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Moishe Postone - Travail abstrait et médiation sociale
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Travail abstrait et médiation sociale
*
Moishe Postone
C'est en abordant les catégories marxiennes, intrinsèquement liées entre elles, de marchandise, de valeur et de travail abstrait comme catégories d'une forme déterminée d'interdépendance sociale que l'on commence à les comprendre. (Étant donné qu'il ne commence pas par les questions habituelles – par exemple, se demander si l'échange sur le marché est régulé par des quantités relatives de travail objectivé, par des considérations d'utilité ou d'autres facteurs –, ce type d'approche évite de traiter les catégories de Marx trop étroitement en tant que catégories socio-économiques qui présupposent ce que Marx tente au contraire d'expliquer1 ). Une société où la marchandise est la forme générale du produit, et où donc la valeur est la forme générale de la richesse, se caractérise par une forme d'interdépendance sociale unique : les hommes ne consomment pas ce qu'ils produisent mais produisent et échangent des marchandises en vue d'acquérir d'autres marchandises :
« Pour devenir marchandise, il ne faut pas que le produit soit produit comme moyen de subsistance immédiat pour le producteur lui-même. Si nous avions poussé notre recherche plus loin, en nous demandant dans quelles conditions la totalité des produits, ou simplement le plus grand nombre d'entre eux, prennent la forme de marchandise, il se serait avéré que cela n'arrive que sur la base d'un mode de production tout à fait spécifique, le mode de production capitaliste » 2.
Nous avons affaire là à un nouveau type d'interdépendance qui est apparu historiquement de façon lente, spontanée et contingente. Mais une fois que la société fondée sur cette nouvelle forme d'interdépendance se fut pleinement déployée (ce qui s'est produit quand la force de travail est devenue marchandise3 ), elle a acquis un caractère nécessaire et systématique ; elle a progressivement sapé, incorporé et dépassé les autres formes sociales, tout en se mondialisant. Mon but est d'analyser la nature de cette interdépendance et le principe qui la constitue, En étudiant cette forme particulière d'interdépendance et le rôle spécifique joué pat le travail dans sa constitution, je mettrai en lumière les déterminations les plus abstraites de la société capitaliste chez Marx. Ayant établi les déterminations marxiennes initiales des formes de richesse, de travail et de rapports sociaux qui caractérisent le capitalisme, je pourrai alors clarifier le concept marxien de domination sociale abstraite en analysant comment ces formes s'opposent aux individus de manière quasi objective et comment elles engendrent un mode de production particulier et une dynamique historique interne4 .
Dans la société déterminée par la marchandise, les objectivations du travail sont le moyen par lequel on acquiert les biens produits par d'autres ; on travaille pour acquérir d'autres produits. C'est donc à quelqu'un d'autre que le producteur que sert le produit (en tant que bien, en tant que valeur d'usage) – au producteur, il sert de moyen pour acquérir les produits du travail des autres producteurs. C'est en ce sens qu'un produit est une marchandise : il est à la fois valeur d'usage pour l'autre et moyen d'échange pour le producteur. Cela signifie que le travail a une double fonction : d'un côté, c'est un type de travail spécifique qui produit des biens particuliers pour d'autres ; mais, d'un autre côté, le travail, indépendamment de son contenu spécifique, sert au producteur de moyen pour acquérir les produits des autres. En d'autres termes, le travail devient un moyen particulier pour acquérir des biens dans une société déterminée par la marchandise ; la spécificité du travail est abstraite des produits qu'on acquiert par le travail. Il n'existe aucun lien intrinsèque entre la spécificité du travail dépensé et la spécificité du produit acquis au moyen de ce travail.
