalement dans le « socialisme réel » et tout aussi massivement dans les sociétés dites « capitalistes » –, on vient à s’interroger sur le bien-fondé de la démarche de Marx.

On pourrait penser que ceux qui « se représentent une société d’hommes libres, etc. se gouvernant selon plans communs » sont déjà parfaitement capables d’engager des processus qui soumettent le marché capitaliste à certains cadres d’organisation établis en commun. C’est du reste, bien évidemment, ce qui s’est historiquement produit, quoique à des degrés variables dans l’espace et le temps. Or, paradoxalement, il est remarquable que Marx ne s’intéresse pas à cette éventualité. On dira que c’est cela qui fait l’intérêt de son travail : il poursuit jusqu’au bout, sans concession, l’analyse de la rationalité proliférante et destructrice propre du capitalisme. Il s’intéresse à l’organisation, mais dans ce strict contexte, comme fait du capitalisme. On sait, bien sûr, que sa sympathie allait à toute forme de production collective capable de trancher avec le capitalisme, des coopératives à la commune russe. Mais il ne formule pas sur ces sujets d’énoncé à la hauteur de son propos théorique sur le capital. On doit naturellement s’interroger sur les circonstances historiques qui ont fait que les marxistes révolutionnaires de la première génération ont pris au pied de la lettre l’axiome de « l’abolition de la propriété privée (des moyens de production) et du marché ». Mais ce n’est pas ici le propos. Je m’en tiendrai à considérer pour elle-même l’incomplétude théorique initiale du Capital sous le double chapitre de la théorie et de la critique.

VI. L’incomplétude théorique du Capital et son poids sur la critique

C’est Marx qui, le premier, a formulé l’idée que notre rationalité productive commune se réalise au travers de deux médiations, le marché et l’organisation. Mais il les a enfilées en un « grand récit » historique, déroulement de son « fil conducteur », qui va du marché (qui domine dans le capitalisme) à l’organisation (qui annonce le socialisme). Ce n’est pas cet historicisme  – qui comporte aussi sa part de vérité, à définir – que je voudrais ici lui reprocher, mais l’incomplétude de son structuralisme, de sa théorie de la structure moderne. Et il me semble que ce défaut de construction n’a pas été relevé par ceux qui se sont penchés sur son œuvre ou s’en sont réclamés, quand bien même ils s’affirmaient par ailleurs comme des critiques de la bureaucratie, de la technocratie, etc.14 Il a manqué à Marx de saisir que, dans la société moderne – dont il esquisse les « lois de mouvement » supposées du capitalisme présent au socialisme à venir –, ces deux « médiations », comme il les appelle15, sont, d’emblée, co-constitutives d’une infrastructure qui est plus large que celle d’un mode de production seulement « capitaliste » – et possèdent semblablement leur contrepartie, leur autre-face, superstructurelle. Les deux médiations se trouvent co-imbriquées dans toute activité productive et co-impliquées dans toute pratique politique. Ce que Marx désigne comme non « productif » (il entend : de plus-value), recouvrant notamment les produits et services de la sphère étatique et administrative, est donc tout aussi structurellement constitutif de la forme moderne de société, et cela depuis le commencement. On est ainsi conduit à élargir l’hypothèse de Marx : la structure moderne de classe et d’État, considérée dans son ensemble, ne se réduit pas au « capitalisme ». Ce qualificatif ne définit pas adéquatement la société moderne (à la limite, il constitue un obstacle épistémologique). La classe dominante comporte deux forces sociales plus ou  moins antagoniques ou convergentes selon l’époque, celle du « pouvoir-propriété » sur le marché et celle du « pouvoir-savoir » dans l’organisation – soit de la compétence, au sens étroit non d’être savant-compétent mais « d’avoir compétence » (où l’on retrouve Bourdieu et Foucault). Et, face à cette domination, la « classe populaire » se divise en fractions diverses  – « indépendants », salariés du privé ou du public, précaires, chômeurs, etc. –, selon leur mode d’articulation au marché et à l’organisation et selon des rapports très divers à ces médiations, suivant que, en fonction de ses appartenances nationales, professionnelles, familiales ou générationnelles, on se trouve hériter de luttes donnant une certaine emprise sur elles, ou réduit à subir leur instrumentalisation. Mais tous doivent faire face à cette double instrumentalisation. C’est ainsi que l’analyse métastructurelle décrypte les facteurs de division et le potentiel d’unité de cette classe populaire.

