[RSS] Twitter Youtube Page Facebook de la TC Articles traduits en castillan Articles traduits en anglais Articles traduits en allemand Articles traduits en portugais

Agenda militant

    Newsletter

    Ailleurs sur le Web [RSS]

    Lire plus...

    Twitter

    L’État et son secret

    Lien publiée le 14 juin 2016

    Tweeter Facebook

    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    http://www.contretemps.eu/lectures/l%C3%A9tat-son-secret

    L'ouvrage Nature et forme de l'État capitaliste propose un retour sur les débats et les analyses de l'État capitaliste contemporain. Tout en discutant les thèses d'écoles diverses, les auteurs croisent les thèmes du fétichisme de la marchandise, de l'opacité de la domination et de l'exploitation, mais aussi de la représentation politique. Ils s'attachent à mettre en œuvre une méthode de lecture de Marx où les catégories historiques et logiques convergent, sans pour autant s'identifier. Pierre Jean en propose ici une lecture.

    Pourquoi la domination de classe ne demeure-t-elle pas ce qu'elle est, à savoir l'assujettissement d'une partie de la population à une autre ? (...) Pourquoi l'appareil de contrainte étatique ne se constitue pas comme appareil privé de la classe dominante, pourquoi se sépare-t-il de cette dernière et revêt-il la forme d'un appareil de pouvoir public impersonnel, détaché de la société ?
    (E. Pasukanis, 1970 : 128, 125)

    Introduction

    Cette citation du juriste soviétique E. Pasukanis peut servir de fil conducteur pour s'orienter dans la pensée des auteurs de l'ouvrage collectif Nature et forme de l'État capitaliste. Croisant les thèmes de l'assujettissement, de son opacité, de son « autonomie relative », l'ouvrage s'interroge sur les mécanismes de domination et d'exploitation liés et médiatisés par l'État. Le projet est énoncé par A. Artous en introduction : il s'agira de rendre raison du rôle de l'État, en sa forme capitaliste, dans les rapports de production. Plusieurs raisons motivent l'écriture de l'ouvrage : le débat, riche dans les années 1960-1970, notamment à travers la controverse entre Poulantzas et Miliband, se nourrit à partir des années 1980 de la dégénérescence des États bureaucratiques du « socialisme réel » et des transformations induites par le tournant néolibéral, qui met à mal l'État-providence hérité de la période antérieure. Une raison plus théorique : les théories foucaldiennes, notamment axées autour de la notion de « micropouvoir », posent le problème de l'analyse de l'État sous une nouvelle forme. En un mot :  le pouvoir n’intervient pas essentiellement sous la forme d’une répression a posteriori des manifestations de la vie, mais comme production de corps et d’esprits disciplinés, à travers des micro-pouvoirs et des dispositifs discipinaires insinués dans la texture même de la vie, remettant ainsi en jeu la notion de « pouvoir » sur un plan qui articule à nouveaux frais les analyses globales et locales.

    Les auteurs tirent de ces motifs d'écriture l'analyse selon laquelle l'État n'est pas un simple instrument de domination dont il s'agirait de s'emparer afin de mener une politique juste, dans les intérêts des exploités, en un mot socialiste. Il a une « ossature institutionnelle spécifique » (p. 10) qui façonne les rapports de production, qui contribue à la constitution de la bourgeoisie et du salariat, et qui ouvre  la possibilité même de la monnaie. Si l'expression « ossature institutionnelle » n'est pas sans rappeler un des concepts-clés de N. Poulantzas, à savoir celui de « matérialité des institutions », ce dernier est d'emblée critiqué pour avoir écarté les rapports marchands de son analyse de l'État. C'est, en un sens, dans cette faille théorique et stratégique, entre une approche instrumentaliste  de l'État et l'analyse de N. Poulantzas, qu'une partie du livre s'engouffrera, afin de tenter de la combler. Et c'est, en un sens, également une des raisons d'écrire l'ouvrage. Le projet théorique sera alors de comprendre la particularité historique du régime étatique capitaliste, en tant qu'il est forgé dans des rapports de production objectifs mais aussi dans, et par, des catégories idéales : des représentations, des concepts, des discours... Trois intentions gouvernent et structurent le projet des auteurs : la dissimulation de l'exploitation, le rôle de l'État dans la production et la reproduction marchande, et les effets de structuration du réel, objectif et subjectif, qui en découlent en retour.