Les choses se passent tout à fait différemment dans les formations sociales où ne prédominent pas la production et l'échange marchands, où la distribution sociale du travail et de ses produits s'effectue par le biais d'un large éventail de coutumes, de liens traditionnels, de rapports de pouvoir non déguisés ou, comme on pourrait l'imaginer, de décisions conscientes5 . Dans les sociétés non capitalistes, le travail est distribué par des rapports sociaux manifestes. Mais, dans une société caractérisée par l'universalité de la forme-marchandise, un individu n'acquiert pas les biens produits par d'autres par le médium de rapports sociaux non déguisés. C'est le travail lui-même – soit directement, soit en tant qu'il est exprimé dans ses produits – qui remplace ces rapports en servant de moyen « objectif » par lequel on acquiert les produits des autres. C'est le travail lui-même qui constitue une médiation sociale, et non des rapports sociaux non déguisés. C'est-à-dire qu'une nouvelle forme d'interdépendance vient à naître : personne ne consomme ce qu'il produit, mais le travail ou le produit du travail de chacun fonctionne comme moyen nécessaire pour obtenir les produits des autres. En devenant ce moyen, le travail et ses produits acquièrent la fonction qui était celle des rapports sociaux manifestes. Par conséquent, au lieu d'être médiatisé par des rapports sociaux non déguisés ou « reconnaissables », le travail déterminé par la marchandise est médiatisé par un ensemble de structures qu'il constitue lui-même, comme nous le verrons. Sous le capitalisme, le travail et ses produits se médiatisent eux-mêmes ; ils sont socialement auto-médiatisants. Cette forme de médiation sociale est unique : dans le cadre de l'approche de Marx, elle différencie suffisamment le capitalisme de toutes les autres formes de vie sociale existantes pour que, par rapport au capitalisme, on puisse considérer ces dernières comme ayant des traits communs – pour qu'on puisse les voir comme « non capitalistes », bien que par ailleurs elles diffèrent les unes des autres.
En produisant des valeurs d'usage, le travail sous le capitalisme peut être considéré comme une activité intentionnelle qui transforme la matière d'une manière déterminée – ce que Marx appelle le « travail concret ». La fonction du travail en tant qu'activité socialement médiatisante est ce qu'il appelle le « travail abstrait ». Divers types d'activités que nous considérerions comme travail existent dans toutes les sociétés (même si ce n'est pas sous la forme « sécularisée » générale que suppose la catégorie de travail concret), mais le travail abstrait est spécifique au capitalisme et nécessite donc une étude plus précise. Tout d'abord, il devrait être clair que la catégorie de travail abstrait ne se rapporte ni a un type de travail particulier, ni au travail concret en général ; du travail, elle exprime, à côté de sa fonction sociale « normale » en tant qu'activité productive sous le capitalisme, une fonction sociale unique, particulière.
Le travail a bien sûr un caractère social dans toutes les formations sociales, mais, comme nous l'avons vu au chapitre II, ce caractère social ne peut être saisi adéquatement qu'en termes de travail « immédiat » ou « médiat ». Dans les sociétés non capitalistes, les activités de travail sont sociales en raison de la matrice de rapports sociaux non déguisés dans laquelle elles s'inscrivent. Cette matrice est le principe constituant de ces sociétés ; les divers travaux acquièrent leur caractère social à travers ces rapports sociaux6 . Du point de vue de la société capitaliste, on peut décrire les rapports dans les sociétés précapitalistes comme personnels, ouvertement sociaux et qualitativement particuliers (différenciés selon le groupe social, le rang social, etc.). Les activités de travail sont donc déterminées en tant qu'ouvertement sociales et qualitativement particulières ; les divers travaux reçoivent leur signification des rapports sociaux qui sont leur contexte.
Sous le capitalisme, c'est le travail même qui constitue une médiation sociale en lieu et place de cette matrice de rapports. Cela signifie qu'il n'est pas donné un caractère social au travail par des rapports sociaux non déguisés ; bien au contraire, étant donné que le travail se médiatisé lui-même, il constitue une structure qui remplace les systèmes de rapports sociaux non déguisés et qui, en même temps, se donne à elle-même un caractère social. Ce moment réflexif détermine aussi bien la spécificité du caractère social auto-médiatisé du travail que les rapports sociaux structurés par cette médiation sociale. Comme je le montrerai, ce moment autofondateur du travail sous le capitalisme confère un caractère « objectif » au travail, à ses produits et aux rapports sociaux qu'il constitue. Sous le capitalisme, le caractère des rapports sociaux et le caractère social du travail sont déterminés par une fonction sociale du travail qui remplace celle des rapports sociaux non déguisés. En d'autres termes, sous le capitalisme, le travail fonde son propre caractère social en raison de sa fonction historiquement spécifique en tant qu'activité socialement médiatisante. En ce sens, sous le capitalisme le travail devient son propre fondement social.
