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Lewis Munford et l’art des Brown Decades

Lien publiée le 17 avril 2016

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A la fin du XIXe siècle, l'espace urbain évolue aux Etats-Unis. Une créativité artistique et architecturale peut alors s'épanouir.

Après la guerre de Sécession, à partir de 1870, émerge un bouillonnement artistique. Lewis Munford, fin observateur des mutations urbaines, évoque le renouveau créatif entre 1865 et 1895 dans son livre sur Les Brown Decades. Son texte est issu d’une conférence datée de 1931. Il apparaît comme un travail pionnier sur l’histoire de l’art dans cette période majeure. L’architecture, la peinture et la photographie se renouvellent.

Entre 1830 et 1860, une période d’éclosion permet l’émergence d’une pensée nouvelle. « Dans les œuvres littéraires d’Emerson, Whitman,Thoreau, Melville, Hawthorne, de nouveaux modes de pensée et un sens inédit de l’aventure humaine sont apparus », observe Lewis Munford. Mais la guerre de Sécession marque une rupture et l’espérance devient brusquement fanée. Après le printemps surgit l’automne. « Les couleurs de la civilisation américaine ont brusquement changé. Au moment où la guerre était finie les bruns s’étaient répandus partout : ocres médiocres, marron chocolat terne, bruns de suie qui ont fusionné avec le noir », décrit Lewis Munford. Après la guerre, les morts sont nombreux. Ensuite, c’est l’industrialisation qui se développe. Le pays semble morne et triste.

                          Les brown decades / étude sur les arts aux Etats-Unis : 1865-1895

Un bouillonnement artistique

L’histoire des années 1870 valorise le progrès technique, largement surestimé. En revanche, la dimension littéraire et artistique de cette période semble négligée. Des œuvres ont été mis de côté comme ridicules et excentriques. Mais cette période révèle aussi l’émergence d’une tradition américaine alors en pleine effervescence.

Emily Dickinson et ses poèmes reflètent l’expérience vécue pendant la guerre. Elle reflète bien l’angoisse et les tourments des Brown Decades. La littérature de Whitman semble particulièrement influente sur les artistes. L’innovation technique et l’industrie semblent masquer la créativité de cette période. « Mais la nécessité d’invention était présente, et si elle a été accaparée par tous des profiteurs vulgaires dans tous les domaines de la vie et de l’industrie, elle n’en était pas moins un défi et un stimulant pour les meilleurs esprits », souligne Lewis Munford. Des paysagistes et des architectes réinventent l’espace public.

Des intellectuels critiquent l’ordre social. Henry George dénonce le contrôle des terres par les accapareurs individuels. Cette forme de propriété risque de générer de la pauvreté. Il propose la collectivisation des terres. Il critique également la propriété privée qui s’applique sur les brevets pour les inventions. Même si Henry George ne remet pas en cause la propriété privée dans l’ensemble de la société.

L’écrivain Edward Bellamy propose une série d’utopies étranges dans Looking Backward. Son roman semble proche de la science-fiction. « En bref, l’utopie de Bellamy était une anticipation, montrant à la fois la promesse et la menace des conditions réelles », souligne Lewis Munford. Les Brown Decades ouvrent de nouvelles perspectives de révolte et d’utopie dans un contexte d’exploitation capitaliste violente. « Emeutes, grèves, piquets de grève, assassinats, brutalités, exploitations, ont marqué la vie économique de cette période : à aucun moment de l’histoire américaine il n’y a eu une classe ouvrière plus désespérément esclave », décrit Lewis Munford.

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Des paysages proches de la nature

Le paysage se modifie avec l’agriculture, avec la ville et l’architecture, mais aussi avec les infrastructures comme les ponts, les viaducs, les canaux, les ports.

David Thoreau contribue à valoriser la nature. Mais il ne propose pas sa modification. « En effet, contrairement aux artisans et décorateurs, il aimait la simple nature, et il a montré les récompenses qu’obtenait une « fraîche » et attentive étude des qualités et des capacités locales », indique Lewis Munford. David Thoreau insiste davantage sur un rapport sensuel à la nature : voir, sentir, respirer, ressentir, toucher.

George Perkins Marsh s’inquiète de la destruction de l’environnement naturel. L’action humaine impose des conséquences sur la nature. Marsh suggère « la possibilité et l’importance de la restauration des harmonies perturbées ». Les humains doivent arrêter de souiller et de perturber la terre pour permettre de la reconstruire. Les Brown Decades permettent l’émergence d’un mouvement pour la préservation de la nature et la création de parcs nationaux.

Olmsted tente de réintroduire de la nature en ville pour améliorer l’harmonie des paysages. Il participe au développement de parcs qui utilisent les caractéristiques naturelles des paysages ainsi qu’une importante plantation d’arbres.

     John Root Architecture | Architecture & Cityscape: Astor Street District [John Wellborn Root ...: Maestri, Architecture Cityscape, John Wellborn, Chicago School, Burnham Root

Une architecture nouvelle

Une nouvelle architecture émerge. Les parcs et les boulevards se développent dans des villes comme New York, Baltimore, Boston ou Chicago.

