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Emmanuel Barot - Démocratie des luttes et auto-organisation

Lien publiée le 21 mars 2016

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.revolutionpermanente.fr/Democratie-des-luttes-et-auto-organisation

Il y a naturellement toujours eu des désaccords stratégiques, dans le mouvement social et ouvrier, puis dans le mouvement de la jeunesse, lycéen comme étudiant, sur la façon de construire l’unité dans les luttes. Ce début de mobilisation contre la loi El Khomri ne fait pas exception. Nous nous autorisons ici quelques remarques sur les implications de ce désaccord, à l’occasion du second exemple, qui rejoue, sans surprise, un débat de fond qui remonte à loin. Au XIXe siècle, le débat s’est en effet progressivement ouvert dans le mouvement ouvrier naissant entre deux options. Les « minoritaires », incarnées par Blanqui, estimant que les soulèvements massifs pouvaient surgir d’actions de petits groupes de révolutionnaires déterminés produisant l’étincelle avec exemplarité, et celles cherchant à ce que ce soit les masses dans leur globalité qui, le plus rapidement possible, s’auto-organisent et construisent leurs mobilisations – le rôle des révolutionnaires, des « ouvriers les plus conscients » disait Marx dans le Manifeste étant alors de tirer vers le haut la colère et les mécontentements au moyen de perspectives et d’éléments de programme clairs, mais en aucun cas de se substituer aux prolétaires en lutte. Cette orientation fournira la boussole de la Ière Internationale (Association Internationale des Travailleurs) fondée en 1864, selon laquelle « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ». Boussole dont la traduction pratique – comment organiser concrètement cette auto-organisation - reste toujours aussi délicate à effectuer.

Auto-organisation et esprit de la démocratie prolétarienne

Dans l’histoire, avec pour prototype la Commune de Paris, ce sont les conseils, surgis en Russie en 1905 sous la forme des soviets d’ouvriers, paysans et soldats, qui incarnent de la façon la plus poussée ce moment où la pluralité des lignes sur lesquelles les prolétaires se mobilisent, est discutée en vue de trancher les modalités d’une lutte commune, d’arrêter le programme d’action qui sera concrétisé collectivement ensuite. Cette démocratie du prolétariat en lutte n’a rien à voir avec celle qui prévaut dans les institutions bourgeoises, même les plus parlementaires : ici, le suffrage universel, incarné par l’isoloir, où chacun « décide » seul, isolé justement, interdit que se formule un point de vue collectif, un point de vue de classe.

Au contraire, dans un cadre collectif de type « conseil » cherchant à élaborer ses propres règles sans jouer le jeu des mécanismes de ce formalisme démocratique, c’est bien les masses en lutteaussi hétérogènes soient-elles, qui entrent en action comme telles, non comme simple agrégats d’individus appartenant abstraitement à un « peuple » mythique, et cela même quand ils ne le font pas (pas encore) au nom de leur classe. C’est comme forces collectives possédant des intérêts, aspirations, des revendications communes qu’ils construisent, dans ces cadres, leur opposition aux classes et aux forces dominantes, et que la clarification des lignes de démarcation peut s’opérer. C’est de tels organismes d’auto-organisation que peut – à l’image du 1917 russe –, selon les évolutions de la situation, surgir le « double pouvoir » permettant seul de contester, progressivement, l’ensemble du système.

Prenons ici l’exemple de la jeunesse. Quand elle se mobilise dans les universités, les lycées, la défense de l’auto-organisation et de ce qui est son cadre et son instrument principal, l’assemblée générale souveraine, donnant mandat à des élus révocables pour l’accomplissement concret de toutes les tâches requises de la lutte, est le principal héritage de cette démocratie réelle des luttes ouvrières. C’est dans ces AG que peut se cristalliser et s’organiser non seulement une mobilisation massive, mais par-delà, la seule véritable « radicalité » politique, quels que soient les drapeaux brandis et les paroles prononcées : celle qui sait unir dans l’action la diversité des engagé-e-s. « Tous ensemble ! »

