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Projet El Khomri: analyse d’Etienne Colin, avocat au barreau de Paris
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Toutes les infos sur la lutte contre le projet El Khomri ici :
http://tendanceclaire.npa.free.fr/article.php?id=all&keyword=khomri
Le projet de loi El Khomri, abusivement intitulé «Nouvelles libertés et nouvelles protections pour les entreprises et les actifs», révèle une redoutable cohérence. Au prétexte de valoriser la négociation collective, de donner plus de souplesse aux entreprises et d’apporter de « nouvelles protections » aux salariés, il répond en réalité à trois exigences constantes du MEDEF : augmenter la durée du travail, baisser les salaires et faciliter les licenciements. Les moyens d’y parvenir sont l’organisation d’une mise à l’écart du juge, une atteinte frontale à la hiérarchie des normes, et un contournement des organisations syndicales, suspectés (à juste titre) d’être des obstacles à cette précarisation programmée. Au demeurant, ce projet de loi, loin de le simplifier, complexifie considérablement le code du travail. La conséquence d’une application des mesures qu’il contient serait une remise en cause sans précédent des droits des salariés et une précarisation à marche forcée du monde du travail, sans compter les dégâts en termes d’emploi. On chercherait en vain dans l’histoire sociale française depuis la Libération un seul exemple d’une attaque aussi massive contre les droits des travailleurs. Revue de détails (non exhaustive) des principales dispositions.
AUGMENTER LE TEMPS DE TRAVAIL
- Remise en cause des durées maximales de travail
La loi actuelle prévoit que la durée quotidienne de travail pourra être portée de 10 à 12 heures par accord de branche ou à défaut d’entreprise. Le projet de loi inverse cette hiérarchie des normes entre branche et entreprise, en faisant primer l’accord d’entreprise sur une convention de branche qui écarterait cette extension.
La durée moyenne de 44 heures maximum de travail par semaine en cas de modulation du temps de travail (annualisation) pourra être portée à 46 heures par accord d’entreprise. Il fallait jusqu’à présent une intervention de l’administration du travail, qui était en pratique très rare. En outre, cette durée de 44 ou 46 heures ne sera plus comptabilisée sur une période de douze semaines consécutives, mais de seize semaines. La durée hebdomadaire maximale de 60 heures, très exceptionnellement autorisée par l’administration, ne sera plus limitée à « certaines entreprises ». Cette restriction légale à « certaines entreprises » disparaît du code du travail.
- Moins de repos en cas d’astreintes
Aujourd’hui, lorsque le salarié intervient pendant une astreinte, l’employeur doit lui octroyer 11 heures de repos consécutives à l’issue de son intervention. Désormais, lorsque le salarié interviendra pendant une astreinte, le temps de repos qu’il avait déjà pris avant d’intervenir sera pris en compte dans le calcul des 11 heures de repos, et les compteurs ne seront pas remis à zéro.
- Libéralisation des forfaits-jours
Aujourd’hui, un cadre sur deux travaille sans compter ses heures, dans la seule limite de 218 jours par an. C’est le système du forfait jours applicable aux salariés autonomes. Ces salariés sont toutefois soumis aux 11 heures de repos consécutives, seule limite à leur temps de travail journalier. Désormais, ces 11 heures de repos pourront être fractionnées. Mais surtout, dans les entreprises de moins de 50 salariés, l’employeur pourra mettre en place le forfait-jours par simple convention avec le salarié, sans recours à un accord collectif. A l’embauche, nul doute que le salarié devra se soumettre à cette convention s’il veut un emploi.
- Moindre contrôle du temps de travail des jeunes en apprentissage
Les apprentis de moins de 18 ans peuvent exceptionnellement travailler jusqu’à 10 heures par jour (au lieu de 8 heures) et 40 heures par semaine (au lieu de 35), si des « raisons objectives le justifient ». Aujourd’hui, ces dérogations sont soumises à une autorisation à l’inspection du travail « après avis conforme du médecin du travail ». Le projet de loi substitue à ces autorisations une simple information de ces deux autorités.
