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C.L.R. James, un marxiste noir
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Intellectuel méconnu, C.L.R. James attaque toutes les formes d'oppression. Il valorise une anlayse de classe et l'auto-organisation des exploités.
C.L.R. James, intellectuel noir, a traversé le XXe siècle. Né dans les colonies britanniques, il analyse l’oppression des noirs à travers l’histoire : de l’esclavage aux émeutes urbaines. C.L.R. James se rapproche d’abord du mouvement trotskiste. Mais il décide de rompre avec le modèle du parti d’avant-garde qui doit guider les masses. Ce marxiste hétérodoxe insiste sur l’auto-émancipation du prolétariat. La trajectoire de C.L.R. James permet de penser la critique postcoloniale à travers la théorie marxiste.
Le philosophe Matthieu Renault lui consacre une biographie intellectuelle. C.L.R. James, longtemps ignoré, se retrouve au centre des débats contemporains. Le Parti des Indigènes de la République (PIR) s’est évidemment accaparé cette figure en déformant ses propos. C.L.R. James est aujourd’hui présenté comme une théoricien de la race noire et du postcolonialisme. Il est porté en étendard par les universitaires qui veulent « décoloniser le marxisme » au service d’une bouillie postmoderne. Pourtant, ses réflexions puisent davantage dans le communisme de conseils que dans les délires racialistes.
C.L.R. James apparaît surtout comme un penseur du « mouvement des masses ». Il insiste sur « un automouvement "par le bas" qui, dans ses phases d’épanouissement, est toujours mouvement révolutionnaire », souligne Mathieu Renault. C.L.R. James se penche sur l’histoire des grands épisodes révolutionnaires (Révolution française, révolution anglaise, révolution soviétique). Il insiste sur la lutte des classes qui donne à l’histoire son mouvement et son sens. Il se distingue du bavardage postmoderne par son attachement à une perspective d’émancipation.
Mais, contrairement aux marxistes orthodoxes, il insiste sur la singularité des oppressions coloniales et raciales qui ne sont pas réductibles à une logique économique. Il s’intéresse également à l’art, à la littérature, mais aussi aux cultures populaires comme le cinéma. Cette créativité peut exprimer les aspirations des noirs et des classes populaires, leur potentiel révolutionnaire. Les réflexions de C.L.R. James permettent donc d’alimenter le marxisme critique.
Formation intellectuelle et politique
C.L.R. James né à Trinidad, dans les colonies britanniques de la Caraïbe. Il subit une éducation qui beigne dans la petite bourgeoisie intellectuelle. Il doit se conformer à la morale puritaine mais se passionne pour la littérature.
C.L.R. James écrit des nouvelles et des romans. Ses textes révèlent son désir d’échapper aux codes sociaux et moraux de sa classe. L’écriture lui permet de prendre conscience « des divisions de classe entre personnes éduquées et non éduquées ». Il découvre sa propre aliénation à l’égard des classes populaires de Trinidad. Dans cette fiction réaliste, les femmes se réapproprient leur sexualité à travers leurs liaisons amoureuses.
En 1932, C.L.R. James décide de poursuivre sa carrière littéraire en Angleterre. Il découvre les luttes ouvrières et le marxisme révolutionnaire. Il lit La révolution russede Léon Trotsky. « L’idée que la révolution était l’unique solution pour le mouvement ouvrier et pour les grandes masses de la population », guide désormais le parcours de C.L.R. James.
Il rejoint le Marxist Group, un groupuscule trotskyste. Il adhère alors aux dogmes de cette organisation. Il ne remet pas en cause l’URSS, mais une simple dérive autoritaire liée à la personne de Staline. Surtout, il considère faire parti d’une avant-garde qui doit guider et éclairer les masses.
Racisme et luttes des noirs
C.L.R. James découvre l’art africain. La culture ne se réduit pas au continent européen. Le trotskiste enrichie sa réflexion à travers la critique de l’impérialisme et de l’oppression des peuples colonisés. Il élabore un panafricanisme de lutte de classes. Il propose de forger une « alliance solide entre le mouvement ouvrier international et les peuples opprimés ».
Le combat politique passe aussi par l’histoire des luttes. Dans Les Jacobins noirs, C.L.R. James évoque la révolte contre l’esclavage. Les peuples noirs ont une histoire et peuvent à nouveau devenir un sujet révolutionnaire. Le trotskiste propose son analyse de la révolution haïtienne qui fait écho à des enjeux de son époque et à la révolution russe.