S’il en est ainsi, on comprend aussi que, tout comme l’ordre rationnel de l’économique se clive en marché et organisation, l’ordre raisonnable du politique se clive également entre prétention de contractualité de chacun à chacun et de contractualité entre tous – entre liberté dite « des modernes » et liberté dite « des Anciens », inséparables l’une de l’autre. Cette Raison que « la modernité » instrumentalise dans la structure moderne de classe, c’est toute cette métastructure (présupposé posé de cette structure) dont les deux « faces », économique et juridico-politique, s’articulent selon les deux « pôles » du marché et de l’organisation. Et c’est ici que l’on retrouve la question de la critique. Car, dans la société moderne, le marché et l’organisation, ces deux médiations, ne se présentent qu’avec la prétention d’être les relais du discours communicationnel immédiat, seuls aptes à assurer les tâches de la coordination sociale dont il est incapable au-delà d’une certaine complexité. Telle est la fiction contractuelle de l’État moderne,supposé restituer cette « immédiateté » dans le discours commun qui fait la loi sous la condition où 1 voix = 1 voix. Le marché est supposé libre et l’organisation de quelque façon supposée concertée : l’ordre social dans son ensemble, avec ses contraintes, y compris celles qui pèsent sur le salarié dans sa soumission à l’employeur, est supposé être défini en commun. Mais cette prétention est traversée par le « différend », l’amphibologie primaire du logos moderne. Les maîtres du marché et ceux de l’organisation déclarent que l’ordre régnant assure au mieux qu’il est possible les conditions d’une vie libre, égale et raisonnable. Le peuple d’en bas, la multitude, arbore le même drapeau, mais en termes de « cela doit être ! – et cela sera !  ». Dans ce combat, le discours de liberté-égalité-rationalité est de part et d’autre égal à lui-même, et pourtant n’est fait que de concepts « essentiellement contestés ». Cela ne signifie pas que la multitude ait toujours raison, mais que c’est globalement à elle qu’il faut attribuer les progrès de civilisation dont on gratifie généralement le « capitalisme » – qui n’a en réalité d’autre fin que la richesse abstraite du profit. Tel est le foyer de critique immanente à la lutte moderne de classe.

C’est tout cela ensemble, médiations et discours immédiat, et non seulement le marché, qui forme la « métastructure de la modernité », l’enjeu d’une instrumentalisation, cependant toujours elle-même disputée. C’est en cela que la forme moderne de société porte un potentiel d’autocritique. C’est là son « présupposé posé », le présupposé qu’elle « pose », qu’elle produit – au sens où Marx montre que le capital pose, produit, universellement le rapport de marché, avec toutes ses implications juridico-politiques. Mais quand l’ordre social reproduit ses conditions d’existence, il n’est pas voué à une reproduction à l’identique. Car ce qui se trouve reproduit, ce sont des possibilités alternatives soit dans le sens du marché, soit dans le sens de l’organisation, sous l’arbitrage supposé d’une parole socialement partagée. On doit en conclure que d’en haut on fera tout pour la faire taire, et qu’en bas la lutte, quand elle advient, est une lutte pour la faire entendre, en sorte que le marché soit gouverné par l’organisation, et l’organisation par la parole démocratiquement partagée entre tous. Pour être recevable comme théorie réaliste, et pour assurer sa tâche critique en même temps qu’analytique, la conception issue de Marx a donc besoin d’être corrigée et reconstruite sur une base plus large – élargissement qui touche à la fois l’infrastructure et la superstructure, et leurs relations. L’analyse « métastructurelle » a pour objet premier leur interrelation dans la lutte de classe. Elle fait apparaître que la critique n’existe que dans la lutte de classe. Et que celle-ci est à conduire sur les deux fronts de la classe dominante. Elle tend à la construction du peuple comme classe capable de s’émanciper des rapports de classe16. C’est en ce sens qu’elle s’inscrit sous la bannière d’une « théorie critique ».