Le travail, en constituant une médiation sociale autofondatrice, constitue un type de tout social déterminé : une totalité. La catégorie de totalité et la forme d'universalité qui lui est associée peuvent être expliquées en examinant le type de généralité liée à la forme-marchandise. Chaque producteur produit des marchandises qui sont des valeurs d'usage particulières et qui, en même temps, fonctionnent comme des médiations sociales. La fonction d'une marchandise comme médiation sociale est indépendante de sa forme matérielle particulière et il en va de même pour toutes les marchandises. En ce sens, une paire de chaussures est identique à un sac de pommes de terre. Ainsi chaque marchandise est-elle à la fois particulière en tant que valeur d'usage et générale en tant que médiation sociale. Dans ce dernier cas, la marchandise est une valeur. Comme le travail et ses produits ne sont pas médiatisés et que leur nature et leur signification sociales ne leur sont pas données par des rapports sociaux directs, ils acquièrent deux dimensions : ils sont qualitativement particuliers, mais possèdent aussi une dimension générale sous-jacente. Cette dualité correspond aux circonstances qui font que le travail (ou son produit) est acheté pour sa spécificité qualitative mais vendu en tant que moyen général. Par conséquent, le travail producteur de marchandises est à la fois particulier – en tant que travail concret, activité déterminée qui crée des valeurs d'usage spécifiques – et socialement général – en tant que travail abstrait, moyen d'acquérir les produits des autres.
Cette détermination initiale du double caractère du travail sous le capitalisme ne doit pas être comprise hors de son contexte, elle ne doit pas être comprise comme signifiant seulement que les diverses formes de travail concret sont des formes de travail en général. Cette affirmation est inutile pour l'analyse dans la mesure où on peut la faire à propos des activités de travail dans toutes les sociétés, même celles où la production marchande ne revêt qu'une importance marginale. Après tout, toutes les formes de travail ont en commun qu'elles sont du travail. Toutefois, cette interprétation indéterminée ne contribue pas et ne peut pas contribuer à une compréhension du capitalisme, précisément parce que, pour Marx, le travail abstrait et la valeur sont spécifiques à cette formation sociale. Ce qui, sous le capitalisme, rend le travail général, ce n'est pas simplement le truisme selon lequel il est le dénominateur commun à tous les types de travaux spécifiques ; en réalité, c'est sa fonction sociale qui le rend général. En tant qu'activité socialement médiatisante, le travail est abstrait de la spécificité de son produit, donc de la spécificité de sa propre forme concrète. Chez Marx, la catégorie de travail abstrait exprime ce processus d'abstraction social réel ; elle ne se fonde pas seulement sur un processus d'abstraction conceptuel. C'est en tant que pratique qui constitue une médiation sociale que le travail est du travail en général. De plus, nous avons affaire à une société où la forme-marchandise est généralisée et, partant, socialement déterminante ; le travail de tous les producteurs sert de moyen par lequel les produits des autres peuvent être obtenus. Le « travail en général » sert donc, d'une manière socialement générale, d'activité médiatisante. Mais le travail, en tant que travail abstrait, n'est pas seulement socialement général en ce sens qu'il constitue une médiation entre tous les producteurs ; la médiation a elle aussi un caractère socialement général. Ce qui précède requiert davantage d'explication. Pris ensemble, le travail de tous les producteurs de marchandises est une collection de divers travaux concrets ; chacun est l'élément particulier d'un tout. De la même façon, les produits des producteurs apparaissent comme une « gigantesque collection de marchandises » 7 sous la forme de valeurs d'usage. En même temps, tous leurs travaux constituent des médiations sociales ; mais comme chaque travail individuel fonctionne de la même manière socialement médiatisante que tous les autres, leurs travaux abstraits pris ensemble ne constituent pas une gigantesque collection de divers travaux abstraits, mais une médiation sociale générale – en d'autres termes, du travail abstrait socialement total. Ainsi leurs produits constituentils une médiation socialement totale : la valeur. La médiation est générale non seulement parce qu'elle relie tous les producteurs, mais aussi parce que son caractère est général : abstrait de toute spécificité matérielle ainsi que de toute particularité ouvertement sociale. La médiation a donc la même qualité générale au niveau de l'individu et au niveau de la société en tant que tout. Considéré sous l'angle de la société prise comme un tout, le travail concret de l'individu est particulier et fait partie d'un tout qualitativement hétérogène ; mais en tant que travail abstrait, il est un moment individualisé d'une médiation sociale générale, qualitativement homogène, constituant une totalité sociale8 . C'est cette dualité du concret et de l'abstrait qui caractérise la formation sociale capitaliste.
