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L’économie agricole expliquée aux « bouseux » par monsieur Bouzou
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
N’ayant pu assister au congrès de la FNSEA qui se tenait à Laval le 31 mars, nous n’avons pas eu la chance, ou le malheur, d’entendre les solutions préconisées par Nicolas Bouzou pour sortir notre agriculture de la crise. A dire vrai, le débat auquel il a participé avec le sénateur de droite Jean Arthuis et le président de la CGPME Patrick Bernasconi portait sur le sujet suivant : « Quel est le rôle d’un syndicat dans le monde actuel?». Faute d’avoir la teneur de ses propos sur le sujet, les journaux de la FNSEA ont servi de relai pour dérouler sa vison débile de l’agriculture.
A peine quadragénaire, Nicolas Bouzou est l’invité quasi permanent d’une multitude de médias en tous genres pour réciter son catéchisme libéral. C’est qu’il est le président du cercle Turgot, lequel regroupe les dirigeants libéraux des grandes entreprises, ceux qui s’octroient les salaires les plus mirobolants comme récompense de leur cynisme après avoir procédé à des charrettes de licenciements. Profitant de son passage à Laval, Bouzou a pu aussi donner une « leçon» d’économie agraire aux « bouseux » qui n’étaient pas au congrès. Ce fut à travers un entretien accordé à cette occasion à des hebdomadaires agricoles régionaux et départementaux de la mouvance FNSEA parus la semaine dernière. Un porte plume complaisant, dont on taira ici le nom par charité, lui a demandé quelles étaient « les transitions auxquelles le monde fait face aujourd’hui ? » Bouzou a répondu en évoquant « un immense phénomène de destruction-créatrice amenant le passage à de nouvelles formes d’organisation ».
En économie, la théorie de la « destruction-créatrice » a été conceptualisée au milieu du XXème siècle par l’économiste autrichien Joseph Schumpeter. Elle considère que les progrès technologiques rendent très vite obsolètes les moyens de production d’où la nécessité permanente d’être dans la course pour les remplacer avant la concurrence afin de garder un coup d’avance. Depuis 70 ans, les économistes qui défendent cette théorie se montrent totalement indifférents au gaspillage permanent de capital productif qu’elle provoque, sans compter l’augmentation considérable des émissions de gaz à effet de serre induite par ce gaspillage.
Pire encore, les économistes libéraux attribuent à cette théorie de la « destruction créatrice », ce qui relève de la théorie des avantages comparatifs, conceptualisée par David Ricardo un siècle- et-demi plus tôt. Transférer une production textile de France au Bengladesh pour augmenter le taux de profit grâce à des salaires dix fois plus bas que chez nous ne relève pas de la « destruction créatrice », mais de la destruction tout court, via la théorie des avantages comparatifs concernant la sous rémunération du travail. C’est gaspiller du capital productif pour augmenter le taux de profit en doublant le bilan carbone des biens produits de cette manière quand il faudrait le réduire pour freiner le réchauffement climatique.
Mais venons-en à l’agriculture. Bouzou dit aux paysans que l’agriculture « est au cœur de la destruction créatrice. Les Français ne le voient pas, car ils ont une vision romantique de l’agriculture en l’associant à la naturalité, mais ce n’est pas du tout ça en réalité. L’agriculture, ce sont les drones, le numérique (…) Le principe de précaution et les normes empêchent l’expression des innovations du secteur. L’agriculture a besoin d’un choc libéral».
C’est alors que le porte plume complaisant ose demander au grand homme : « Pourriez-vous développer ? ». Et le savant de répondre : « Les agriculteurs sont antilibéraux alors qu’ils ont besoin d’un choc libéral. Ils se disent pro-européens dans le discours, mais votent contre dans les urnes. De mon point de vue, il faut leur redonner leur nature d’entrepreneurs en leur apportant moins de subventions, mais aussi moins de règles. Le malaise premier des agriculteurs réside dans cette contradiction intrinsèque de leur nature, ce qui s’apparente à une véritable crise identitaire ».