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Image en bandeau : Das Kapital, 1867 (via Wikimedia Commons).

  • 1.On pourra lire l’analyse ici présentée comme un dialogue imaginaire avec un certain nombre d’auteurs qui ont interagi dans l’espace de la revue Actuel Marx. Notamment, et à des titres très divers, Étienne Balibar, Gérard Duménil, Stéphane Haber, Emmanuel Renault et Franck Fischbach. Je les remercie des multiples incitations qu’ils ont apportées à ma réflexion.
  • 2.Les références au Capital renvoient au tome 1 de l’édition en huit volumes, Paris, Éditions sociales, 1978.
  • 3.Voir, par exemple, Kenneth Pomeranz, Une grande divergence, Paris, Albin Michel, 2010, pp. 123-177 : « Les économies de marché en Europe et en Asie ».
  • 4.Ou PL signifie plus-value, V, capital variable, correspondant au salaire payé, et C, capital constant, coût en inputs matériels.
  • 5.Pour une explication plus détaillée sur ces deux points, voir Que faire du Capital ?, PUF, 2000 (2nde éd.), pp. 180-185.
  • 6.Je laisse ici la lecture historisante, encore fréquente, qui comprend cette Section 1 comme consacrée à une production marchande simple précapitaliste, ou l’interprète comme un commencement à la fois logique et historique. Elle n’est ni plausible philologiquement ni pertinente théoriquement.
  • 7.Les confusions qu’elle comporte tiennent notamment à une incompréhension du chemin parcouru entre les Grundrisse et Le Capital, et entre la première et la seconde édition de celui-ci. Voir mon livre L’État-monde, Paris, PUF, 2011, pp. 36-51.
  • 8.C’est dans Que faire du Capital ?, chapitre VI, voici plus de quatre décennies, que j’ai présenté cette lecture de l’œuvre de Marx selon laquelle l’objet de la Section 1 est la logique de la production marchande comme telle. Et cela à l’encontre de toutes les interprétations antérieurement proposées par les commentateurs philosophes. L’idée ne s’en trouve ni dans les commentaires hégélianisants, de loin les plus nombreux, qu’ils soient russes, allemands, français ou italiens, ni chez les althussériens (l’analyse du « fétichisme » proposée par Étienne Balibar incitait cependant à chercher dans cette direction, voir Cinq études du matérialisme historique, Paris, Maspero, 1974, pp. 205-227), ni dans les travaux philologiques de langue anglaise. Elle a pourtant dû faire souterrainement son chemin puisqu’elle figure aujourd’hui dans certaines présentations de la théorie de Marx, sans, du reste, que les conséquences en soient vraiment tirées. Elle apparaît certes, et depuis longtemps, chez certains économistes, dont Sweezy déjà, mais il s’agit alors de la seule construction, diversement comprise, du concept économique, du plus simple (le marché) au plus complexe (le capital). S’agissant de la dimension politiquequi lui est inhérente, il faut rendre compte tout à la fois du « retournement » de l’égalité et de la liberté en leur « contraire », inégalité et illiberté, et aussi du fait que la domination de classe ne peut cependant s’exercer en dehors de ce présupposé qui lui est structurellement inhérent. C’est à partir de là que se développe la théorie métastructurelle, exposée pour la première fois dans Théorie générale (PUF, 1999), et redéployée à partir du Capital, dans Explication et Reconstruction du Capital (PUF, 2004).
  • 9.Il y a certes « dialectique » dans Le Capital. Mais elle est, à mes yeux, à comprendre tout autrement : dans la relation de « présupposé-posé » que fait apparaître l’analyse métastructurelle.
  • 10.Pour un historique philologique détaillé, voir Que Faire du Capital ?, pp. 142-150. Ou, plus brièvement, Explication et Reconstruction du Capital, pp. 101-104.
