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Tu as quelque chose à te reprocher ?

Lien publiée le 5 juin 2016

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://rue89.nouvelobs.com/rue89-culture/2016/06/05/as-quelque-chose-a-reprocher-264254

Des caméras installées dans toutes les salles de classe du lycée, et un prof pas content. Extraits d’une des nouvelles du livre « Surveillances ».

«  Nous vivons à l’heure de la surveillance de masse et nous le savons [...]. Si nos vies ne sont pas (encore  ?) cernées, elle sont certainement suivies. Mais si nos vies sont suivies en temps réel, serons-nous encore capables de les écrire  ?

Quelques années après les fameuses révélations d’Edward Snowden, Céline Curiol et Philippe Aigrain ont invité des écrivains contemporains à tenter de répondre à cette question, aller chercher dans la fiction des pistes pour mieux l’appréhender.

Noémi Lefebvre, Christian Garcin, Marie Cosnay, Céline Curiol, Claro, Carole Zalberg, Bertrand Leclair, Miracle Jones, Cécile Portier, Isabelle Garron, Catherine Dufour et Philippe Aigrain ont donc relevé le défi d’écrire ces surveillances plurielles que nous rassemblons dans un livre.  »

Voici un extrait d’une des fictions de «  Surveillances  » (chez publie.net).

Prévention des risques

Dans « Voyant rouge », Céline Curiol imagine l’irruption d’une caméra de surveillance dans une salle de classe et la réaction d’un enseignant lors de sa découverte.

À chaque fois que je venais livrer duel au proviseur, la secrétaire ne me semblait jamais être la même. Celle-ci avait les yeux rivés à l’écran de son ordinateur, la joue écrasée dans la main qui soutenait sa tête vacillante d’ennui, lorsque je suis entré. Peut-être connaissais-je son prénom mais à défaut de m’en rappeler, je lui ai simplement lancé un petit bonjour tiède.

Il est là ? Elle m’a dévisagé avec irritation puis, sans me répondre, s’est dirigée d’un pas nonchalant jusqu’à la porte adjacente qu’elle a entrouverte et dans l’entrebâillement passé la tête, prononçant quelques mots que je n’ai pas entendus. Allez-y. Le proviseur est un grand type raide et autoritaire, qui estime que son statut et sa taille lui confèrent une prééminence sur l’entière population de son établissement.

Dès mon entrée, il s’est levé et j’ai compris qu’il m’invitait ainsi à m’asseoir. Lui et moi avions eu quelques différends, plus ou moins apaisés par discussion cordiale, jamais pleinement résolus toutefois. Ce que j’avais à lui dire allait certainement raviver d’anciennes tensions.

Citation de

Citation de « Voyant rouge », dans « Surveillances » - Publie.net

Elles ont été installées ce week-end, c’est ça, quand aucun de nous n’était là ? Il a paru ne pas comprendre. Il avait été convenu que nous en discuterions de nouveau avant… Au petit sourire crispé qui s’est imprimé sur son visage, j’ai su que sa stratégie allait consister à minimiser le problème. Mais enfin, Jean, tu sais bien que ces directives viennent d’en haut, que nous devons les appliquer. Les appliquer comme des ânes, c’est ça ?

Les doigts de sa main posée à plat sur le bureau ont tressailli et son regard s’est déporté vers le haut. Tu y vas fort, il ne s’agit là que d’une précaution et je m’étonne que tu te laisses gagner par ce genre de paranoïa. Si quelqu’un est paranoïaque, ce n’est pas moi… Je sentais ma colère prête à jaillir, à se déverser sur cette espèce d’échalas dont la rigidité masquait si bien la lâcheté. Toi, ça ne te gêne pas ? Il a haussé les épaules.

Écoute, personne ne te demande de changer quoi que ce soit à tes cours, cela n’a rien à voir, ce ne sont là que des moyens de… prévention. Prévention de quoi ? Quelques instants, ses lèvres se sont pincées, attestant sa perplexité, mais il a vite affiché un large sourire qui n’a pas semblé m’être entièrement destiné.

Prévention des risques, a-t- il articulé. Prévention des risques… Ces derniers temps, les politiques de tous bords n’avaient plus à la bouche que ces mots, repris de concert par les journaux télévisés à chaque fois qu’il était question des menaces terroristes auxquelles était exposé notre pays, des mots dont le pouvoir rassurant, lénifiant, semblait faire effet sur de plus en plus de gens.

Depuis l’attentat du 9 novembre, c’était même devenu une espèce de devise nationale. Tu es un homme intelligent, Jean, tu vois bien que l’on ne peut pas rester sans rien faire… À croire que nous avions pensé tous deux au même instant à cette boucherie si choquante, si dégueulasse qu’elle ne semblait toujours pas, au bout de deux semaines, avoir eu lieu réellement. Et ce n’est tout de même pas la faute des autorités si c’était des lycéens…

Quelques instants, je suis resté muet. Vincent aimait représenter l’autorité, ce qui ne l’avait pas empêché de combattre, en vertu de son attachement à l’éclectisme des savoirs, certaines idées du rectorat, telle celle de supprimer les cours d’arabe. Plus qu’énervé, j’étais en fait étonné par sa docilité. Tu es conscient de l’effet que ces caméras vont avoir ?

Mais Vincent a secoué gentiment la tête, riant presque franchement alors qu’il se levait pour mettre un terme à notre entretien. Tu vas finir par nous faire croire que tu as quelque chose à te reprocher ! Nous ? Je me suis contenté de serrer la main qu’il me tendait, déçu de m’être laissé désarçonner par sa tranquillité. Était-ce moi qui prenais les choses trop à cœur ?

Je me suis dirigé vers la porte et c’est alors que je l’ai vue. Le petit point rouge, le même petit point rouge brillait, calé dans l’angle du mur et du plafond, presque invisible. Une remarque sarcastique a failli s’échapper de ma bouche, mais une peur inattendue et nette l’a retenue. J’ai baissé la tête et je suis sorti.

L’auteur

Céline Curiol est l'auteure de romans et d’essais dont « Permission » (Actes Sud, 2007), « Un quinze août à Paris, histoire d’une dépression » (Actes Sud, 2014), « Les Vieux ne pleurent jamais » (Actes Sud, 2016). Écrivain par passion, ingénieure de formation, elle a travaillé comme journaliste indépendante aux États-Unis avant de revenir vivre à Paris.