Ayant établi la distinction entre travail concret et travail abstrait, je puis à présent modifier ce que je disais du travail en général et noter que la constitution de la dualité du concret et de l'abstrait par la forme-marchandise des rapports sociaux entraine la constitution de deux types différents de généralité. J'ai esquissé la nature de la dimension générale-abstraite qui s'enracine dans la fonction du travail en tant qu'activité socialement médiatisante : toutes les formes de travail et de produits du travail sont rendues équivalentes. En même temps, cette fonction sociale du travail établit une autre forme de caractéristique commune entre les divers types de travail et de produits du travail : elle entraine leur classification de facto en tant que travail et en tant que produits du travail. Étant donné que tout type de travail particulier fonctionne comme travail abstrait et que tout produit du travail sert de marchandise, les activités et les produits qui, dans d'autres sociétés, ne peuvent pas être classés comme similaires, le sont sous le capitalisme, en tant que variétés de travail (concret) ou en tant que valeurs d'usage particulières. En d'autres termes, la généralité abstraite historiquement constituée par le travail abstrait établit aussi le « travail concret » et la « valeur d'usage » en tant que catégories générales ; mais cette généralité est celle d'un tout hétérogène, fait d'éléments particuliers, et non celle d'une totalité homogène. Cette distinction entre deux formes de généralité, la totalité et le tout, ne doit pas être oubliée lorsqu'on examine la dialectique des formes historiquement constituées de généralité et de particularité dans la société capitaliste.
La société n'est pas une simple collection d'individus, elle est faite de rapports sociaux. Au cœur de l'analyse de Marx se trouvé l'idée que les rapports sociaux capitalistes sont radicalement différents des rapports sociaux non déguisés – tels que les rapports de parenté ou de domination directe ou personnelle – propres aux sociétés non capitalistes. Ces derniers types de rapports ne sont pas seulement sociaux de façon manifeste, ils sont qualitativement particuliers ; ce n'est pas un type homogène, abstrait, simple, de rapport qui sous-tend les divers aspects de la société.
Selon Marx, les choses se présentent différemment avec le capitalisme. Les rapports sociaux directs et non déguisés continuent bien d'exister, mais la société capitaliste est en dernier ressort structurée par un nouveau niveau d'interrelation sociale sous-jacente, que l'on ne peut pas saisir adéquatement en termes de rapports ouvertement sociaux entre les hommes ou entre les groupes – y compris les classes9 . La théorie de Marx comporte bien sûr une analyse de l'exploitation et de la domination de classe, mais elle va au-delà de l'étude de la distribution inégale de la richesse et du pouvoir au sein du capitalisme, pour saisir la nature même de la fabrique sociale du capitalisme, de sa forme de richesse particulière et de sa forme intrinsèque de domination.
Pour Marx, ce qui rend la fabrique de cette structure sociale sous-jacente si particulière, c'est qu'elle est créée par le travail, par la spécificité historique du travail sous le capitalisme. Par conséquent, les rapports sociaux spécifiques au, et caractéristiques du capitalisme n'existent que dans le médium travail. Étant donné que le travail est une activité qui s'objective elle-même dans ses produits, la fonction du travail déterminé par la marchandise en tant qu'activité socialement médiatisante est inséparablement liée à l'acte d'objectivation : le travail producteur de marchandises, en s'objectivant lui-même en tant que travail concret dans les valeurs d'usage particulières, s'objective aussi en tant que travail abstrait dans les rapports sociaux.
Selon Marx, l'un des traits de la société capitaliste (ou moderne) est donc que, ses rapports sociaux essentiels étant constitués par le travail, ceux-ci n'existent que sous une forme objectivée. Ils ont un caractère formel et objectif particulier, ils ne sont pas ouvertement sociaux et se caractérisent par la dualité antinomique totalisante du concret et de l'abstrait, du particulier et de l'homogénement général. Les rapports sociaux constitués par le travail déterminé par la marchandise ne relient pas les individus les uns aux autres de façon ouvertement sociale ; bien au contraire, le travail constitue une sphère de rapports sociaux objectivés, qui a un caractère objectif et apparemment non social et qui, comme nous le verrons, est séparée de, et opposée à l'agrégat social des individus et leurs rapports immédiats10. Étant donné que la sphère sociale qui caractérise la formation capitaliste est objectivée, on ne peut la saisir adéquatement en termes de rapports sociaux concrets.
Aux deux formes de travail objectivées dans la marchandise correspondent deux formes de richesse sociale : la valeur et la richesse matérielle. La richesse matérielle dépend des biens produits, de leur quantité et de leur qualité. En tant que forme de richesse, elle exprime l'objectivation des divers types de travail, le rapport actif de l'humanité à la nature. Cependant, prise en elle-même, elle ne constitue pas les rapports entre les hommes ni ne détermine sa propre distribution. L'existence de la richesse matérielle en tant que forme dominante de richesse sociale suppose l'existence de formes non déguisées pour les rapports sociaux qui la médiatisent.