    « Retour sur quelques difficultés et discussions » (Antoine Artous)

    Contre la vision marxiste instrumentale de l'État, A. Artous rappelle les analyses duCapital sur le despotisme d'usine. Le travailleur, dans un premier temps, est perçu comme un « travailleur libre », c’est-à-dire libre de vendre sa force de travail sur le marché. Mais, une fois passé le cercle dantesque de la vente de sa force de travail, il se retrouve pris par la puissance d'aliénation et d'exploitation du travail capitaliste. Cette contradiction, entre le travailleur libre et le « travailleur parcellaire », morceau d'un ensemble plus vaste de travaux et de production de biens et de services, permet de penser les apories d'une démocratie « formelle » sans réalité sociale. L'égalité juridique ou simplement contractuelle forment le sujet du droit tandis que le despotisme d'usine constitue la réalité du travailleur parcellaire.

    « L’esprit se fait chose et les choses se saturent d’esprit » (M. Merleau-Ponty)

    Le point devient délicat quand il s'agit d'articuler les deux moments de la subjectivité. Pour ce faire, Artous a recours aux textes d'I. Roubine : le détour par les analyses de Marx sur « Le caractère fétiche de la marchandise et son secret » permet de penser la source commune à ces deux pans de la subjectivité du salarié. . Le produit des rapports sociaux capitalistes apparait comme une qualité naturelle d'une « chose sociale » : la marchandise semble posséder d'elle-même une valeur. Le fétichisme ne se contente pas de rendre opaque l'exploitation ou encore la source réelle de la valeur (le travail salarié). En effet, comme l'écrit Artous à partir de Roubine : « les rapports entre les individus se structurent à travers le  mouvement des marchandises » (p. 36). Ainsi, la subjectivité découle pour Marx de l'analyse de la forme marchandise, et de son « secret » : le fétichisme. Les salariés sont donc d'abord pris sous la forme de la réification : les marchandises étant corrélativement humanisées.

    Le problème central est celui de l'articulation entre la subjectivité du travailleur et celle du citoyen. Cette scission au sein même de l'individu est comprise selon la priorité donnée aux formes subjectives issues de la marchandise, véritable « hiéroglyphe », puissance symbolique de confusion des rapports entre les hommes et les choses. C'est en dérivant la subjectivité du travailleur de la forme-marchande qu'on retrouve la citoyenneté « réelle », par delà ses oripeaux formels : l'égalité abstraite dans le cadre de l'État.

    L'opacité de la domination étatique est « dérivée » d'un état spécifique, historiquement situé, des rapports de production : si le marché existait seul, sans État pour le structurer, alors les salariés, seraient en contact uniquement de façon horizontale, via la médiation de l'échange. Nous vivrions la robinsonnade utopique d'individus propriétaires privés en lien entre eux par la seule force du marché. Or, et l'article de Tran Hai Hac insistera sur ce point, l'État en tant que pouvoir public structurant et dérivé de la forme marchande nous force à penser des relations verticales, des relations de sujétion hiérarchisée, entre les individus. L'État moderne est certes pensé comme « État politique séparé », comme institution spécifique apparue avec les classes sociales mais placé au-dessus de la société afin d'éviter son éclatement. Il est pensé dans son « autonomie relative » mais toute la question est alors de saisir ce que le terme « relatif » implique. La Critique du droit politique hégélien est en partie réactivée pour comprendre « l'autre face de la citoyenneté » : la bureaucratie, conçue comme hiérarchie de savoir.