  • 11.Voir, dans la passage cité ci-dessus de Explication…, comment Marx corrige son texte de la première édition, Das Kapital, Hamburg, Verlag von Otto Meissner, 1867, p. 44, à la seconde, faisant disparaître l’idée d’un développement dialectique d’une contradiction,Widerspruch.
  • 12.La « valeur » au sens de Marx se définit dans les deux composantes de la relation concurrentielle entre producteurs indépendants. (1) La concurrence au sein de la branchefait que ce qui détermine la valeur sur le marché, c’est le temps de travail nécessaire en moyenne pour ce produit déterminé (car le producteur se trouve incité à élever sa productivité au moins à ce niveau de rendement). C’est ainsi que la valeur se définit par « le temps de travail socialement nécessaire » – une donnée fluctuant en fonction des mutations techniques(2) La concurrence d’une branche à l’autre fait que l’on va se porter vers la production de marchandises qui, pour le même temps de travail, rapportent le plus (un « plus » qui se vérifie en monnaie) – une donnée fluctuant en fonction notamment des variations de l’offre et de la demande. C’est ainsi que la valeur se définit par le travail abstrait : abstraction faite de son objet particulier et de la nature du produit. Bref, dans ce commencement, Marx suppose des concepts préalables N1 du travail en général, toujours à la fois concret et abstrait, de la production et de la coopération en général. Et il exposeles concepts premiers N2, ceux d’une logique spécifiquement marchande de production, dans laquelle le produit se trouve affecté d’une « valeur ». Le modèle, comme en témoigne l’ultime version du Capital, ne laisse pas de place pour la contradiction.
  • 13.L’interprétation nouvelle ici proposée, fondée sur le Chapitre 2, ne se substitue évidemment pas à l’approche « phénoménale » formulée au Chapitre 1, IV, qui décrypte le monde d’illusions sécrétées par une marchandisation généralisée : un monde de choses s’échangeant naturellement entre elles : occultation des relations de production sous-jacentes. Mais elle la rapporte à une ontologie sociale qui en est la condition réelle, encore plus occultée. On notera qu’elle ne figure pas encore dans Explication…, dont le § E141 devrait être corrigé en ce sens.
  • 14.On m’épargnera de citer ici la longue liste des exégètes allemands, français, italiens et de langue anglaise qui se sont penchés sur ce point de départ de l’exposé de Marx, qui en détermine toute la suite. En dehors de la référence à la métastructure, instrumentalisée dans la structure, il manque toujours, à mes yeux, les éléments requis tant pour la construction d’une théorie de la société moderne que pour une perspective de luttes d’émancipation des rapports de classe.
  • 15.Voir notamment Grundrisse, Paris, Éditions Sociales, 1980, Vol. I, pp.108-109.
  • 16.Cette théorisation métastructurelle ne se conçoit pas comme celle du tout social, à supposer qu’une telle chose soit concevable. Á côté des rapports de classe, il en est d’autres, comme ceux de sexe. Elle ne théorise que la structure moderne de classe-et-d’État. Elle appelle donc une autre théorie, qui est celle non pas de la structure, mais du Système-Monde, où s’ancre la « race ». Et une autre encore, qui est celle de l’imbroglio entre structure et système à mesure que la forme structurelle-étatique commence à s’affirmer à l’échelle du monde. Le propos ici présenté conserve en ce sens un caractère partiel et abstrait. Je développe d’autres dimensions, notamment dans L’État-monde et dans Foucault avec Marx, Paris, La fabrique, 2014. Dans Le Néolibéralisme, Un autre Grand Récit, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2016, je le reprends comme le point de départ d’une théorie de l’histoire moderne.