C.L.R. James découvre la société américaine et son racisme. Les Noirs doivent s’organiser de manière autonome pour ne pas subir le chauvinisme et le racisme des Blancs qui existent également dans les organisations marxistes. Surtout, les Noirs ne peuvent être amenés au socialisme qu’à partir de leur expérience concrète. C.L.R. James se méfie du « socialisme abstrait ». Les Noirs doivent également reprendre leur vie en main sans subir la moindre tutelle ou autorité des Blancs. L’autonomie du mouvement reste indispensable.
C.L.R. James aborde également la question noire à travers sa dimension culturelle. Il écrit des articles sur la littérature, avec une analyse d’un roman de Richard Wright, le théâtre et le cinéma.
Marxisme et auto-émancipation
A partir de 1940, C.L.R. James prend ses distances avec l’orthodoxie trotskiste et se rapproche de la tendance Johnson-Forest. Il refuse de défendre l’URSS qu’il qualifie de capitalisme d’Etat. Il découvre le jeune Marx et ses réflexions sur l’aliénation. Le marxisme ne se réduit plus à un réductionnisme économique. Le postulat spontanéiste du « pouvoir créateur des masses » tranche avec le scientisme mécanique. L’autonomie et l’auto-activité du prolétariat deviennent décisives.
Ce n’est plus l’avant-garde qui doit, de l’extérieur, insuffler une conscience de classe aux masses arriérées. Les ouvriers se révoltent à cause de leurs conditions de vie et développent une « spontanéité créative ». C.L.R. James analyse les mutations de la lutte des classes pour repenser la théorie et la pratique révolutionnaire. Il se rapproche de Daniel Guérin qui insiste sur l’activité des classes populaires comme moteur des révolutions historiques.
A partir de 1951, C.L.R. James collabore au journal Correspondance. Dans cette revue proche du marxisme antibureaucratique figurent des articles sur les usines de Détroit, des reportages sur la classe ouvrière, mais aussi des critiques cinématographiques et des bandes dessinées. Les questions de race et de genre sont abordées. L’autonomie ouvrière et la vie quotidienne fondent le contenu de ce journal.
Correspondance semble également lié au groupe Socialisme ou Barbarie de Claude Lefort et Cornélius Catoriadis. La valorisation des résistances quotidiennes des ouvriers et de la lutte autonome des exploités relie les deux groupes. En 1956, la révolution hongroise n’est encadrée par aucun parti mais permet l’émergence des conseils ouvriers pour l’auto-émancipation du prolétariat.
Vie quotidienne et créativité
C.L.R. James entretien une relation avec l’actrice Constance Webb, à laquelle il écrit de nombreuses lettres. Il évoque des questions liées à la vie quotidienne. Il relie l’amour et le socialisme. « Vous êtes mon prolétariat personnel », ironise C.L.R. James. Il évoque l’importance des actrices et de tous les artistes dans le conflit de classes. « Vos puissants désirs et énergies, votre sensibilité, la marque du poète, ces choses précisément font de vous ce champ de bataille sur lequel la bourgeoisie et le prolétariat luttent pour la victoire », souligne C.L.R. James.
Il se penche sur la question féminine. Il insiste sur l’importance de l’émancipation individuelle des femmes pour faire de la vie « une aventure, pas une terne routine, mais un développement et une création d’elles-mêmes ». La révolution sociale doit transformer la sphère de la production, mais une révolution dans les relations individuelles semble également indispensable.
C.L.R. James se penche également sur les arts populaires. L’industrie culturellen’impose pas uniquement un assujettissement des masses. La réception du public permet de s’approprier la culture populaire. Le cinéma, la bande dessinée, le polar ou le jazz véhiculent souvent une humeur critique. Les arts populaires peuvent exprimer « les émotions et sentiments les plus profonds du peuple américain ». Par exemple les polars évoquent une détestation de la police qui représente l’ordre social.
Les frustrations, la violence et l’amertume qui couvent dans la population sont montrées. Les polars jettent un regard critique sur une société qui produit de la violence. Charlie Chaplin connaît un succès populaire en reliant humour et critique sociale. C.L.R. James s’intéresse également à la psychanalyse et aux réflexions deWilhelm Reich qui insiste sur l’épanouissement sexuel.
La valorisation des arts populaires s’accompagne d’une critique des intellectuels et de l’élitisme bourgeois. C.L.R. James estime qu’il faut en finir avec « la division entre la culture des intellectuels et personnes éduquées et le désir des masses ». Il relit également Shakespeare, mais resitue son œuvre dans son contexte. Le dramaturge classique propose surtout des histoires qui plaisent à un large public. Shakespeare soulève le problème du gouvernement dans un contexte de « crise de l’Etat » pour évoquer le « destin de la société » toute entière.