    Une formule de l'Idéologie allemande permet de réunir l'ensemble des questions soulevées par Artous : « La représentation est un produit bien spécifique de la société moderne dont on ne peut pas la séparer, pas plus qu'on ne peut en dissocier l'individu moderne. » La représentation politique, mais aussi, certainement sociale, est le produit de la division du travail, qui se trouve sans cesse accrue par le développement du capitalisme. A chaque forme capitaliste correspond un moment, ou une espèce de la représentation : c'est le sens du terme « spécifique ». De même qu'on ne peut pas séparer la modernité capitaliste de la représentation politique, de l'autonomie relative de l'État, de même on ne peut pas négliger son lien avec la production d'un individu formellement autonome, égal aux autres et libre. Sauf, que le  fétichisme de la marchandise nous montre que cette autonomie libre et égale est une puissance symbolique, imaginaire. Certes elle produit des effets réels mais elle repose sur une fiction méthodologique : l'individu libre et égal ne l'est que si on part d'un sujet de droit formel et qu'on dérive, presque comme une contingence, le sujet travaillant, le « travailleur parcellaire ». C'est le paradoxe de la modernité capitaliste, une de ses contradictions aussi réelle qu'opaque : le citoyen est libre, autonome, égal aux autres mais en tant que travailleur il est exploité, dominée, parcellaire, fragmenté, relatif aux autres et à la « hiérarchie de savoir » dans laquelle il est pris.

    La conclusion du chapitre d'Artous est d'ordre stratégique : fort des analyses ici résumées succinctement, une question demeure : faut-il affirmer l'égalité réelle à partir des droits existants dans l'État dans lequel nous sommes, ou faut-il également refonder le pouvoir politique sur la base d'une démocratie radicale1.

    État et capital dans l'exposé du Capital (Tran Hai Hac)

    « L'État est à la fois immanent au monde des marchandises et son opposé » (p. 61). Nous l'avons entrevu à travers les perspectives ouvertes par la contribution d'A. Artous, la question de la dérivation de l'État depuis les vicissitudes de la marchandise est essentielle pour comprendre sa forme et sa nature. Pour Marx, lu par les auteurs, la dérivation est à la fois causale ou logique, et historique ou correspondant à une réalité historique constatable.

    Tran Hai Hac part d'une lacune communément admise : Marx n'a pas produit de théorie achevée de l'État, n'a jamais thématisé, en un chapitre du Capital par exemple, de pensée de l'État, nous laissant seulement quelques indications. La méthode, exposée dès l'entrée du chapitre, se veut la plus fidèle à la méthode duCapital. Le concept de « capital » est exposé selon différents niveaux d'abstraction ; le concept d'État doit également se développer selon une démarche d'abstraction qui distingue à chaque étape la forme générale de sa forme particulière, la forme particulière du régime politique existant actuellement. Cette spécification par étapes se doit de montrer, par là même, la différence entre l'État capitaliste et l'État pré-capitaliste.

               

    État et marché

    Pour mener son projet à bien, l'auteur part de la question de la marchandise afin de montrer que l'État est constitutif du rapport marchand. La marchandise et la monnaie, selon les mots de Marx sont « des extrêmes s'excluant l'un l'autre » (Marx, 1977 : 115). Il y a bien un effet de polarisation propre à l'exclusion d'une marchandise du circuit d'échange : Marx parle alors de « pôles de la même expression de la valeur » (Marx, 1977 : 159). Si la question de la valeur entre ici en jeu c'est davantage le problème de ces pôles antithétiques et exclusifs l'un envers l'autre qui vont d'abord guider le fil argumentatif de l'auteur. Ce sont deux catégories qui ne peuvent exister l'une sans l'autre mais qui n'existent qu'à travers un acte d'exclusion. D'où le concept de « contemporanéité logique » : dans l'ordre des raisons, la marchandise antithétique qu'est la monnaie intervient au moment même de l'établissement d'un marché constitué sur un mode capitaliste : un marché où la valeur est dégagée sur un mode capitaliste2.

    L'État intervient dans cette dynamique à travers sa capacité à poser : « l'acte social par lequel une marchandise accède au monopole de la représentation sociale de la valeur » (p. 59). L'État est ici pensé comme une intervention immédiatement productrice d'effets : de même que, horizontalement, le marché se constitue par l'exclusion d'une marchandise, de même, ce marché ne peut réellement exister qu'adossé à un acte de légitimation fort : la « cristallisation » de la force publique en un État donne à la marchandise exclue, à la monnaie, sa force de représentation des marchandises présentes sur le marché. L'immédiateté de l'acte social produit par l'État se dispense, pour l'auteur, de toute médiation par le marché. Ce n'est pas en s'immisçant dans le procès immanent d'échange que l'État produit une marchandise-exclue représentative des autres, mais par un « coup de force » : sa légitimité intrinsèque suffit, sauf crise, à garantir la confiance nécessaire à l'échange marchand. Tran Hai Hac écrit alors : « le monde des marchandises se trouve-t-il structuré de façon polaire par une relation horizontale et décentralisée des agents marchands entre eux, et par une relation verticale et centralisée des agents marchands à l'État que constituent le régime monétaire et la politique de crédit » (p. 60)