La valeur est, elle, l'objectivation du travail abstrait. Dans l'analyse de Marx, elle est une forme de richesse autodistributrice : la distribution des marchandises s'effectue par ce qui leur semble inhérent – la valeur. La valeur est donc une catégorie de médiation : elle est tout à la fois une forme de richesse historiquement déterminée, autodistributrice, et une forme de rapports sociaux objectivée, automédiatrice. Comme nous le verrons, sa mesure est très différente de celle de la richesse matérielle. De plus, comme on l'a noté, la valeur est une catégorie de la totalité sociale : la valeur d'une marchandise est un moment individualisé de la médiation sociale générale objectivée. Parce qu'elle existe sous une forme objectivée, cette médiation sociale a un caractère objectif, elle n'est pas ouvertement sociale, elle est abstraite de toute particularité et indépendante de tous les rapports directement personnels. Un lien social résulte de la fonction du travail comme médiation sociale, et cette médiation, du fait de ses qualités, ne dépend pas d'interactions sociales immédiates mais peut fonctionner à distance dans l'espace et dans le temps. En tant que forme objectivée du travail abstrait, la valeur est une catégorie essentielle des rapports de production capitalistes.
Ainsi la marchandise, que Marx analyse en tant que valeur d'usage et en tant que valeur, est-elle l'objectivation matérielle du double caractère du travail sous le capitalisme – comme travail concret et comme activité socialement médiatisante. Elle est le principe structurant fondamental du capitalisme, la forme objectivée à la fois des rapports hommes/nature et des rapports des hommes entre eux. La marchandise est un produit en même temps qu'une médiation sociale. Ce n'est pas une valeur d'usage qui a de la valeur mais, en tant qu'objectivation matérialisée du travail concret et du travail abstrait, c'est une valeur d'usage qui est une valeur et qui donc a une valeur d'échange. Cette simultanéité des dimensions substantielle et abstraite dans la forme du travail et de ses produits constitue la base des diverses oppositions antinomiques du capitalisme et fonde, ainsi que je le montrerai, sa nature dialectique et finalement contradictoire. Par son double caractère, en tant que concrète et abstraite, qualitativement particulière et qualitativement homogène-générale, la marchandise est l'expression la plus élémentaire du caractère fondamental du capitalisme, En tant qu'objet, la marchandise a une forme matérielle ; en tant que médiation sociale, elle est une forme sociale.
Après avoir considéré les toutes premières déterminations des catégories critiques de Marx, il est à noter que son analyse, au livre I du Capital, de la marchandise, de la valeur, du capital et de la survaleur ne distingue pas nettement les niveaux « micro » et « macro » d'analyse, mais examine des formes structurées de pratique au niveau de la société en tant que tout. Ce niveau d'analyse sociale qui porte sur les formes fondamentales de la médiation sociale propre au capitalisme permet aussi une théorie socio-historique des formes de subjectivité. Cette théorie n'est pas fonctionnaliste et ne tente pas de fonder la pensée seulement par rapport à la position sociale et aux intérêts sociaux. Elle analyse bien plutôt la pensée ou, plus largement, la subjectivité en fonction des formes historiquement spécifiques de médiation sociale, c'est-à-dire en fonction des formes, structurées de façon déterminée, de pratique quotidienne qui constituent le monde social11. Dans ce cadre, même une forme de pensée telle que la philosophie, qui semble très éloignée de la vie sociale immédiate, peut être analysée comme socialement et culturellement constituée, au sens où ce mode de pensée lui-même peut être compris par rapport à des formes sociales historiquement déterminées.