BAISSER LES SALAIRES
- Baisse de la rémunération des heures supplémentaires
Aujourd’hui, un accord collectif peut prévoir que les premières heures supplémentaires seront majorées de 10 % au leu de 25 %. Or plusieurs conventions de branche ont empêche la négociation d’entreprise de baisser ce taux de majoration en-dessous de 25 %. Le projet de loi prévoit que même dans cette hypothèse, les accords d’entreprise pourront abaisser le taux de majoration des heures supplémentaires à 10 %. Compte tenu des risques de chantage à l’emploi au niveau de l’entreprise, c’est une baisse généralisée des salaires dans plusieurs branches qui est l’œuvre, et une nouvelle atteinte à la hiérarchie des normes et au principe de faveur.
- Extension de la modulation du temps de travail
La modulation du temps de travail est le système qui permet de calculer le temps de travail en moyenne sur une période plus longue que la semaine. Dans cette hypothèse, l’entreprise ne paie les heures supplémentaires que si le temps de travail dépasse la durée légale de travail calculée en moyenne sur cette période. Il s’agit d’un dispositif qui vise à moduler le temps de travail pour échapper au paiement des heures supplémentaires.
Aujourd’hui, la période de référence est d’un an au plus. Elle passe à trois ans dans le projet de loi. En permettant aux entreprises de moduler le temps de travail sur une période aussi longue, plus aucun salarié de ces entreprises ne percevra une seule heure supplémentaire majorée. En période de crise économique, une telle généralisation de la modulation marquera de surcroît la fin des 35 heures hebdomadaires effectives pour de très nombreux salariés, en particulier dans l’industrie.
FACILITER LES LICENCIEMENTS ET EMPECHER LE CONTROLE DU JUGE
- Libérer les licenciements économiques
Le projet de loi intègre, à côté des difficultés économiques et des mutations technologiques, le motif de licenciement tiré d’une nécessaire « sauvegarde de la compétitivité », que la jurisprudence reconnaît déjà. Mais il « pré-constitue » le motif de « difficultés économiques », en posant le principe que le licenciement sera automatiquement justifié en cas de bilan faisant apparaître une baisse de chiffres d’affaires ou une perte de résultats sur plusieurs mois.
Or l’analyse d’un motif économique de licenciement relève aujourd’hui d’un travail minutieux du juge, puisqu’il est toujours possible pour une entreprise de présenter une baisse des résultats alors qu’elle est en parfaite santé financière, en jouant sur les immobilisations, les amortissements etc. Le projet permettra donc à l’employeur d’imposer sa présentation du bilan financier, le juge étant privé de son pouvoir d’appréciation de la réalité des difficultés économiques.
En outre, les partenaires sociaux seront invités au niveau de la branche à négocier ces durées de prise en compte de la baisse du chiffre d’affaires ou du résultat d’exploitation, des durées subsidiaires étant prévues à défaut d’accord, ce qui placera les organisations syndicales de branche dans une situation intenable.
Enfin, les difficultés économiques ne seront dorénavant considérées qu’au niveau national, dans le secteur d’activité de l’entreprise. Par exemple, en cas de licenciement dans la seule filiale française d’un groupe européen, on ne prendra en compte que la situation financière de cette filiale, et non plus celle de toutes les entreprises du groupe, même si le reste du groupe est florissant. Or il est aisé pour un groupe d’organiser des « difficultés économiques » dans une filiale ou dans un pays. Les licenciements économiques seront alors mécaniquement justifiés.
Ces dispositions reviennent à supprimer tout contrôle judiciaire sur les licenciements économiques. Pire, elles constitueront une incitation aux fermetures des filiales françaises et aux licenciements économiques. Ce sont les plus dangereuses du projet de loi.