    L'immédiateté de l'action de l'État, son pouvoir d'asseoir le crédit social de la monnaie implique une relation « hiérarchique » entre l'État et le marché dans le processus de constitution de celui-ci. Ce procès va de pair avec une dynamique immanente de constitution du marché par l'échange des agents marchands. L'État se présente donc comme le plan vertical permettant de constituer et de « consolider » un plan horizontal marchand. Ce second plan n'est donc pas une création spontanée mais le pendant du premier. De même, le plan vertical n'aurait aucune réalité sans la socialisation marchande des agents entre eux. C'est ce double mouvement qui explique la confiance des agents dans le marché : d'une part la possibilité de vente et d'achat, d'autre part, la réalité effective de cet échange, garantie par la stabilité des institutions.

    La force de travail, une marchandise « imaginaire » : État et force de travail

    Reste un point à élucider pour comprendre le marché : cette marchandise exceptionnelle, qui crée de la valeur, à savoir la force de travail. Après avoir fait le point sur les lectures hétérodoxes de la force de travail, qui critiquent la réduction du rapport salarial à un rapport marchand et qui établissent la nature politique de la domination propre au salariat, Tran Hai Hac propose une lecture alternative. Pour lui, Marx a dégagé implicitement une catégorie s'appliquant à la force de travail : celle des objets qui peuvent « avoir formellement un prix sans avoir de valeur. » Ainsi : « la forme marchandise de la force de travail est le mode d'inscription dans les rapports marchands de ceux qui n'ont pas de marchandise à vendre » (p. 65)

    Sans insister sur la définition logique de la force de travail, nous nous orienterons vers sa définition historique, puisque toute catégorie logique est également historique, selon la lecture proposée ici de Marx. Lorsque Marx écrit que les normes d'utilisation et de reproduction de la force de travail se réduisent à la question du rapport des forces combattantes, il n'entend pas que la valeur de la force de travail se détermine sans aucune référence. Le « standard de vie traditionnel », qui n'est rien d'autre que le développement des forces productives et de la lutte des classes, détermine, avec le rapport de forces, le niveau de la valeur d'échange de la force de travail. Lorsque les terres sont plus nombreuses, dans une économie agricole, que les travailleurs, et que ceux-ci parviennent à se fédérer assez pour imposer un niveau de vie décent, alors leur salaire est plus élevé que précédemment. Pour Marx, la lutte de classes provoque l'intervention étatique. Ainsi écrit-il, dans le chapitre VIII du livre I du Capital, sur « La journée de travail », qu’ « entre deux droits égaux c'est la force qui tranche ». La force de la lutte s'exprime ainsi également à travers une législation davantage en faveur du salariat. La limitation de la journée de travail, l'interdiction du travail des enfants... sont autant d'exemples de l'intervention, sous forme de règles juridiques plus ou moins contraignantes, de l'État dans le champ de la lutte. L'État est donc : « ce par quoi les deux classes sociales institutionnalisent leur compromis » (p. 70).

    Ainsi, l'État intervient donc à un deuxième niveau dans le processus capitaliste : non avons vu qu'il fournissait la verticalité nécessaire à la constitution d'un marché « confiant » et « solide ». Ici, il intervient comme puissance de compromis et de stabilisation de celui-ci dans la détermination du prix de la force de travail, donc au cœur même du processus de valorisation de la marchandise. Il  joue ainsi, en positif ou en négatif, sur le standard de vie du salariat et les marges de profit des capitalistes. Cette dimension sociale de l'État, son intervention cruciale dans le mode de reproduction de la force travail ouvre alors la question de son articulation avec la société civile.