Essayons donc d’analyser la pertinence de ce propos à partir de l’actualité récente. Avant même la sortie des quotas laitiers en avril 2015, beaucoup de producteurs européens ont joué à fond leur rôle d’entrepreneurs tel que l’envisage Nicolas Bouzou . Depuis avril 32005 la production laitière européenne a augmenté de 3,4% en moyenne et beaucoup plus dans des pays comme l’Irlande, les Pays Bas, le Danemark, la Pologne, voire certaines régions d’Allemagne. Comme la demande n’a pas suivi, les laiteries ont baissé le prix du lait de 15% en moyenne sur un an. Ce qui prive beaucoup de producteurs du moindre revenu une fois payés les charges d’exploitation en France comme dans les autres pays de l’Union européenne. Voilà qui nous informe sur les conséquences du choc libéral que ce stupide Nicolas Bouzou, qui ne connait rien aux dossiers agricoles, veut imposer aux « bouseux » qui traient les vaches eux fois par jour et 365 jours par an.
Comme le nombre de vaches laitières augmenté en Europe, le nombre de vaches de réforme qui vont à l’abattoir a lui aussi augmenté ainsi que celui des jeunes bovins mâles. Du coup les volumes de viande bovine disponibles sur le marché européen ont augmenté, ce qui fait aussi baisser les prix des bovins des races à viande très nombreux en France. Notons enfin que la baisse des prix touche aussi durablement les céréales pour cause de récolte mondiale abondante trois années de suite tandis que la surproduction porcine des élevages industriels d’Espagne et d’Allemagne provoque aussi une baisse durable des cours et débouche sur des faillites qui seront destructrices de bâtiments d’élevages presque neufs en certains endroit pendant que l’on en construira des plus grands dans d’autres lieux pour tenter d’avoir un coup d’avance sur la concurrence .
L’agriculture produit des biens périssables. Elle a besoin de politiques permanentes de régulation pour tenter de faire en sorte que l’offre répondre à la demande sans risque de pénurie ni de surproduction. C’est ce que montre depuis près de deux ans la crise qui touche les quatre grands secteurs que sont les céréales, le lait de vache, la viande bovine et la viande porcine. Parce qu’il choisit d’ignorer ces réalités, à moins qu’il soit incapable de les comprendre, Nicolas Bouzou raisonne comme le dernier des abrutis. Reste à savoir pourquoi les principaux dirigeants de la FNSEA l’ont invité au congrès de Laval pour enfumer les adhérents de leur syndicat avec des théories absurdes pour l’agriculture.
Car nous avons retrouvé Nicolas Bouzou ce 19 avril dans les pages débats du Figaro. Il y déplore les quelques aménagements inclus dans le projet de loi El Khomri avant le débat à l’Assemblée. Après avoir reproché au gouvernement de « suivre les recommandations d’un président de syndicat étudiant ignare plutôt que celles d’un prix Nobel d’économie », Bouzou explique que « le problème du chômage structurel de la France peut être résolu en introduisant un nouveau CDI flexible » à quoi devraient s’ajouter « une dégressivité des indemnisations du chômage » et quelques autres mesures du même type .
Il reste alors à savoir si des travailleurs et des demandeurs d’emploi de plus en plus appauvris par la précarité auront demain de quoi acheter assez de viande de fromages et de pain pour donner des débouchés aux paysans après avoir payé les dépenses incompressibles, dont celles qui permettent de garder son logement. On devrait y réfléchir à cette direction un brin masochiste de la FNSEA avant de réinviter un économiste aussi « ignare » que Nicolas Bouzou sur les dossiers agricoles pour vernir cracher son mépris des réalités à la face des « bouseux ».
- (*) Auteur de « l’Ecologie peut encore sauver l’économie », un livre coédité par Pascal Galodé et l’Humanité