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D’Occupy à Nuit Debout : l’inconscient politique du mouvement des places

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Lien publiée le 30 avril 2016

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://geoffroydelagasnerie.com/2016/04/05/doccupy-a-nuit-debout-linconscient-politique-du-mouvement-des-places/

Je publie dans Le Monde daté du 28 avril un article sur Nuit Debout, l’inconscient politique de ce mouvement et les catégories de la gauche critique et du mouvement social. Il a été publié sous le titre : « Nuit debout a attiré ceux qui pensent leurs intérêts particuliers comme universels, et a exclu les dominés » 

J’y rétablis ici les quelques passages coupés pour entrer dans la page du Monde.

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Quand un mouvement politique émerge, la position de l’intellectuel est toujours compliquée, surtout quand il souhaite que la mobilisation réussisse. Soutenir inconditionnellement, c’est se dissoudre comme intellectuel et ne pas assumer que la pensée puisse nourrir la pratique surtout quand elle est en désaccord avec la manière dont la pratique se pense. Mais critiquer, c’est prendre le risque de nuire à la mobilisation ou d’être perçu comme un adversaire.

Je conçois ce texte comme une discussion interne au mouvement social. Il partage la même ambition : la prolifération des luttes et des contestations. Mais c’est au nom même de cette ambition que je crois nécessaire de proposer une réflexion sur Nuit Debout et la conception de la politique dont elle est le produit. Je me demande si la relative stagnation de ce mouvement n’est pas due à sa constitution même. Ce qui doit nous inciter à interroger l’inconscient politique de ce mouvement et les catégories de la gauche critique et du mouvement social.

« Nuit debout » ne nait pas de nulle part. Ce mouvement n’a rien de spontané. Il est le produit d’une histoire de la théorie et de la politique. Il s’appuie sur des cadres idéologiques précis et reprend des formes d’actions qui se sont stabilisés depuis au moins dix ans, notamment avec Occupy Wall Street et les « mouvements des places ».

Ce mode de protestation rompt avec l’action traditionnelle. Il ne se déploie pas comme affirmation d’intérêts particuliers ou d’identités spécifiques – les ouvriers, les paysans, la marche des fiertés LGBT, la marche des beurs, etc. Il se pense comme un mouvement général : par le rassemblement et l’occupation de l’espace public, les citoyens créent du commun, ils construisent un « Nous » qui fait jouer une souveraineté populaire contre les institutions, les pouvoirs, l’oligarchie, etc.

Bien qu’ils soient nouveaux dans leur forme, les mouvements comme Occupy ou Nuit debout relèvent d’une conception traditionnelle de la politique ; Ils s’articulent à un certain nombre de concepts hérités du contractualisme : « espace public », « citoyenneté », « rassemblement », « Nous », « communauté ». Ils s’inscrivent ainsi dans une tradition bourgeoise contre laquelle s’est définie la critique sociale depuis Marx. De ce point de vue, Nuit Debout pourrait bien être un effet de l’effacement de la pensée marxiste et sociologique.

Des émotions politiques fortes

La rhétorique des « citoyens », des « 99% » qui se soulèvent pour donner naissance à ce que Varoufakis a appelé un « printemps des peuple », crée assez facilement des émotions politiques fortes. Ce dispositif installe pourtant une scène contestable et problématique. D’abord, l’utilisation de ce vocabulaire fait que les mouvements émancipateurs tendent à parler le même langage que l’Etat. Après tout, les notions de « peuple », de « communauté des citoyens », d’ « être ensemble », saturent les discours officiels de la classe politique. N’est-il pas étrange d’utiliser les mêmes mots et les mêmes représentations du monde social que ceux que nous combattons ? Mais surtout, à travers des concepts comme « le peuple », « le commun », la politique contestataire tend à cultiver de curieux fantasmes d’appartenance et d’inclusion. Cette rhétorique est issue de la critique du néolibéralisme, associé – à tort – à l’individualisme, à l’atomisme, à la destruction du lien social, en sorte que lui est opposé le « besoin d’être ensemble » comme si ce dont les gens souffraient étaient d’être individualisés et pas d’être soumis à des forces collectives et à des destins communs… Au prétexte de la lutte contre le néolibéralisme, une humeur idéologique s’installe qui érige comme forces négatives la dissidence et la liberté individuelle et à régénérer des pulsions d’ordre dans la gauche.

Mais l’enjeu le plus important concerne le statut des catégories fantasmatiques de peuple, de communauté, de citoyen qui fondent le mouvement. Ces concepts, cela va de soi, sont des fictions. Le peuple, la souveraineté populaire, la volonté générale, la société, le commun… ça n’existe pas et ça n’existera jamais. Il n’y a aucune raison que deux personnes jetées arbitrairement au monde sur un même territoire ressentent des affects communs. Et l’idée selon laquelle il pourrait exister des moments où tout le peuple serait rassemblé sur une place n’a aucun de sens. Cela ne s’est jamais produit. Ni pendant les printemps arabes, ni pendant la révolution française. Et cela ne se produira jamais. Un mouvement est toujours oppositionnel : il oppose des classes d’individus à d’autres.