               

    La polarité de l'État moderne et de la société civile

    Lorsqu'il examine les rapports de constitution de l'État et de la société civile, Marx, lu par l'auteur, rappelle l'inversion hégélienne : poser d'abord l'État comme condition de la société civile. Marx pose que « la constitution de l'État politique et la désagrégation de la société civile en individus indépendants (...) s'accomplissent en un seul et même acte » (Marx, 1982a : 372). Tout se passe comme si l'anomie propre à la société civile allait de pair avec la puissance de rassemblement de l'État. Bien que critiques vis-à-vis de certains aspects de la pensée de Nicos Poulantzas, cette piste théorique a notamment été développée par ce dernier : « L'État (centralisé, bureaucratisé, etc.) instaure cette atomisation et représente (l'État représentatif) l'unité de ce corps (peuple-nation) fractionné en monades formellement équivalentes (souveraineté nationale, volonté populaire). »3

    Dès lors, l'unité du corps politique n'est produite que par l'effacement, en temps normal, des contradictions entre les intérêts privés et publics : c'est la fonction et la nature de la bureaucratie que de passer pour représentante de l'intérêt public. Elle tend ainsi à légitimer sa propre action, en faisant passer ses fins privées pour des fins publiques, son intérêt propre pour l’intérêt général. C'est le double aspect de l'État moderne : d'une part, il est le corps représentant l'intérêt public ; d'autre part, il est, à travers sa bureaucratie, la médiation entre la société civile et le gouvernement, l'effacement des contradictions entre les différentes classes ou groupes d'intérêts divergents.

    L'État se présente donc comme point d'articulation entre différentes réalités : le marché, la reproduction de la force de travail et la société civile. Il s'agit désormais pour l'auteur de penser ces trois dimensions ensemble afin de déterminer la nature et la forme de l'État démocratique.

    Nature et forme de l'État démocratique

    Tran Hai Hac part du dédoublement de l'individu social en individu concret et abstrait, en homme privé (travailleur ou capitaliste) et en citoyen. L'un mène à bien ses buts concrets : vivre, travailler, consommer, s'éduquer, se divertir, etc. L'autre est pris dans la sphère de la représentation : dans le cas de l'État représentatif démocratique, se rejoue la division entre la société civile et la société politique. « De même que la forme valeur dissimule le rapport capitaliste d'exploitation, la forme démocratie occulte le rapport de domination politique de la bourgeoisie. » (p. 82)

    Il y a un fétichisme représentatif à l'œuvre dans la démocratie moderne : du fait de l'effacement de la contradiction de classe au sein de l'appareil bureaucratique d'État et de la séparation entre le travailleur et le sujet de droit, la forme démocratique rend opaques les mécanismes de la domination proprement politique. Toutefois, loin de clore la contradiction sur elle-même, cette dynamique ouvre des perspectives de luttes au sein même du système : le travailleur salarié est à la fois porteur d'une force de travail et sujet de droits politiques. En tant que salarié et citoyen, il peut avancer la revendication d'une égalité formelle et réelle comme revendication démocratique au sein du système représentatif. La part d'autonomie politique gagnée dans le rapport représentatif peut être investie au nom du principe de l'égalité réelle : de l'égalité du point de vue de l'économie politique. Tran Hai Hac conclut donc en montrant que l'État moderne représentatif peut être vu comme une catégorie fétichisée, une forme illusoire d'universalité, un accaparement bureaucratique du bien commun. En ce sens, il participe de la reproduction du capital. Mais il peut également être perçu comme un lieu où l'égalité et la liberté sont instituées formellement, sans jamais que le capital puisse entièrement absorber l'autonomie relative des libertés politiques, des libertés publiques. Dès lors, cette sphère, contradictoire, peut être investie, selon plusieurs modalités, pour mener à bien le combat de classe. C'est par cette revendication de la liberté et de l'égalité réelle et formelle, par l'entrée en jeu de la société civile dans la sphère politique que commence selon l’auteur le dépérissement de l'État en tant que pouvoir séparé.

    L'État comme catégorie de l'économie politique (José Luis Gonzalèz)

    « Entre l'État et le capital existe alors une relation interne et nécessaire exprimée à la surface de la société comme une relation d'extériorité et de contingence » (p. 94). Nous l'avons vu avec les contributions précédentes : l'État accomplit une fonction cruciale dans la formation du marché, de la force de travail et dans la structuration de la société civile. Or, ce qui apparaît de ce rapport c'est « une relation d'extériorité » qui semble contingente entre ces différents aspects de la logique capitaliste. En s'appuyant sur une méthode dégagée de la lecture du Capital, et sur les écrits de John Holloway, l'auteur propose ici de cerner, non seulement le contenu spécifique de l'État capitaliste, mais sa genèse et les connexions internes aux différentes sphères du système capitaliste : en quoi l'État fait-il système avec le capital ? La spécificité de ce système est, comme nous l'avons déjà aperçu, le caractère anonyme et impersonnel de l'État, du moins en sa partie bureaucratique, en sa fonction de médiation entre la société civile et le gouvernement. Gonzalèz propose alors plusieurs approches.