Comme je l'ai suggéré, on peut lire le déploiement des catégories dans la critique de Marx comme un métacommentaire immanent sur la constitution sociale de la pensée philosophique en général et de celle de Hegel en particulier. Pour Hegel, l'Abso1u, la totalité des catégories subjectives-objectives, se fonde lui-même. En tant que « substance » qui se meut elle-même et qui est « Sujet », il est tout à la fois la vraie causa sui et le point d'aboutissement de son propre développement. Dans Le Capital, Marx présente les formes qui sous-tendent la société déterminée par la marchandise comme ce qui constitue le contexte social d'idées telles que la différence entre essence et apparence, le concept philosophique de substance, la dichotomie sujet/objet, la notion de la totalité et, au niveau logique de la catégorie de « capital », la dialectique en déploiement du sujetobjet identique12. Son analyse du double caractère du travail sous le capitalisme, en tant qu'activité productive et en tant que médiation sociale, lui permet de concevoir ce travail en tant que « causa sui » historiquement spécifique, en tant que « causa sui » non métaphysique. Parce que ce travail se médiatise lui-même, il se fonde lui-même (socialement) et possède les attributs de la « substance » au sens philosophique du terme. Nous avons vu que Marx se réfère explicitement à la catégorie de travail humain abstrait lorsqu'il utilise le terme philosophique de « substance » et que ce terme exprime la constitution d'une totalité sociale par le travail. La forme sociale est une totalité non parce qu'elle est une collection de diverses particularités, mais parce qu'elle est constituée par une « substance » homogène et générale qui est à elle-même son propre fondement. Puisque la totalité est autofondatrice, automédiatrice et objectivée, elle existe de façon quasi indépendante. Comme je le montrerai, au niveau logique de l'analyse de la catégorie de capital, cette totalité devient concrète et se meut par elle-même. Le capitalisme, tel que Marx l'analyse, est une forme de société avec des attributs métaphysiques : ceux du Sujet absolu.
Cela ne signifie nullement que Marx traite les catégories sociales de manière philosophique ; bien plutôt, il traite les catégories philosophiques par rapport aux attributs particuliers des formes sociales qu'il analyse. D'après lui, les attributs des catégories sociales s'expriment sous une forme hypostasiée en tant que catégories philosophiques. Son analyse du double caractère du travail sous le capitalisme, par exemple, traite implicitement l'autofondation comme l'attribut d'une forme sociale historiquement spécifique, et non comme l'attribut d'un Absolu. Cela suggère une interprétation historique de la tradition de la pensée philosophique, de la pensée qui se donne comme point de départ des principes autofondés. Les catégories de Marx, tout comme celles de Hegel, saisissent la constitution du sujet et de l'objet par rapport au déploiement d'un sujet-objet identique. Mais chez Marx, ce déploiement est déterminé par rapport aux formes catégorielles des rapports sociaux sous le capitalisme, lesquelles s'enracinent dans la dualité du travail déterminé par la marchandise. Selon Marx, ce que Hegel a cherché à saisir par son concept de totalité n'est pas absolu et éternel, mais historiquement déterminé. Une causa sui existe effectivement, mais elle est sociale ; et elle n'est pas le vrai point d'aboutissement de son propre développement. C'est-à-dire qu'il n'existe pas de point d'aboutissement : le dépassement du capitalisme entraînera l'abolition – et non l'accomplissement – de la « substance », l'abolition du rôle du travail dans la constitution d'une médiation sociale et, partant, l'abolition de la totalité.
Résumons. Dans les écrits du Marx de la maturité, l'idée que le travail est au cœur de la vie sociale ne se rapporte pas seulement au fait que la production matérielle est toujours une condition de la vie sociale. Cela ne signifie pas non plus que la production est la sphère déterminante, historiquement spécifique, de la civilisation capitaliste – si l'on entend par production seulement la production de biens. De façon générale, la sphère de production sous le capitalisme ne doit pas être comprise uniquement en termes d'interactions matérielles entre les hommes et la nature. Bien qu'il soit manifestement vrai que l'interaction « métabolique » avec la nature effectuée par le travail est une condition d'existence dans toute société, ce qui détermine une société c'est également le caractère de ses rapports sociaux. Selon Marx, le capitalisme se caractérise par le fait que ses rapports sociaux sont constitués par le travail. Sous le capitalisme, le travail s'objective lui-même non seulement dans des produits matériels – ce qui est le cas dans toutes les sociétés –, mais encore dans des rapports sociaux objectivés. Du fait de ce double caractère, il constitue en tant que totalité une sphère sociale quasi naturelle, une sphère objective, que l'on ne peut réduire à la somme des rapports sociaux directs et qui, comme nous le verrons, s'oppose aux agrégats d'individus et de groupes, comme un Autre abstrait. En d'autres termes, le double caractère du travail déterminé par la marchandise est tel que, sous le capitalisme, la sphère du travail médiatise des rapports qui, dans d'autres formations sociales, existent en tant que sphère d'interaction sociale non déguisée. Le travail constitue par là même une sphère sociale quasi objective. Son double caractère signifie que le travail sous le capitalisme a un caractère socialement synthétique que le travail dans d'autres sociétés ne possède pas13. Si le travail en tant que tel ne constitue pas la société en soi, le travail sous le capitalisme constitue bien cette société.
