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"L’exploitation minière et la recherche de l’illimité", par Anselm Jappe
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
L’EXPLOITATION MINIÈRE ET LA RECHERCHE DE L’ILLIMITÉ
Anselm Jappe
Le capitalisme, bien avant d’être industriel, était déjà minier. Le capitalisme n’est pas une production de biens d’usages destinés à satisfaire des besoins. Il cherche plutôt la valeur , et cette valeur se représente, depuis l’antiquité, dans les métaux précieux (ou parfois dans les pierres précieuses). La soif de l’or l’a toujours caractérisé. Le but de la production capitaliste n’est pas une forme de richesse concrète, mais la monnaie : le plus de monnaie possible. Une quantité plus grande de la même chose qui, en tant que telle, ne possède aucune utilité pour la vie humaine. Voilà pourquoi la recherche de l’or et de l’argent a été un de ses moteurs principaux le long des siècles. Dans l’antiquité, les seuls esclaves qui mouraient vraiment par surtravail et excès d’exploitation étaient les malheureux qui devaient travailler dans les mines – c’est Karl Marx qui le dit dans Le Capital. La fatigue d’un esclave domestique qui doit assurer le bien-être personnel de son maître arrivera tôt ou tard à son terme, et la moisson en agriculture finira avec la dernière tige – mais si l’esclave doit accumuler de l’or pour son patron, il n’y a pas de limite au travail qu’on lui impose, parce qu’il n’y a pas de limite à l’or qu’on peut accumuler.
C’était la quête de l’or et de l’argent qui a poussé les européens à conquérir et dévaster les Amériques. Tant était grande l’importance des mines qu’en 1600, Potosi, la ville minière à 4000m de hauteur dans les Andes, avait autant d’habitants que Londres. Dans nulle autre forme d’exploitation les indigènes étaient sacrifiés si brutalement.
Le capitalisme moderne a remplacé les esclaves par des travailleurs libres. Adam Smith a démontré aux débuts de la « révolution industrielle » qu’un ouvrier qui fabrique tout seul, de bout en bout, des épingles, n’en produit peut-être pas une seule dans une journée entière, tandis que dans une petite usine, même avec une modeste division du travail, chaque ouvrier en produit aisément 5000 dans une journée. La division des tâches et la standardisation des gestes se sont avérées essentielles pour développer la grande industrie – jusqu’au taylorisme, l’«organisation scientifique du travail » inventée à la fin du XIXe siècle par l’ingénieur Taylor, qui mesurait et calculait le moindre mouvement de l’ouvrier pour en augmenter le rendement. Chaque geste devait contribuer au profit de l’entrepreneur. Elle fut ensuite réalisée sur une grande échelle à l’usine d’automobiles d' Henry Ford.
Mais déjà plus que trois siècles plus tôt, De re metallica de Georgius Agricola (étrange ironie du nom) proposait un premier catalogage des actes nécessaires au travail dans les mines. Dans les illustrations, les gestes n’apparaissent pas encore détachés de l’unité organique du corps. Mais au XVIe siècle, la société du travail commençait son essor. L’exploitation minière perdait tout caractère magique et devenait définitivement une activité rationnelle visant au seul profit. Isoler les gestes des travailleurs représentés dans les xylographies et les associer à des verbes désignant des activités – comme le fait ici l’artiste Mabe Bethônico - porte à la lumière la vérité cachée de ce traité : les gestes deviennent des actes machinaux. On y voit l’homme devenu l’appendice de son instrument de travail. Ce n’est pas un hasard si la transformation de l’homme en machine a commencé dans le domaine des mines. Ce travail a toujours été l’un des plus abrutissants, et son objet même – le métal - était lié à l’obscure pulsion capitaliste vers l’expansion illimitée, jusqu’à la destruction de tout : des travailleurs, de la nature, des relations sociales, et finalement du capitalisme même.
Karl Marx, qui mieux que tout autre a analysé la dynamique de la modernité capitaliste, ainsi que le rôle que le « maudit métal » (comme disaient déjà les grecs anciens) y joue, a également décrit longuement les horreurs des usines anglaises de son époque. Pour écrire ce tableau, il s’est basé en bonne partie sur des documents extraordinaires : les rapports semestriels établis par les inspecteurs d’usine, nommés par l’État anglais. On ne pouvait trouver nulle part ailleurs, selon Marx, des « hommes aussi compétents, aussi impartiaux et aussi nets que les inspecteurs de fabriques d'Angleterre ». Ils fournissaient des descriptions impitoyables des conditions de travail des ouvriers anglais, des hommes, femmes et enfants confinés jusqu’à seize heures par jours dans des usines aussi infernales qu’une mine. Mais les membres du Parlement anglais, à qui ces « livres bleus », comme on les appelait, étaient distribués, au lieu de les lire, « ne les utilisaient que comme des cibles sur lesquelles on tire pour mesurer, au nombre de pages que la balle traverse, la force de percussion de l'arme. D'autres les vendaient au poids, et ils n'auraient pu faire mieux, car cela permit à Marx de les acheter à bon marché, chez un marchand de vieux papiers » (Paul Lafargue). Marx les lisait tous et en tirait quelques-unes des pages les plus enflammées du Capital.
Des inspecteurs du travail honnêtes, il y en a même aujourd’hui. La société capitaliste n’est pas monolithique, aujourd’hui pas plus que dans l’Angleterre décrite par Marx. Elle envoie des hommes dans des mines, après elle fait des lois pour les protéger, puis elle ferme les yeux sur les violations de cette législation et pour finir elle envoie des inspecteurs pour constater ces violations, mais sans leur permettre de faire rien d’autre que rassembler une documentation qui peut-être servira à quelqu’un d’autre…
Texto de Anselm Jappe (07/2012) para a exposição Práticas Desmembradas.
On pourra aussi renvoyer sur :
- Anselm Jappe, Eloge de la " croissance des forces productives " ou critique de la "production pour la production". Le double Marx face à la crise écologique.
- Claus Peter Ortlieb, Au pied du mur. De l'origine commune aux crises écologique et économique.