    Première approche : l'État comme institutionnalisation des intérêts généraux des capitalistes

    La première approche examinée par l'auteur se base sur une analyse de Marx : le capital est constamment à la recherche de profits. Les capitalistes sont en concurrence permanente. Il faut donc, pour réguler « le chaos du marché » une instance surplombant les rapports de concurrence afin d'assurer une reproduction globale du capital : un État stratège, qui dépasse la visée à court-terme des capitalistes en leur imposant une vision d'ensemble. Ainsi, l'État-providence assurerait, via les dépenses sociales, la socialisation d'une partie du salaire et des profits, la reproduction de la base du capital tout en produisant la base d'un consensus social et du réformisme. Mais dans cette approche, l'État est « parachuté » (p. 98) de l'extérieur, comme instance neutre et régulatrice sans autre base sociale que celle qu'elle crée a posteriori. L'État intervient après coup pour palier les manques inhérents à l'accumulation et à la reproduction de la force de travail. Mais, dans le même mouvement, on suppose que l'État peut, a priori, remplir ces fonctions, sans base sociale conséquente. Gonzalèz écrit ainsi que « L'État revêt le caractère d'un Deus ex machina » (p. 98).

    Une telle approche doit nécessairement concevoir l'État comme limite de la loi de la valeur, ou encore, comme un capitaliste effectif qui ne contredit la loi de la valeur qu'extérieurement. Les notions de contradiction interne au procès de valorisation, et à la constitution de l'État sont donc surajoutées : tout se passe comme si, le marché était limité de l'extérieur par l'État et que celui-ci n'était pas, lui-même, la résultante de la « cristallisation » d'un compromis de classe. En exorcisant l'État de ses contradictions intrinsèques et de ses contradictions liées à la constitution du marché conduisent l'approche examinée à « oublier » les capacités répressives et le savoir-faire bureaucratique de l'État.

    La dérivation : deuxième approche

    La deuxième approche, celle de l'école de la dérivation, va tenter de combler ce vide théorique en dérivant l'État des déterminations de base du mode de production capitaliste. Ainsi, Hirsch avance que, d'un point de vue méthodologique, l'État ne doit pas être pensé à partir de ses fonctions mais à partir de sa forme : c'est la « forme discrète des rapports capitalistes » (p. 105) qui est donc traversée de bout en bout par les contradictions de la société. L'État est un procès de « réaction médiatisé » contradictoire qui fait face au développement de l'accumulation et de ses contre-tendances. L'État est pris dans une contradiction plus générale encore : d’une part son existence dépend de la reproduction de la force de travail et des rapports de production  ; d'autre part, il se pose comme un appareil de pouvoir public impersonnel, comme un mode de domination anonyme (Pasukanis, 1970), se présentant ainsi sous le jour de l'intérêt commun. Ainsi, les conditions d'intervention de l'État sont limitées par cette double injonction : il ne garantit le procès de reproduction de la force de travail qu'a posteriori, comme intervention catastrophique dans la sphère marchande : « l'État interviendra dans la sphère économique, (...) dans un effort toujours contradictoire visant au réaménagement des rapports marchands – capitalistes » (p. 107).