Héritage du marxisme critique de C.L.R. James
C.L.R. James peut faire l’objet d’une captation d’héritage de la part d’intellectuels gauchistes qui veulent rendre plus exotique leur panthéon en y accrochant un noir. C’est toute la démarche des universitaires qui prétendent« décoloniser le marxisme », à l’image des néo-staliniens de la revue Période. C.L.R. James ne peut pas se réduire à l’étiquette de « marxiste noir ». Ses écrits sont loin de se focaliser sur cette seule problématique. Il se situe au contraire dans le courant du communisme de conseils qui insiste sur l’auto-organisation des exploités dans la perspective d’une émancipation humaine.
Cette démarche politique devrait suffire à le rendre infréquentable auprès desracialisateurs du Parti des Indigènes de la République (PIR). Ce groupuscule composé d’universitaires fait de la question raciale le point central de toute analyse politique. C.L.R. James inscrit les luttes des noirs au sein du mouvement révolutionnaire, ni plus ni moins. Ses textes historiques contribuent à rendre visible les révoltes des esclaves et des travailleurs noirs. Il critique le racisme et la ségrégation. Il insiste surtout sur la capacité des noirs à s’organiser par eux-mêmes sans médiation politique ou intellectuelle.
Son approche de la question noire passe par l’histoire des luttes. Il semble étranger au bavardage sociologique sur « l’intersectionnalité » et autres concepts fumeux qui mettent en avant la race. Son approche permet de s’ouvrir à la diversité des classes populaires, mais refuse également le morcellement postmoderne qui fournit à chaque « minorité » sa petite parcelle de pouvoir. Il ne faut pas non plus nier certaines ambigüités de C.L.R. James qui manifeste un parfois un peu trop de complaisance à l'égard du nationalisme noir et des petits chefs du panafricanisme. Sa critique de l'Etat-nation n'est pas toujours évidente.
Matthieu Renault, en bon universitaire bourgeois, semble valoriser cette dimension raciale sur la lutte des classes. Mais son livre permet une introduction générale à l’œuvre de C.L.R. James. Cette biographie intellectuelle ne le réduit pas à un simple spécialiste de la question noire. C.L.R. James s’inscrit avant tout dans la tradition la plus passionnante du marxisme. Il insiste sur l’auto-émancipation des exploités à travers le communisme de conseils. Il critique les bureaucraties et les médiations qui veulent encadrer et limiter les luttes sociales.
Ensuite, C.L.R. James évoque également la vie quotidienne. Il insiste notamment sur l’importance de la créativité et des arts populaires pour exprimer une sensibilité et une critique de la société. Ces différents aspects s’inscrivent dans une réflexion cohérente qui valorise les capacités d’action des prolétaires contre le rôle des intellectuels. C’est également une conception de la révolution et du communisme qui s’appuie sur le plaisir et la passion.
Source : Matthieu Renault, C.L.R. James, la vie révolutionnaire d’un « Platon noir », La Découverte, 2015
Extrait publié sur le site de la revue Contretemps le 29 janvier 2016
Articles liés :
Le marxisme critique de Karl Korsch
Pour aller plus loin :
Vidéo : Matthieu Renault, Eurocentrisme, post-colonialisme, socialisme, conférence mis en ligne sur le site de la Société Louise Michel le 1er février 2016
Vidéo : Rencontre avec Matthieu Renault
Matthieu Renault, Le « Platon noir ». Portrait de C.L.R. James, publié sur le site La Vie des Idées le 25 juillet 2014
Articles de Matthieu Renault publiés sur la revue en ligne Période
Kevin Poireault, Qui était C. L. R. James, le “Platon noir” ?, publié sur le site du magazine Les Inrockuptibles le 17janvier 2016
Yvan Lemaître, C.L.R. James. La vie révolutionnaire d’un « Platon noir », publié dans Hebdo L’Anticapitaliste n° 323 le 11 février 2016
Matthieu Renault, « Le nègre docile est un mythe », publié dans le journal Le Monde diplomatique de janvier 2015
C.L.R. James, Sur la question noire aux Etats-Unis – Black Power, publié sur le site Etat d'exception le 1er décembre 2012
Articles de C.L.R. James publiés sur le site de l'Archive Internet des Marxistes
Articles de C.L.R. James publiés sur la revue en ligne Période
Matthieu Renault et C. L. R. James, À lire : un extrait de "Marins, renégats et autres parias" de C. L. R. James, publié sur le site de la revue Contretemps le 17 février 2016
Radio : émissions avec Matthieu Renault diffusées sur France Culture
Radio : La chronique « 2 minutes papillon » de Géraldine Mosna-Savoye, diffusée sur France Culture le 18 janvier 2016
Enzo Traverso, C.L.R. James (1901-1989) : Hommage à l'auteur des Jacobins noirs, publié dans la revue L'Homme et la société en 1989
Articles de Matthieu Renault publiés sur le portail de revue Cairn