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Kulturindustrie et aliénation

Lien publiée le 6 mars 2016

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

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Kulturindustrie et aliénation.

Préalables :

Je veux défendre ici une conception bien particulière de la culture, selon laquelle elle est « ce qui fait croître », c'est-à-dire ce qui nourrit et développe un ensemble de potentialités humaines inscrites en chaque individu. Dans notre civilisation occidentale, cette conception, qu’il faut qualifier de classique, a le plus souvent désigné l’ensemble des œuvres de l’esprit (beaux arts, littérature, philosophie, sciences…). Je considère cependant que c’est là un choix réducteur, tant on peut aussi bien soutenir que l’artisanat traditionnel, par exemple l’ébénisterie, relève de la définition donnée. Ce choix fut sans doute l’effet des structures sociales qui se sont succédées dans l’histoire, et des dominations qui leur étaient inhérentes[1]. Je reviendrai plus loin sur cet aspect du problème. En attendant, il me faut dire encore que, au XXème siècle, cette notion classique de la culture a été brouillée par l’apparition d’une nouvelle conception issue de l’essor des sciences sociales et en particulier de l’ethnologie. Dans ce dernier cadre, la culture est l’ensemble des items qui caractérisent la vie sociale d’une population donnée : mentalités, techniques, relations sociales, valeurs, coutumes, mœurs… Cette nouvelle définition de la culture, pour autant, ne contredit pas parfaitement à la définition classique. En effet, dans la mesure où les anthropologues pensaient la culture par opposition à la nature, on peut bien considérer que tout ce qui relève de la première participe de l’humanisation, c'est-à-dire du développement des potentialités humaines. Néanmoins, la notion anthropologique de culture, pour des motifs propres à la nature de la science, est purement descriptive et jamais normative. En conséquence, on peut légitimement dire que le fast-food appartient à notre actuelle culture occidentale. Or, pour filer cette métaphore alimentaire, il me semble pourtant que l’on puisse aussi soutenir que cette manière de se nourrir n’a ni les avantages d’une cuisine raffinée qui développerait le sens gustatif, ni ceux d’une cuisine traditionnelle substantielle et nourrissante (dans la suite, il apparaîtra que, par analogie, la cuisine raffinée représente dans mon esprit la culture savante, la cuisine traditionnelle la culture populaire, le fast-food  laKulturindustrie[2]). 

A titre d’hypothèse, il me semble pouvoir avancer que c’est le concept anthropologique de la culture qui s’est en grande partie imposé, donc une approche qui se refuse à la normativité. Par ailleurs, il me semble difficile de séparer cette évolution du combat idéologique qui ne manque pas de faire rage au sein d’une société de domination de classe. En effet, la distinction, telle que la présente Bourdieu, demeure intrinsèquement liée à une morgue des classes dominantes, au mépris de classe, à la domination symbolique qui vient redoubler la domination matérielle[3]. Or, les dites classes dominantes ont sans doute bien compris, du fait des luttes sociales récurrentes, que leur domination était sans doute devenue plus fragile et qu’il était inutile d’agiter un chiffon rouge de plus sous le nez des dominés. A vrai dire, plus profondément, je vois là, aussi et surtout, le déclin d’une forme de domination que je qualifierais d’aristocratique, selon laquelle la position sociale dominante est légitimée par une prétendue nature supérieure de certains individus. La bourgeoisie avait, sans nul doute, repris cette domination symbolique à l’aristocratie de l’ancien régime, mais la montée en puissance des idéaux démocratiques et égalitaires ne pouvait longtemps laisser subsister un mépris aussi ostentatoire. Il fallait donc, je pense, que les classes dominantes, pour préserver leur domination fondamentale, c’est-à-dire matérielle[4], adoptent et imposent une nouvelle représentation des choses, donc de la culture. C’est alors, selon moi, l’avènement du relativisme culturel, selon lequel toutes les œuvres, tous les goûts, se valent et sont d’égale dignité. Et cela est sans doute vrai lorsqu’il s’agit des simples usages comme du fait de porter le fameux carré Hermès ou pas. Mais, si je reviens à la notion de culture posée en préalable à ma présente réflexion, la chose me semble beaucoup plus pernicieuse, puisqu’elle reviendrait à convaincre les dominés eux-mêmes que le fast-food vaut bien les autres formes de cuisine, que sa consommation n’implique aucune domination, aucune spoliation. Pourtant, une grande partie de la pensée de gauche a fini par considérer que la défense de la culture, au sens classique, pour tous, relevait d’un insupportable élitisme, que la « culture jeune », par exemple, devait être défendue et promue contre la domination culturelle bourgeoise des œuvres classiques[5], ce plutôt que de revendiquer la réappropriation par les uns de ce dont les autres avaient fait rien moins qu’un privilège. Dans le domaine scolaire, cela tombait fort bien, il fallait faire baisser le coût de la « formation initiale » en l’orientant au mieux vers « l’employabilité »[6], donc en allant dans le sens de l’utilitarisme[7]. En ce qui concerne la société prise dans sa totalité, l’occasion faisait aussi le larron[8], ce fut l’apothéose de la Kulturindustrie, c'est-à-dire de la conquête du champ de la culture par l’industrie marchande.