    La contribution de Pierre Salama et Gilberto Mathias

    Afin de mettre en contexte la contribution de Salama et de Mathias, l'auteur rappelle les deux écueils les plus fréquents à propos de la conception de l'État. Deux versions d'une même conception instrumentale de l'État le perçoivent soit comme le fruit d'un « mauvais pilotage » d'une bonne structure, soit comme un bloc monolithique de classe sans contradictions internes, abstraction faite des modes d'existence spécifiques de chaque État. Dans la première version, il suffirait de remplacer l'élite par une élite soucieuse du bien-être du salariat. Dans la seconde, l'intervention de l'État est une simple réponse aux intérêts directs du capital, sans médiation ni compromis réel possible. La contribution de Salama et de Mathias permet de redéfinir l'État capitaliste comme : « une abstraction qui s'accomplit dans la réalité de la lutte de classe sous forme de régime politique » (Salama, 1979 : 225, cité p. 110)

    Trois aspects permettent de saisir l'intervention de l'État : la dynamique d'accumulation du capital et les contradictions que celle-ci rencontre ; le degré d'intensité de la lutte de classes et l'expression politique des fractions du capital. Ces trois aspects tiennent ensemble les dimensions économique, sociale et politique. L'État se définit certes comme intervention « catastrophique » dans les rapports de production, mais via un appareil politique fracturé selon les rapports de forces internes aux classes possédantes et en fonction du degré de combativité du salariat. Cette approche permet de saisir les écarts et les ajustements permanents du « jeu politique » : tant sur le plan du mode d'apparition de l'État, le gouvernement, que sur le plan du mode d'intervention et de régulation dans les sphères économiques et sociales.

    La possibilité d'une crise de légitimité de l'État est donc engagée à partir de cette triple articulation. Rappelant les analyses précédentes, Gonzalèz note que : « Le procès de légitimation trouve son fondement et sa spécificité dans le propre mouvement des marchandises » (p. 111). Loin de revenir à une analyse mécaniste de l'État, Gonzalèz insiste dans ce passage sur la nécessaire intériorisation des rapports marchands par les agents sociaux. Les libertés et l'égalité hypothétiques ou formelles sont les conditions d'échange intériorisées par les producteurs. Cette condition est redoublée par le crédit de l'État et sa place dans la constitution et la reproduction du procès de production.

    La dynamique fétichiste ne peut jouer à plein, en son aspect économique et social mais aussi politique ou représentatif, que grâce à un « effort permanent » de l'État pour compléter la légitimité du système capitaliste. Les processus de légitimation de l'ordre capitaliste sont le fruit d'une lutte toujours renouvelée des gouvernements pour garder l'unité sous consentement des gouvernés face aux remous de la lutte. Cette garantie revêt deux aspects : la force et le consensus, les deux armes du pouvoir en place. Gonzalèz clôt cette section en rappelant les analyses de Gramsci sur les crises possibles : une crise organique est le fruit de la jonction entre un déficit de rationalité dans la gestion publique et un déficit de légitimité entraîné par un accroissement de la conflictualité sociale, par un déficit de(s) fétichisme(s).

    L'auteur s'intéresse pour conclure aux États dits périphériques. Il montre que, du fait de leur constitution structurée par l'échange inégal de produits avec les États centraux, la constitution de leur bourgeoisie nationale s'est faite sur le mode d'une constitution externe. L'État dérive d'abord du marché mondial, avant de se constituer comme État intervenant au sein d'un marché national. Ainsi, leur légitimité ne provient pas tant de la constitution d'un marché national que d'une dynamique d'accumulation mondiale. Cela explique leur fragilité plus grande vis-à-vis des mouvements de capitaux mondiaux ainsi que l'intériorisation partielle des rapports de production par les agents sociaux. Cette conclusion ménage une transition vers la contribution de Pierre Salama sur les particularités de l'État dans les pays émergents latino-américains.

     

    L'État dans les pays émergents latino-américains. Une approche théorique à partir de l'école de la dérivation (Pierre Salama)

    Salama repart des rapports de domination entre les États centraux et leurs périphéries. Ces rapports sont « des rapports de classe médiatisés par des États » (p. 125) qui se posent ainsi de facto comme les garants des rapports de production. L'enjeu concret est de saisir que la constitution des marchés nationaux périphériques se joue avant tout dans la capacité des États centraux à imposer une spécialisation internationale qui corresponde à leurs intérêts. L'objectif est double : jouer le dumping social, mais aussi préserver les États du centre des crises affectant leur production. Mais la réciproque est également vraie : les États périphériques étudiés se lancent dans de vastes plans d'industrialisation, variant dans le temps selon les territoires, afin de limiter la contagion des crises du centre. Ce faisant, l'État est la condition d'émergence d’une classe de salariés industriels, et des règles nationales du marché. L'État crée ainsi la classe sociale qu'il représente.

