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Grèce. « Seule l’Acropole n’est pas encore en vente »

Grèce international

Lien publiée le 20 mars 2016

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http://www.humanite.fr/grece-seule-lacropole-nest-pas-encore-en-vente-601980

Athènes est sommée d’accélérer les privatisations, qui doivent rapporter 6,4 milliards d’euros d’ici à 2017. Il faut satisfaire à tout prix les usuriers… quitte à contourner la loi et à fermer les yeux sur les conflits d’intérêts.

Athènes (Grèce), envoyée spéciale.

Au Taiped, on privatise dans la joie et la bonne humeur. Dans les locaux du Fonds de développement des biens de la République hellénique, chargé de la liquidation des biens publics grecs, des plaisantins ont détourné l’affiche du film de Wolfgang Becker Good Bye Lenin. Le pastiche s’intitule Good Bye Limani, en référence à la cession du port du Pirée au géant public chinois China Ocean Shipping Company (Cosco), dont le siège est basé à Hong Kong. L’affiche prête le scénario au ministre allemand des Finances, Wolfgang Schäuble, et la réalisation au premier ministre grec, Alexis Tsipras. Dans le rôle du héros, le président du Taiped, Stergios Pitsiorlas, un avocat passé par les secteurs de la construction, du tourisme et des énergies renouvelables. « Nous avons de l’humour ! » sourit-on à la direction du Taiped. De l’humour, et du cœur à l’ouvrage, pour faire tourner la grande braderie chère aux créanciers de la Grèce. Pour rembourser la dette et recapitaliser les quatre principales banques grecques (Banque nationale de Grèce, Banque du Pirée, Alpha et Eurobank) essorées par la récession, la fuite des capitaux et l’étranglement financier de la BCE, Athènes est sommée de mettre en vente 50 milliards d’euros d’actifs publics. Une folie, pour un pays dont le PIB excédait à peine les 185 milliards d’euros en 2016. Mais cette irrationnelle exigence figure noir sur blanc dans le troisième mémorandum d’austérité imposé l’an dernier au pays, parmi les mesures de rétorsion qui ont suivi le non au référendum du 5 juillet.

Le géant chinois Cosco a déjà obtenu il y a sept ans la concession de deux terminaux à conteneurs

Le catalogue de vente du Taiped s’est donc épaissi. C’est la Grèce vendue à la découpe : des plages, des îles, des presqu’îles, des sources, des terres agricoles dont les paysans ont été expropriés par des projets autoroutiers, des équipements olympiques, des hôtels, des immeubles, deux Airbus, des marinas… Et, bien sûr, la plupart des entreprises et des infrastructures publiques : électricité, gaz, chemins de fer, poste, raffinerie, loterie nationale, eau, ports, ­aéroports… « Seule l’Acropole n’est pas encore en vente, mais nous y viendrons », soupire-t-on souvent à Athènes.

Parmi les transactions déjà conclues, la vente du port du Pirée devrait être effective d’ici au mois de juin. Cosco ne s’avance pas en territoire inconnu : l’entreprise chinoise a déjà obtenu il y a sept ans la concession, pour trente-cinq ans, de deux terminaux à conteneurs. Le bureau du Taiped a approuvé à l’unanimité, au début de l’année, la cession du port, pour 368,5 millions d’euros. L’entreprise chinoise, qui ambitionne de faire du Pirée un « hub » du commerce maritime entre l’Asie et l’Europe, s’engage à y réaliser des investissements pour un montant de 350 millions d’euros. Les revenus de cette concession rapporteraient au total à l’État grec 410 millions d’euros sur quarante ans. « Cette privatisation fait de la Grèce une porte d’entrée pour les produits asiatiques en Europe, renforce l’économie et l’importance stratégique du pays dans la région », fait valoir le patron du Taiped, Stergios Pitsiorlas. En fait, la cession se fera en deux temps. Cosco va acquérir pour 280 millions d’euros 51 % de la Société du port du Pirée (OLP) à la signature du contrat et 15,7 % supplémentaires en 2021, une fois réalisés les investissements promis. « Imaginez que vous louez un commerce pour 1 000 euros par mois, avant d’acheter l’immeuble entier pour 10 000 euros. Pour le géant chinois, c’est une affaire en or. Cosco a payé à la Société du port du Pirée, en 2015, pour seulement deux terminaux, 38 millions d’euros. Si l’on multiplie cette somme par quarante ans, la durée de la concession, cela fait 1 520 millions. Dans l’affaire, l’État grec perd donc 1 240 millions », calcule l’économiste Leonidas Vatikiotis, scénariste des documentaires Debtocracy et Catastroïka.