- Imposer les remises en cause d’éléments essentiels du contrat de travail
La loi de sécurisation de l’emploi avait institué les accords de maintien de l’emploi (AME) dits « défensifs », en cas de « graves difficultés économiques ». Le projet de loi institue les AME dits « offensifs », c’est à dire en l’absence de toutes difficultés économiques, qui permettront par simple accord d’entreprise d’imposer aux salariés une remise en cause d’éléments essentiels de leur contrat de travail. Il est même prévu que les clauses de l’accord d’entreprise se substitueront de plein droit aux clauses contraires du contrat de travail. Le salarié qui refusera cette modification de son contrat de travail sera licencié, non pas pour motif économique, mais pour motif personnel, ce qui revient à dire que son licenciement sera automatiquement jugé justifié par l’existence de l’accord d’entreprise.
Tout le droit du licenciement économique, protégeant le salarié en cas de modification d’un élément essentiel de son contrat de travail, sera ici écarté.
CONTOURNER LES ORGANISATIONS SYNDICALES MAJORITAIRES
Aujourd’hui, les accords collectifs sont valides s’ils ont été signés par des syndicats ayant recueilli au moins 30 % des suffrages exprimés aux dernières élections professionnelles, et n’ont pas fait l’objet d’une opposition de ceux ayant recueilli au moins 50 % de ces suffrages.
Dans le projet de loi, les accords d’entreprise devront désormais, pour être valides, être signés par des syndicats ayant recueilli au moins 50 % des suffrages exprimés aux élections professionnelles. C’est le passage aux accords majoritaires au niveau de l’entreprise.
Mais dans l’hypothèse où un accord sera signé par des syndicats ayant recueilli entre 30 % et 50 % des suffrages, les organisations syndicales signataires pourront demander l’organisation d’une consultation directe des salariés, pour faire valider leur projet d’accord.
L’institution de ce référendum d’entreprise, destiné à contourner les organisations syndicales majoritaires, constitue un dangereux précédent dans le droit de la négociation d’entreprise. Il favorisera toutes les pressions des directions pour contourner les organisations majoritaires, dès l’entrée en négociation. Il ouvre également la voie à une substitution progressive du referendum aux négociations d’entreprise, et porte ainsi une grave atteinte au fait syndical dans l’entreprise, donc à la démocratie sociale.
Imagine-t-on un seul instant qu’une minorité au Parlement puisse exiger la tenue d’un référendum chaque fois qu’elle n’est pas en capacité de faire adopter un texte ?
DISSUADER LES SALARIES DE CONTESTER LEUR LICENCIEMENT
Le projet de loi institue un barème du montant maximal des dommages-intérêts que les salariés pourront demander en fonction de leur ancienneté devant le Conseil de prud’hommes en cas de licenciement injustifié. Ce barème, applicable quelle que soit la taille de l’entreprise, institue des plafonds d’indemnisation variant entre 3 et 15 mois de salaire (là où n’existaient jusqu’à présent que des planchers) qui sont très inférieurs à la moyenne des indemnités aujourd’hui allouées par les Conseils de prud’hommes, et privera le juge de tout rôle d’appréciation de la réalité du préjudice subi par le salarié.
A titre d’exemple, les salariés ayant moins de deux ans d’ancienneté pourront demander tout au plus trois mois de salaire de dommages-intérêts, quels que soient le motif et les circonstances de leur licenciement. A bien des égards, cela revient à les dissuader purement et simplement de contester leur licenciement en justice. Cette institutionnalisation d’une précarité totale pendant deux ans est l’équivalent d’un « contrat première embauche » étendu à tous les salariés. Non seulement elle remettra en cause le droit à indemnisation des salariés ayant moins de deux ans d’ancienneté, mais elle les précarisera considérablement dans le cours de la relation de travail, un salarié qui ne peut pas contester la rupture de son contrat de travail étant par définition un salarié corvéable à merci.
Etienne Colin, avocat au Barreau de Paris