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Nuit debout: assez rampé !

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Lien publiée le 16 mai 2016

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http://bibliobs.nouvelobs.com/idees/20160511.OBS0267/nuit-debout-assez-rampe.html

Dans "la Métamorphose" de Kafka, le héros s’humilie devant son patron avant de devenir un insecte "toujours rampant". Occuper une place, c’est se redresser. Par Guillaume Pigeard de Gurbert.

Ce n’est pas un hasard si le terme «debout» surgit précisément au moment où notre métamorphose est achevée : «Debout !» est d’abord le cri d’une société de rampants. Hyperadaptés qui en occupent le centre ou inadaptés relégués dans les marges, nous n’existons socialement que métamorphosés en cloportes. Précaires, ouvriers, employés, tous rampent. Les cadres, c’est nouveau, rampent à leur tour.

Peur du patron, du petit chef, des horaires, des postes, des mutations. Toutes ces petites peurs quotidiennes (surveillance et auto-surveillance) sont naturellement elles-mêmes sous le pouvoir de la grande peur du chômage. Le cadre a enfin rejoint sa simple réalité de salarié que les Trente Glorieuses lui avaient cachée sous le fantasme d’être dans le camp du patronat. Le régime généralisé de la peur a produit une infantilisation des salariés à tous les étages, à quoi il n’y a pas de raison que l’intellectuel fasse exception.

L’imposture du Front national est, soit dit en passant, de masquer cette réalité derrière le mensonge criminel du bouc émissaire. Le combat contre l’étranger donne l’illusion d’être debout simplement parce qu’on est d’ici. Français, peut-être, mais Français rampant. En réalité ce parti politique supervise à son seul profit une guerre sinistre sans issue, rampants contre rampants. Les politiques rampent comme les autres. Un président rampe devant le fric de son banquier-ministre, qui rampe devant le patron du Medef, qui rampe devant ses concurrents américains. Car il y a un point où désirer c’est ramper.

Telle est l’actualité sidérante de «la Métamorphose» (rédigé en 1912 et publié en 1915) de Kafka: en se métamorphosant en insecte «toujours rampant», Gregor n’a fait que parfaire son comportement d’homme, lorsqu’il rampait devant le patron et le fondé de pouvoir, comme ce gérant dont fait état Kafka dans son «Journal» (14 octobre 1911) «qui, jour après jour, rampe devant tous les clients, avec sa sale gueule qui plonge sur une grande bouche fermée aux coins par des plis serviles».

Que faisait le Gregor d’avant la métamorphose sinon ramper devant son patron et devant sa famille ? C’est ce qui explique qu’il soit si peu surpris par sa métamorphose et s’y fasse si vite. Gregor est condamné à «rembourser la dette»de ses parents. D’où sa soumission au travail qui se marque notamment par son obsession de «la pendule-réveil» et la peur de rater le train et d’être en retard.

Notre société a inventé des adultes conditionnés par la peur de se faire gronder et condamnés à demander pardon: pardon patron. Non merci ! Devant le fondé de pouvoir, la mère de Gregor tente d’excuser le retard inhabituel de son fils au ­travail: «Il ne se sent pas bien, croyez-moi, monsieur le fondé de pouvoir. Sinon comment Gregor raterait-il un train ? Ce ­garçon n’a que son métier en tête […]. Il reste alors assis à la table familiale et lit le journal en silence, ou bien étudie les horaires des trains.»

Le comble de l’aliénation aux puissances de surveillance du Capital est atteint lorsque Gregor meurt et que les membres de la famille écrivent «trois lettres d’excuse, M. Samsa à sa direction, Mme Samsa à son bailleur d’ouvrage, et Grete à son chef du ­personnel». La famille n’est plus ici que la chambre d’écho de l’ordre économique. Le fondé de pouvoir reprochait à Gregor ses mauvais «résultats» au nom de son devoir à la fois social et familial de soumission:«Je parle ici au nom de vos parents et de votre patron.» Le lexique économique et commercial (épargne, argent, intérêts, travail) est récurrent dans «la Métamorphose». Kafka ne nous épargne aucun degré de notre bassesse ordinaire. On sonne à la porte: «“C’est quelqu’un de la firme”, se dit-il, presque pétrifié, tandis que ses petites pattes n’en dansaient que plus frénétiquement.»

C’est bien l’aliénation au Capital que dit la position rampante de l’insecte: «Je ne demande qu’à travailler; ces tournées sont fatigantes, mais je ne saurais vivre sans. Tant de choses me lient au patron.» Ses projets eux-mêmes sont des possibles aliénés: «Gregor, lui, regardait vers le futur. Il fallait retenir le fondé de pouvoir, l’apaiser, le convaincre, et finalement le gagner à sa cause; car enfin, l’avenir de Gregor et de sa famille en dépendait !» La famille tout entière n’envisage ses «perspectives d’avenir»qu’en termes économiques: la mort de Gregor n’est pas perçue comme une tragédie personnelle mais comme l’opportunité de louer un appartement «plus petit et meilleur marché». Plus profondément, c’est l’artiste, et avec lui tout imaginaire debout, que la société traite comme un cafard nuisible.

Que « debout » prenne aujourd’hui la forme d’une injonction est une bonne nouvelle, si cela signifie que la métamorphose est devenue voyante, voire pesante. Insupportable, qui sait? Comment être solidaires autrement que dans le fait de ramper? Solidaires debout?

 Guillaume Pigeat de Gurbert

Guillaume Pigeard de Gurbert, bio express

Guillaume Pigeard de Gurbert est philosophe, auteur notamment de «Si la philosophie m’était contée, de Platon à Gilles Deleuze» (Librio, 2004), «Fumer tue» (Flammarion, 2011) et plus récemment «Kant et le temps» (Editions Kimé, 2015) . Son site internet est ici.