2014, le Conseil d’État bloquait ­l’acquisition de la Compagnie des eaux d’Athènes jugée illégale

Autre privatisation, celle de 14 des 39 aéroports régionaux, concédés pour quarante ans à un consortium constitué de l’allemand Fraport et de la société grecque Slentel. Coût de l’opération : 1,23 milliard d’euros, plus un loyer annuel de 22,9 millions d’euros et la promesse d’investir 330 millions d’euros dans ces infrastructures. Là encore, c’est une entreprise publique étrangère qui s’empare des actifs de l’État grec, puisque Fraport est majoritairement détenue par le Land de Hesse (31,49 %) et la ville de Francfort (20,11 %). Autre actionnaire de l’opérateur aéroportuaire allemand, la compagnie aérienne Lufthansa (9,92 %), dont la filiale Lufthansa Consulting GmbH a pris une part active à ce processus de privatisation, comme « conseiller technique ». Autre illustration de ce mélange des genres, la présence parmi les membres du conseil d’administration du Taiped de personnalités liées au monde des affaires et au secteur bancaire. Directrice exécutive du fonds, Evangelia Tsitsogiannopoulou est ainsi passée par Lamda Development, une filiale du groupe tentaculaire sur lequel règne le milliardaire grec Spiros Latsis (banque, immobilier, pétrole, construction navale). Or cet oligarque s’est porté acquéreur, à prix cassés, des terrains de l’ancien aéroport d’Elliniko, qu’il destine, en bord de mer, au bétonnage et à la spéculation immobilière. Les Grecs ont une expression très imagée pour décrire ces arrangements entre amis : ils parlent des « intérêts enchevêtrés » que cultive l’oligarchie.

Au seuil du pouvoir, Syriza promettait de mettre un coup d’arrêt à ces privatisations. Après la victoire de la gauche, le 25 janvier 2015, certaines ont même été « suspendues », comme celles du Pirée et de l’opérateur public d’électricité DEI. Des clauses sociales et environnementales devaient protéger le patrimoine public. Las, la signature d’un troisième mémorandum d’austérité, le 12 juillet dernier, a porté un coup sérieux aux résistances politiques, syndicales et citoyennes. Pour anéantir les réticences grecques, les créanciers ont même exigé un temps, par la voix du ministre allemand des Finances, Wolfgang Schäuble, la délocalisation au Luxembourg du fonds grec de privatisations. Option repoussée, mais la mise en place d’un « super Taiped » est toujours à l’ordre du jour. Basé à Athènes, il sera toutefois placé sous l’étroite supervision des créanciers. Objectif : accélérer les privatisations, qui doivent rapporter 6,4 milliards d’euros d’ici à 2017. Il faut satisfaire à tout prix les usuriers, quitte à contourner la loi. C’est ainsi que la ­Compagnie des eaux d’Athènes (Eydap) figure dans le portfolio du Taiped. Le 26 mai 2014, pourtant, le Conseil d’État, saisi par des citoyens, bloquait cette privatisation jugée illégale. « La transformation d’une entreprise publique en entreprise privée ayant pour objectif le profit fait peser une incertitude sur la continuité de l’offre de service public abordable et de qualité », précisait l’arrêt.

« Chacun veut sa part du gâteau, toujours en s’appuyant sur des complicités grecques »

« Nous nous attendons, dans les semaines qui viennent, à des développements positifs dans ce dossier, qui concerne les eaux d’Athènes et de Thessalonique (Eyath) », se réjouit-on à la tête du Taiped. Suez Environnement, détenu à 35 % par Engie (ex-GDF-Suez), dont l’actionnaire principal est l’État français, est sur les rangs. Le caractère « en partie public » de ce candidat permet de contourner les « obstacles juridiques » à la privatisation des eaux d’Athènes et de Thessalonique, laisse-t-on entendre au Taiped. Argument irrecevable, pour Maria Kanellopoulou, de la coalition Sauvez l’eau grecque. « La Grèce est dépecée, chacun veut sa part du gâteau, toujours en s’appuyant sur des complicités grecques, explique cette militante. Dans cette affaire, Suez Environnement, qui détient déjà 5,46 % du capital d’Eyath, a constitué un consortium avec le groupe grec Aktor (construction, autoroutes, gestion des déchets), propriété de Leonidas Bobolas. » Le nom de cet oligarque et celui de son frère, Fotis Bobolas, figuraient sur la fameuse « liste Lagarde » qui recensait les riches grecs disposant de comptes bancaires en Suisse. Au printemps dernier, un mandat d’arrêt était délivré contre Leonidas Bobolas pour « évasion fiscale » et blanchiment. Arrêté, il a finalement été délivré au terme d’une brève garde à vue, après le versement d’une caution de 1,8 million d’euros.

Suez Environnement n’est pas la seule entreprise française alléchée par ces privatisations. EDF, déjà présente en Grèce dans le secteur des énergies renouvelables, s’intéresse à l’opérateur électrique DEI. La SNCF convoite son homologue grec Trainose. Et, lors de sa visite en Grèce, à l’automne dernier, François Hollande était accompagné d’un aréopage de patrons français décidés à saisir les opportunités offertes par ce vaste plan de privatisations. Paris scrute de près la liquidation des actifs publics grecs. Parmi les « observateurs » qui assistent aux travaux du conseil d’administration du Taiped, on trouve, aux côtés du représentant de la ­Commission européenne… le chef du service économique de l’ambassade de France, Philippe Boin. Le philhellénisme exalté par François Hollande le 22 octobre dernier, à ­l’université d’Athènes, a pour les Grecs le goût amer de la dépossession…