Extrait de Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale. Une réinterprétation de la théorie critique de Marx, éditions Mille et une nuits, 2009.
Notes :
1. Au niveau logique, la théorie de Marx peut être vue comme une analyse des fondements structurels d'une société caractérisée par l'échangeabilité universelle des produits – c'est-à-dire une société où tous les biens et toutes les relations des hommes aux biens sont « séculiers » dans le sens où, contrairement à ce qui se passe dans les sociétés « traditionnelles », tous les biens sont considérés comme des « objets » et où les hommes ont théoriquement la possibilité de choisir entre tous les biens. Cette théorie diffère radicalement des théories de l'échange sur le marché – qu'il s'agisse des théories de la valeur-travail ou des théories utilitaristes de l'équivalence – qui présupposent comme condition fondamentale ce que l'analyse marxienne de la marchandise tente précisément d'expliquer. De plus, comme nous le verrons, cette analyse permet de mettre en lumière la nature du capital – c'est-à-dire qu'elle tente d'expliquer la dynamique historique de la société capitaliste. Comme je le montrerai, pour Marx, cette dynamique s'enracine dans la dialectique du travail concret et du travail abstrait, et elle ne peut pas être saisie par les théories exclusivement centrées sur l'échange sur le marché.
2. Le Capital, livre I, p. 190.
3. Ibid., p.191.
4. Diane Elson pense elle aussi que 1'objet de la théorie marxienne de la valeur est le travail et que, par sa catégorie de travail abstrait, Marx cherche à analyser les fondements d'une société où le procès de production se soumet les hommes, bien plutôt que l'inverse. Toutefois, à partir de cette approche, Elson ne met pas en question la compréhension traditionnelle des rapports fondamentaux du capitalisme, Voir « The Value Theory of Labour » in Elson (dir.), Value : The Representation of Labour in Capitalism, 1979, pp. 115-180.
5. Karl Polanyi souligne également la nature historiquement unique du capitalisme moderne : dans les autres sociétés, l'économie est enchâssée dans les rapports sociaux, alors que, dans le capitalisme moderne, les rapports sociaux sont enchâssés dans le système économique. Voir La Grande Transformation, Gallimard, 1983, p. 88. Mais Polanyi met l'accent presque exclusivement sur le marché et affirme que le capitalisme pleinement développé se définit par le fait qu'il est fondé sur une fiction : le travail humain, la terre et l'argent sont considérés comme s'ils étaient des marchandises, ce qu'ils ne sont pas (p. 107). Cet auteur suggère par là même que l'existence des produits du travail en tant que marchandises est en quelque sorte socialement « naturelle ». Cette compréhension très commune diffère de celle de Marx, pour qui rien n'est « par nature » une marchandise et pour qui la catégorie de marchandise se rapporte à une forme historiquement spécifique de rapports sociaux et non pas à des choses, des hommes, de la terre ou de l'argent. En effet, cette forme de rapports sociaux se rapporte en tout premier lieu à une forme historiquement déterminée de travail social. L'approche de Polanyi, avec son ontologie sociale implicite et l'accent mis exclusivement sur le marché, détourne l'attention de l'examen de la forme « objective » des rapports sociaux et de la dynamique historique interne propres au capitalisme.
6. Le Capital, livre I, pp. 88-90.
7. Ibid., p.39. 8. Il est à noter que cette interprétation – contrairement à celle de Sartre par exemple – ne présuppose pas ontologiquement les concepts de « moment » et de « totalité » ; elle n'affirme pas qu'en général le tout devrait être saisi comme présent dans ses parties. Voir jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, Gallimard, 1985, pp, 161-163. Cependant, à la différence d'Althusser, cette interprétation ne rejette pas ontologiquement ces concepts. Voir Louis Althusser, Pour Marx, Maspero, 1969. Elle traite au contraire la relation entre moment et totalité comme historiquement constituée, comme étant fonction des propriétés particulières des formes sociales que Marx analyse à l'aide de ses catégories de valeur, travail abstrait, marchandise et capital.
9. Si l'analyse de classe reste fondamentale pour le projet critique de Marx, l'analyse de la valeur, de la survaleur et du capital en tant que formes sociales ne peut pas être pleinement saisie en termes de catégories « classistes ». Une analyse marxiste qui en reste à des considérations de classe entraîne une grave réduction sociologique de la critique de Marx. 10.Grundisse, t. I, pp. 92-100.