Actions minorisantes, « coups de poing » substitutistes, où quand l’impuissance se drape en radicalité

Certains courants ou organisations, avec lesquels nous partageons, sur le fond, la contestation radicale du capitalisme, de la pseudo-démocratie bourgeoise, et la nécessité que la lutte des classes s’approfondisse et permette aux damnés de cette terre de reprendre en main leur destin, continuent pourtant aujourd’hui, pour des raisons variées, d’attaquer (parfois en s’en justifiant, mais parfois seulement par le fait) le principe de l’auto-organisation démocratique des luttes, qu’en même temps, de façon totalement contradictoire, ils revendiquent. Certains courants anarcho-autonomes, à l’image des « appellistes » dont la stratégie est théorisée par le Comité Invisible, certains courants plus marxisants ou communistes, plus enclins du moins à parler de luttes des classes, typiquement « ultra-gauches », comme le Réseau Communiste Antigestionnaire, ou encore, dans le mouvement lycéen (et étudiant), le MILI, pour ne prendre que quelques exemples actuels, illustrent cette contradiction, qui renvoie à une erreur stratégique fondamentale.

La logique de fond consiste, avant tout, à offrir des options maximalistes qui, tout en condamnant justement les options minimalistes et réformistes, ne se donnent pas les moyens d’une politique alternative capable de convaincre, progressivement, à la même échelle que ces dernières, et de faire sortir les luttes de leur confidentialité. Pousser de façon abstraite, sans souci particulier de l’état des rapports de force, aux « blocages » systématiques (voir ici notre analyse du « bloquons tous ! » défendu depuis un certain temps par la Comité invisible), au détriment des efforts nécessaires à ce que ces blocages servent la mobilisation au lieu de la diviser prématurément (restent des moyens subordonnés à la fin, et ne deviennent pas leur propre fin), en est l’illustration la plus emblématique.

Mais cela peut aller plus loin. Au motif que les AG seraient noyautées par telles ou telles organisations, que la construction d’un mouvement large suppose trop de concessions ou prend trop de temps, des raccourcis plus « radicaux » de toutes sortes peuvent être prônés, jusqu’à se traduire par des méthodes passant par cliver les AG – ou les mouvements de rue, etc. – avec agressivité, exercer des coups de pression sur les intervenants, intimider ceux qui ne sont pas sur les mêmes lignes. Bref, par briser les seuls cadres d’auto-organisation existant véritablement au motif qu’ils ne sont pas parfaits. Par quoi l’on se prend à douter que leur objectif soit réellement de mener les luttes à la victoire, tellement une haine de l’auto-organisation la plus large possible finit par transpirer parfois de leurs méthodes. Et de fait, sert le pouvoir qui n’attend que la division de ses adversaires pour les réduire au silence.

Simple impatience ? L’erreur stratégique renvoie en réalité à une conception assez ambivalente de l’unité des exploités et opprimés et de la « classe » quand celle-ci fait encore office de référence. D’un côté le fantasme de masses en lutte « chimiquement pures », invoquées à l’envi, qui sont pourtant par définition hétérogènes, traversées de niveaux de conscience et d’engagement infiniment variés, ce dont, de l’autre côté, ils sont en réalité simultanément très conscients, mais face à quoi ils se sentent fondamentalement démunis. Contradiction insupportable en vérité, et explosive : en ses formes les plus aiguës, ce type de positionnement peut faire émerger un autoritarisme spécifique, surtout quand la solution de la contradiction consiste à théoriser que la violence au sein de et entre ceux qui luttent sera un élément au service de la bataille, puisque un instrument de sa clarification – de son épuration. D’où la nécessité de combattre si besoin la « démocratie » jugée factice, hypocrite et collabo des AG…Et de passer outre ses décisions, tout en justifiant l’action minoritaire qui devient la seule porte de sortie. Dangereuse et bien paradoxale solution de facilité, quand on se rappelle le principe de l’auto-organisation, qui est justement la capacité de ceux qui luttent à s’unifier contre la violence de ceux qui exploitent et oppriment.