    Après être revenu sur les dynamiques périodiques d'investissement et de retrait de l'État dans l'économie, Salama pose la question centrale de l'ouvrage : celle de Pasukanis. La réponse est en grande partie historique : la diffusion des rapports capitalistes de production étant rapide dans les États étudiés, ces rapports doivent s'appuyer sur des modes de production déjà existants d'une part, et d'autres imposés par l'État. A l'anonymat décrit par Pasukanis correspond davantage une domination autoritaire, voire un paternalisme plus important dérivé des modes de salariat restreints et partiels.

    Salama conclut en observant les modifications à l'œuvre dans les États nations sous le coup de la nouvelle vague de mondialisation. L'intégration régionale contraint l'État à céder des pans de ses capacités d'intervention à des instances bureaucratiques moins légitimes que lui. Cette perte de souveraineté combinée au fort exode rural, à la faiblesse des investissements publics conduit à renforcer l'emploi informel et accroît la porosité entre la légalité et l'illégalité. Le cas du Mexique est révélateur : pris dans l'ALENA, connaissant un exode rural massif, un État autoritaire, on y voit fleurir, si l’on peut dire, le narco-trafic et les bandes armées privées. Le pouvoir légitime ne pouvant, en quelque sorte, que « s'accommoder » de ces dynamiques structurelles lourdes.

    Conclusion

    Trois axes de lecture nous semblent pertinents pour produire une analyse croisée des différentes contributions.

    1. La méthode de lecture des textes de Marx : la dérivation de l'État depuis le mode de production et de circulation. Cette dérivation s'appuie sur la conjonction des catégories logiques et historiques chez Marx : toute dérivation causale est une dérivation « concrète » ou historiquement située, malgré les effets de décalage entre les deux ordres ; d'un strict point de vue méthodologique, les auteurs proposent, avec Marx, de penser les catégories logiques en lien avec les catégories historiques. C'est à partir de cette démarche que les auteurs peuvent articuler une pensée de l'autonomierelative de l'État et de son lien avec le marché et combler ce qu'A. Artous décèle comme un manque théorique dans l'œuvre de N. Poulantzas4.
    2. L'accent mis sur le caractère fétiche de la marchandise et ses implications à tous les niveaux du système capitaliste : depuis la constitution de la marchandise jusqu'aux structures de la subjectivité en passant par les modes de représentations de l'État, les auteurs analysent selon différents angles les effets divers de fétichisme. Ces analyses esquissent la perspective de la liberté concrète et de l'égalité réelle. Deux voies de mise à mal des racines et des effets de la dynamique du fétichisme marchand.
    3. La question posée par E. Pasukanis permet de lier les deux premiers points. Le pouvoir symbolique et réel du fétichisme de la marchandise ne prend tout son sens que dans des formes concrètes d'États : dans des modes de représentation et de domination. Ces modes peuvent apparaître comme plus ou moins légitimes, coercitifs ou autonomes vis-à-vis du marché. Il faut penser cette opacité de la domination, ni pour la remplacer par une vérité supposée immanente aux dominés, ni pour la critiquer de l'extérieur. Mais bien pour la prendre à la racine : là où elle est produite, à savoir dans l'articulation toujours renouvelée entre les différents plans du système. Penser l'opacité des dominations c'est en penser ses variations historiques et logiques autant que ses effets réels.

    Nos contenus sont placés sous la licence Creative Commons (CC BY-NC-ND 3.0 FR). Toute parution peut être librement reprise et partagée à des fins non commerciales, à la condition de ne pas la modifier et de mentionner auteur·e(s) et URL d'origine activée.

    • 1.Voir également un texte plus ancien : Antoine Artous et Daniel Bensaïd, A l'Ouest, questions de stratégie in Critique communiste n° 65, 1987.
    • 2.Pour aller plus loin : Tran Hai Hac,Relire « Le Capital », t. I, titre II, chapitre 3 : la polarité monnaie – marchandise, Page deux, Lausanne, 2003.
    • 3.Nicos Poulantzas, L'État, le pouvoir, le socialisme, Les prairies ordinaires, 2013 [1978], p. 106.
    • 4.Pour aller plus loin, voir son article sur L’État, le pouvoir et le socialisme.