11.Dans ce livre, je décrirai quelques aspects de la dimension subjective de la théorie marxienne de la constitution de la société moderne par des formes structurées déterminées de pratique sociale, mais je ne poserai pas la question du rôle possible du langage dans la constitution sociale de la subjectivité – que ce soit, par exemple, sous la forme de l'hypothèse de la relativité linguistique (« hypothèse Sapir-Whorf ») ou sous la forme de la théorie du discours. Pour des tentatives de relier les formes de pensée culturellement spécifiques aux formes linguistiques, voir Edward Sapir, Le Langage. Introduction a l'étude de la parole, Payot & Rivages, 2001, et Benjamin L. Whorf, Language, Thought and Reality, 1956. L'idée que le langage ne véhicule pas simplement des idées préexistantes mais qu'il codétermine la subjectivité ne peut être articulée aux analyses socio-historiques que sur la base de théories du langage et de la société qui permettent la médiation de la société par le langage dans la façon dont ces théories conçoivent leur objet. Mon but ici est d'abord d'expliciter une approche socio-théorique centrée sur la forme de médiation sociale plutôt que sur les groupes sociaux, les intérêts matériels, etc. Une telle approche permettrait d'examiner la relation société/culture dans le monde moderne de manière à aller au-delà de l'opposition classique du matérialisme et de l'idéalisme – opposition reprise tant par les théories économistes ou sociologiques de la société que par les théories idéalistes du discours et du langage. La théorie sociale qui en résulterait serait plus intrinsèquement en mesure de traiter les problèmes soulevés par les théories linguistiques que ne le sont des approches plus conventionnellement « matérialistes ». Elle exigerait aussi implicitement des théories de la relation langage/subjectivité qu'elles reconnaissent, et soient intrinsèquement en mesure de traiter, les problèmes que sont la spécificité historique et les immenses transformations sociales actuelles.
12. Alfred Sohn-Rethel, entre autres, relie l'apparition de la philosophie en Grèce au développement du système monétaire et à l'extension de la forme-marchandise aux VIe et V e siècles avant J.-C. Voir Alfred Sohn-Rethel, Geistige und körperliche Arbeit, 1972 ; George Thompson, Les Premiers Philosophes, Éditions Sociales, 1973 ; R. W. Müller, Geld und Geist, 1977. (Une version revue et corrigée du livre de Sohn-Rethel est parue en anglais sous le titreIntellectual and Manual Labour : A Critique of Epistemology, 1978.) Cependant, Sohn-Rethel ne distingue pas entre une situation telle que celle de l'Attique au V e siècle où la production de marchandises est étendue mais ne représente nullement la forme dominante de la production, et le capitalisme où la forme-marchandise est totalisante. Sohn-Rethel ne peut donc pas fonder socialement ce qui distingue, comme l'a noté Lukács, la philosophie grecque du rationalisme moderne. Selon Lukács, la première « a certes connu les phénomènes de la réification, mais ne les a pas encore vécus comme formes universelles de l'ensemble de l'être ; [...] elle avait un pied dans cette société-ci et l'autre dans une société à structure "naturelle" ». Le rationalisme moderne se caractérise par le fait « qu'il revendique – et sa revendication va croissant au cours de l'évolution – d'avoir découvert le principe de la liaison entre tous les phénomènes qui font face à la vie de l'homme dans la nature et la société » (Histoire et conscience de classe, pp. 142 et 145). Cependant, Lukács luimême, du fait de ses postulats relatifs au « travail » et, partant, de son affirmation de la totalité, n'a pas une pensée suffisamment historique à l'égard de l'époque capitaliste : il se révèle incapable d'analyser l'idée hégélienne de déploiement dialectique du Weltgeist comme expression de l'époque capitaliste ; et il l'interprète au contraire comme la version idéaliste d'une forme de pensée qui transcende le capitalisme.
13. Comme je le montrerai plus loin, l'analyse du double caractère du travail producteur de marchandises indique que les deux positions dans le débat lancé par Connaissance et Intérêt de Habermas – c'est-à-dire : le travail est-il une catégorie sociale suffisamment synthétique pour satisfaire tout ce que Marx attend d'elle, ou bien faut-il ajouter conceptuellement, à la sphère du travail, une sphère de l'interaction ? – s'occupent du travail en tant que « travail », d'une manière transhistorique indifférenciée, plutôt que de la structure synthétique spécifique et historiquement unique du travail sous le capitalisme, telle qu'elle est analysée dans la critique de l'économie politique.