Propositions à propos de la Kulturindustrie, de la substitution du produit culturel à l’oeuvre culturelle :

La culture de masse est une culture produite de manière industrielle, sa finalité est le profit, et c'est pourquoi elle doit être, justement, culture de masse, dans la mesure où, plus la quantité produite et consommée est grande, plus le profit est grand.

Il en résulte certaines propriétés :

1/ Elle doit s'imposer au plus grand nombre possible de consommateurs (le consommateur vient ici se substituer à l'amateur), elle doit donc être enjôleuse et par conséquent plaire immédiatement, sans efforts ni préparation. Il en résulte qu'elle doit jouer sur les pulsions, les stéréotypes... toutes les attentes spontanées du consommateur potentiel. Ce dernier est donc conforté en lui-même, enfermé dans sa propre immédiateté, et privé de la possibilité d'étendre son être à d'autres idées, perspectives, sentiments et nuances.

2/ Devant la diversité des individus, la culture de masse doit travailler à ce que les attentes des consommateurs soient homogènes. Elle doit donc conditionner le consommateur dans ses attentes, elle doit être impérialiste, à la manière de Coca Cola ou Mc Donald (importance du branding). Il y a là une sorte de dialectique entre les attentes premières des individus, sur lesquelles la culture de masse doit d'abord s'appuyer, et ce que proposent les fabricants de culture. La culture ainsi produite commence par renvoyer aux consommateurs leurs attentes, mais dans le même temps doit formater ces attentes en vue de la production de masse et donc de la standardisation du marché. Il en résulte la production de nouvelles attentes chez le consommateur, et ainsi de suite. C'est là un processus historique par lequel on finit par apprécier la publicité comme art (hélas). Dans ce processus, la forme capitaliste / industrielle / marchande s'introduit dans le processus de création lui-même : le travail créatif change de nature, il relève désormais de ce que Marx nomme la subsomption formelle[9]. La segmentation du marché n'est pas un argument qui pourrait contredire cette analyse, bien au contraire. La culture de masse est donc une culture artificielle, porteuse d'une domination spirituelle. La domination capitaliste (économique) se double d'une domination politique (l'état bourgeois) pour enfin produire une domination spirituelle, la culture de masse. Le mythe, cynique, du consommateur libre de ses choix, doit ici être combattu avec vigueur. Soulignons encore le mensonge, non moins cynique, qui veut faire passer la culture de masse pour la culture populaire quand cette dernière a presque entièrement été détruite par la première[10].