Cet autoritarisme potentiel, lorsqu’il s’avère, exprime la transformation d’une insupportable impuissance en pseudo-stratégie, celle du coup de poing de fait emmené par une « avant-garde » qui ne s’assume, pourtant, pas comme telle, et révèle l’inconséquence et l’abstraction foncières de la conception assez nébuleuse de l’auto-organisation qui lui sert de label. En dernière instance, il n’est que l’écho « rougi », mais mécanique, d’une autre forme d’autoritarisme, celui, cette fois, de la collaboration assumée nantie de pesants appareils et d’une longue expertisees trahisons. Autoritarisme des bureaucraties qui cherchent, dans les organisations réformistes, syndicales par exemple, tout autant à éviter que la démocratie réelle s’exerce le plus possible à leurs bases et ne les débordent. Dans les deux cas, même si c’est pour des motifs distincts et sur des bases matérielles différentes, éventuellement aux antipodes, c’est finalement la même peur de l’auto-organisation qui s’exprime.

« Serrer les rangs quand les coups menacent l’ensemble de la classe ouvrière »

Bien sûr, les clivages politiques sont et resteront irréductibles dans les luttes, reflétant la diversité des niveaux de conscience et des positions de ceux qui luttent. Il est légitime qu’ils s’expriment et que la bataille des idées et des orientations ne soit jamais censurée. Mais il est proprement suicidaire de confondre cette bataille des idées avec la bataille centrale contre l’ennemi de classe qui se joue.

Tout en déclarant que la social-démocratie et le communisme étaient politiquement irréconciliables, « en lutte irréductible… pour la direction de la classe ouvrière », Trotsky rappelait par exemple en 1933, à l’occasion d’une réflexion sur la tactique du front unique contre le fascisme, que cela « ne peut pas et ne doit pas les empêcher de serrer les rangs quand les coups menacent l’ensemble de la classe ouvrière ». Raison pour laquelle « le communiste sensé, la bolchévik sérieux, dira au social-démocrate : "Tu connais mon hostilité à l’égard du Vorwärts [journal social-démocrate allemand]. Je m’emploie et m’emploierai de toutes mes forces à saper l’influence néfaste qu’a ce journal parmi les ouvriers. Mais je le fais et le ferai par la parole, par la critique et la persuasion. Les fascistes veulent, eux, anéantir physiquement le Vorwärts. Je te promets de défendre avec toi ton journal jusqu’à la limite de mes forces, mais j’attends de toi qu’au premier appel tu viennes aussi défendre la Rote Fahne [journal communiste allemand], quelle que soit ton opinion à son égard » (« Entretien avec un ouvrier social-démocrate à propos du front unique de défense », 23 février 1933).

Que chaque courant politique, formellement organisé ou pas, cherche à « saper l’influence néfaste », qu’il estime exercée par un autre au regard des impératifs et des perspectives de la lutte, et mène la bataille politique et idéologique en ce sens, est des plus logiques. Mais les méthodes qui brisent l’auto-organisation démocratique et la souveraineté de ses cadres ne seront jamais des méthodes progressistes à cette fin, mais seulement le reflet, à un titre ou un autre, de la violence intériorisée du système que leurs promoteurs disent combattre. La démocratie des luttes doit donc se charger de faire prévaloir politiquement ses règles.

Démontrer et convaincre qu’un véritable mouvement démocratique, où les organisations d’un côté, les tactiques de l’autre, sont au service de la massification de la lutte et non l’inverse, et où les AG se dotent de « comités de mobilisation » ou équivalents capables non seulement d’appliquer mais aussi de faire respecter les décisions prises au besoin contre ceux qui veulent s’en affranchir, sera la seule voie de la victoire. La vraie radicalité, c’est réussir à mettre un maximum de gens dans les rues sur des perspectives capables de les mobiliser jusqu’à ce que l’ennemi capitule.

Pour élargir, lire ici le débat engagé en 2015 avec À nos amis du Comité invisible