Henry Hobson Richardson permet de dépasser l’architecture gothique et le style victorien. Au contraire, il tente de bâtir des bâtiments dans lesquels il est agréable de vivre et de circuler. Richardson invente l’architecture fonctionnaliste. Il accorde une importance à l’éclairage et à la luminosité avec des fenêtres bien disposées. Il tente également de protéger l’intérieur de la poussière et du bruit.

L’architecte John Root estime que les conceptions de Richardson tranchent avec le style prétentieux qui domine en Europe. « Dans les œuvres américaines nous trouvons la force et l’aptitude, une certaine fraîcheur et une certaine spontanéité, comme une musique majestueuse, ou une chanson dans les bois verts », estime Root.

Mais l’architecture américaine invente également les buildings. Ces bâtiments immenses cherchent avant tout à impressionner. Les ascenseurs sont alors développés. L’acier et la pierre permettent de construire des édifices solides. L’armature métallique se banalise.

« L’architecture est, du début jusqu’à la fin, un art social dont toutes les réponses intéressantes et valables doivent être formulées en réponse aux demandes de la société », analyse Lewis Munford. L’imagination des architectes doit correspondre aux désirs humains et aux nécessités nouvelles.

 

Une peinture sobre et réaliste

Les beaux-arts se renouvellent durant les Brown Decades. Il existe déjà auparavant une tradition du portrait et de la gravure.

Le peintre Fuller reste soumis à une morale puritaine. Il privilégie la sobriété. « Il a cédé au désir de peindre et dans l’acte de peindre, il a fait de son mieux pour le réprimer », estime Lewis Munford. Le monde est vu à travers un brouillard envahissant. Les peintres de cette période ne se tournent pas vers des couleurs vives. Fuller fuit les images de la vie américaine avec ses villes industrielles. Il recherche la pureté d’un monde idéal. La décoration se renouvelle avec les vitraux, la céramique, la tapisserie et le mobilier.

Thomas Eakins propose un art réaliste, influencé par la sculpture. « Et par-dessus tout, il a confronté l’art aux faits bruts, brutaux et laids de notre civilisation, certain que sa valeur devait surgir de ces choses », décrit Lewis Munford. Albert Ryder ne tient pas compte de la technique et des conventions en matière de peinture. Il n’hésite pas à peindre plusieurs couches sans attendre que la première ait séché. Il refuse également le modèle de l’artiste professionnel. Le peintre doit bénéficier d’un toit et de quoi manger mais ne doit pas s’enrichir avec ses créations. « Il doit vivre pour peindre, et non peindre pour vivre », estime Ryder.

Leonardo DiCaprio dans Gangs of New York

Un romantisme et des utopies concrètes

Le texte de Lewis Munford tranche avec l’histoire de l’art conventionnelle, réduite à un exercice de distinction sociale. Lewis Munford présente la vie et la démarche des artistes. Surtout, il s’attache à montrer des créations ancrées dans la vie quotidienne, comme les paysages ou l’architecture.

Lewis Munford se rattache au courant du romantisme anticapitaliste. Précurseur de l’écologie radicale, il critique la modernisation et l’industrialisation de l’espace. Il regrette la destruction de la nature et des paysages. Il critique également le pouvoir et le capitalisme. Mais il ne propose aucune remise en cause radicale de l’ordre existant.

Lewis Munford s’appuie sur des utopies concrètes présentes dans le domaine artistique. Son livre montre comment des créateurs introduisent un nouveau rapport au monde et à la nature. Sa réflexion alimente la critique situationniste de l’urbanisme.

Lewis Munford propose un embellissement de la société marchande, mais pas son dépassement. Il se tient à l’écart du mouvement ouvrier et de la lutte classes. Ce qui ne lui permet pas d’envisager l’invention d’une société nouvelle. En revanche, Lewis Munford enrichit le communisme à travers une dimension esthétique. La satisfaction des besoins fondamentaux doit également s’accompagner d’une amélioration qualitative de l’existence. L’architecture et l’art doivent alors permettre de transformer le cadre de vie et le quotidien.

Source : Lewis Munford, Les Brown Decades. Etude sur les arts aux Etats-Unis 1865-1895, Eterotopia, 2015 (1931 pour l’édition originale)

Articles liés :

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Lutte des classes et urbanisme à Paris

Détruire l’urbanisme et son monde

Pour aller plus loin :

Vidéo : La cité idéale (d'après Lewis Mumford), publié sur le site du National Film Board of Canada

Vidéo : Lewis Mumford par Thierry Paquot

Vidéo : Hommage à Lewis Mumford (1895-1990), publié par la Cité de l'architecture et du patrimoine

Ramachandra Guha, Lewis Mumford un écologiste nord-américain oublié, publié dans la revue Agone n°45 le 15 avril 2011

Textes de Lewis Munford publiés sur le site Non Fides

Jean-Pierre Tuquoi, Mumford, un pionnier méconnu de la pensée écologique, publié dans le site Reporterre le 26 janvier 2015

Le mythe de la machine : la pensée de Lewis Mumford, publié sur le site Socialisme libertaire le 3 févier 2016