3/ En vue de la consommation de masse, la culture industrielle doit tabler sur l'obsolescence programmée. Le produit culturel doit donc avoir une courte durée de vie, la culture doit être culture kleenex. Aussitôt consommé, aussitôt oublié. L'exemple des blockbusters au cinéma est assez parlant. Cela n'est pas contredit par un phénomène qu'on pourrait nommer recyclage culturel, qu'il ne faudrait pas confondre avec la pérennité réelle. Il n'est pas sans intérêt de remarquer ici la progressive extinction des beatles , grands pionniers de la culture de masse, et qui subissent donc eux-mêmes le destin promis à ce genre de produits.

4/ Il résulte des points précédents que la culture industrielle tend à l’unidimensionnalité[11] derrière une apparence de diversité. Ainsi, un morceau de « Metal » et un morceau de « R&B » auront la même structure couplet / refrain,  les mêmes accords, le même minutage pour passer à la radio ; que les fans de l’un ou l’autre genre s’évitent dans la cours des écoles est donc le signe d’une identité fondée sur de simples apparences, une incapacité d’analyse, de l’ignorance. Cette unidimensionnalité ne peut être que vecteur de pauvreté dans la forme comme dans le contenu, ce dont on se persuade facilement en écoutant divers « tubes » : clichés éculés et vocabulaire stéréotypé dans les paroles, mélodies recyclées à l’infini en ce qui concerne la musique. Tout est ici du domaine du clinquant, du décor de carton-pâte, du racolage éhonté. Ne disons rien des contenus idéologiques et de la représentation de la femme.

5/ La culture de masse, en conséquence, fait obstacle à un libre épanouissement de la sensibilité, de l’intelligence comme de l’imagination. Ce non seulement parce qu’elle occupe tout l’espace médiatique, mais aussi et surtout parce qu’elle formate le public à devenir incapable de recevoir d’autres formes culturelles. Ainsi, les blockbusters au cinéma habituent tellement le spectateur à la surenchère dans le rythme de l’action qu’il devient proprement impossible pour ce dernier de supporter la lenteur.

6/ La culture de masse est donc fermeture de l’horizon, pauvreté d’esprit, elle est aliénation.

[1] Comme le montre par exemple Bourdieu dans La distinction.

[2] Ce terme est bien évidemment emprunté à Th. Adorno et à sa Dialectique de la raison.

[3] Ou plutôt la légitimer.

[4] Dans la bataille, ceux qui n’avaient que le « capital symbolique », par exemple les professeurs, ont nécessairement été déclassés, ce qui laisse penser que la notion de « capital symbolique », due à Bourdieu, doit être largement relativisée.

[5] Cela ne fut jamais la position de Bourdieu, sur lequel tant de penseurs de gauche ont cependant prétendus s’appuyer.

[6] Dans le domaine économique, ce à quoi il faudrait ajouter les « savoirs êtres », c'est-à-dire la sociabilité en lieu et place de la citoyenneté, bref la docilité. Depuis quarante ans, toutes les réformes scolaires vont dans ce sens.

[7] On se souvient des déclarations de M. Sarkozy à propos de la présence de Mme de Lafayette dans les concours d’entrée de la fonction publique. Ce n’est là, à vrai dire, qu’un exemple parmi tant d’autres.

[8] Pour rester rigoureux et ne pas me laisser emporter par les formules, je devrais plutôt souligner que l’on a là deux phénomènes, l’idéologie faussement démocratique de la culture et la marchandisation de la culture, qui se complètent et se renforcent l’un l’autre, sans que l’on puisse établir entre eux une antériorité causale. Du point de vue simplement chronologique, la Kulturindustrie me semble antérieure.

[9] Marx, Pléiade (NRF), Tome II, Matériaux pour l’ « Economie », p. 365 sq.

[10] J’entends ici par culture populaire le fruit d’une certaine spontanéité créatrice qui prend sa source dans un vécu quotidien spécifique. Lorsque cette spontanéité est réfléchie et construite, on débouche sur la culture savante. Ainsi de l’emploi de motifs populaires dans la musique classique.

[11] Au sens où l’entend Marcuse.