Rien à revendiquer

Il y a toujours ce que Didier Eribon appelle des voix absentes, mais aussi des luttes internes, des oppositions violentes, etc. Dès lors, la représentation de la politique comme rassemblement et constitution d’un peuple fait fonctionner une norme de l’action inatteignable et impossible. Nécessairement spécifique, chaque mouvement est donc condamné à se vivre comme insuffisant, ni assez efficace, ni assez mobilisateur. Au lieu de donner des moyens d’agir, cette mythologie crée un décalage entre ce que nous sommes réellement, ce que nous faisons et ce que nous pensions ou voudrions faire. En sorte qu’il nous dépossède d’une capacité d’agir plutôt qu’il ne nous donne des armes.

Mais peut-être faut-il penser le caractère problématique des notions fictives à l’œuvre dans l’inconscient politique du mouvement des places autrement. S’il est vrai que « le peuple », « la souveraineté populaire », le « commun », le « citoyen », ça n’existe pas, alors il faut demander : qui peut parler ce langage ? Qui, lorsqu’il ou elle se mobilise, peut se penser comme un citoyen et non comme un individu spécifique faisant apparaitre des problèmes singuliers dans l’espace public. Bref : qui peut se représenter ses intérêts particuliers comme les intérêts du « peuple » ? Ce sont évidemment ceux que l’on retrouve sur les places : les individus de la petite bourgeoisie blanche urbaine appartenant souvent à la fonction publique ou aux milieux culturels et étudiants. Ces individus, très situés dans le monde social, incarnent la norme abstraite sur laquelle la citoyenneté républicaine est construite. Ils sont donc prédisposés à se voir comme exprimant « la » citoyenneté et « la » république. Lorsqu’ils font quelque chose, c’est pour eux « le peuple » qui fait quelque chose. Lorsqu’ils se rassemblent, ce n’est pas un groupe spécifique qui se rassemble : c’est le « commun » qui émerge… C’est ce qui explique pourquoi le mouvement s’est fondé sur l’idée irresponsable selon laquelle il ne fallait rien revendiquer ou que revendiquer c’était se soumettre. On pourrait presque se risquer à dire que font partie de ce mouvement des gens qui n’ont rien à revendiquer parce qu’ils ne manquent de rien, et qui n’ont donc rien à demander si ce n’est « la fin du système ».

Une scène politique organisée autour des catégories de « commun », de « République sociale », de « souveraineté populaire » ne peut pas ne pas produire l’exclusion de celles et ceux qui ne peuvent à l’inverse que se penser comme membre d’un groupe particulier : les ouvriers, les chômeurs, les paysans, les précaires, les noirs, les arabes, les musulmans, les juifs, les gays et lesbiennes, les prisonniers, les sans-papiers, etc. Car lorsqu’ils se mobilisent, ces individus qui vivent ces expériences d’oppression veulent affirmer un intérêt particulier, revendiquer quelque chose, dire que quelque chose ne va pas. Ils ne veulent pas créer du commun mais fracturer le monde.

Renouer avec les singularités

D’où les scènes d’incompréhension que l’on a observé entre la Nuit debout et les quartiers nord de Marseille, ou entre nuit debout et les syndicats. L’absence de ces groupes n’est ni un accident que l’on pourrait combler en allant tisser des liens (même si c’est évidemment souhaitable) ni un fait qui s’explique pour des raisons extérieures au mouvement. Elle est une conséquence logique de la construction symbolique du mouvement comme une sphère de citoyens qui refusent de revendiquer et se rassemblent pour débattre et écrire une nouvelle constitution. Parce que Nuit Debout s’est construit autour de la rhétorique du peuple et du commun, il a mécaniquement attiré à lui ceux qui pensent leurs intérêts particuliers comme universels et a exclu les dominés du mouvement. L’inclusion des uns est solidaire de l’exclusion des autres – et toutes sont une conséquence du dispositif social, institutionnel et conceptuel dont ce mouvement est le produit

C’est à condition de produire des sujets politiques qui ne se constituent non pas dans l’horizon d’un peuple mais dans leur singularité que l’on pourra faire proliférer des énergies contestataires. Pour que Nuit debout soit le début d’une nouvelle politique, il faut qu’il renoue avec un certain héritage du marxisme, de la sociologie critique et de la tradition libertaire, qu’il pense les groupes et leurs revendications à partir de catégories concrètes, situées et oppositionnelles. Sinon, ce moment restera celui où nous allons prendre conscience de l’inefficacité de la scène politique et des cadres idéologiques qui se sont imposés dans la gauche critique depuis une dizaine d’années.