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Éboueurs : "La grève fait prendre conscience de leur rôle clé"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Souvent méprisés, les éboueurs répondent toutefois à une demande pressante des citoyens: se débarrasser le plus vite possible des ordures qu'ils produisent. Des incohérences que seul un nouvel essor de la récupération et du réemploi pourront permettre de résoudre, relève l'économiste spécialiste des déchets Gérard Bertolini.
Des sacs de poubelle empilés aux coins des rues, des commerçants agacés, la maire de Paris Anne Hidalgo qui s'empresse de déclarer: "Toutes les ordures seront ramassées". Organisée à l'ouverture du championnat européen de football en France, la grève des éboueurs contre la loi Travail a fait au moins autant de bruit que celle dans le secteur des transports.
Mardi 14 juin, journée d'action nationale contre la loi El Khomri, l'usine d'incinération de la Tiru à Ivry-sur-Seine/Paris 13 engageait son seizième jour de blocage, alors que la grève se poursuivait parmi les éboueurs et dans les principaux garages de camions-bennes de la Ville de Paris. Malgré une amélioration, la gestion des ordures était néanmoins toujours perturbée aussi à Marseille, Lyon et d'autres villes françaises.
Pour remettre cette énième crise des ordures dans son contexte, La Tribune a interrogé Gérard Bertolini, économiste spécialiste de la question des déchets. Membre du CNRS, il a publié une quinzaine d'ouvrages ainsi que de nombreux articles sur le sujet, et animait une conférence sur l'avenir de ces ressources potentielles le 10 juin au Beausset (Var), organisée par l'association Harps (Humanités, Arts, Philosophies et Sciences).
LA TRIBUNE - Vous comparez dans vos ouvrages les déchets à des miroirs des individus comme de leurs sociétés: sous ce prisme, que révèle la crise à laquelle viennent d'être confrontés Paris et d'autres villes françaises?
GERARD BERTOLINI - Les problèmes de gestion des ordures traduisent toujours des tensions plus générales. Pour que la gestion dans ce secteur fonctionne, il faut un ordre; dès que celui-ci présente des fissures, elles se répercutent sur les déchets. Ainsi, la grève des éboueurs parisiens s'inscrit dans une contestation sociale plus vaste. La récente crise des ordures à Beyrouth était un aspect des conflits qui ravagent aujourd'hui le Moyen-Orient. Et les déchets qui, cycliquement, s'entassent à Naples sont le reflet d'une détérioration des relations avec la mafia, qui s'y est emparée de pans entiers de ce secteur. Un aspect positif ressort toutefois de ces crises: les gens prennent conscience du rôle irremplaçable des éboueurs, qui sont en revanche souvent méprisés.
Dans quelles conditions est aujourd'hui exercé ce métier?
Le métier des éboueurs s'est en lui-même significativement amélioré par rapport au passé, en termes de rémunération, mais aussi de conditions d'hygiène et, grâce à la mécanisation, de pénibilité. Les éboueurs sont aujourd'hui moins souvent des immigrés de première génération, et fortement syndicalisés. En revanche, de nouveaux "parias" ont surgi, souvent étrangers, qui travaillent surtout dans les centres de tri dans des conditions encore très dures.
Une grève, et la ville se remplit d'ordures: le système de gestion des déchets en France aujourd'hui est-il fragile?
Afin de prévenir toute forme de paralysie, les collectivités locales mettent généralement en concurrence les sociétés publiques, où les grèves sont normalement plus suivies, avec des sociétés privées, où les méthodes de management découragent davantage les contestations sociales. Et afin d'éviter que certains acteurs du privé deviennent trop puissants, les territoires sont divisés en lots. Cependant, une certaine fragilité persiste, puisque le noyau dur du système reste le secteur public. L'amélioration des conditions de travail des éboueurs a par ailleurs impliqué l'abandon progressif du système de recrutement journalier qui existait autrefois.
Remettre en cause ces acquis ainsi que les périmètres du privé et du public serait toutefois source d'autres graves conflits et de crises sociales: d'importantes grèves dans le privé ont déjà été suivies par des licenciements massifs. Ainsi, si pour faire face à la crise Anne Hidalgo a étendu les zones d'intervention des sociétés privées, il ne s'agit toutefois que d'une mesure temporaire.
L'actualité l'a encore une fois montré: dès que la crise touche les ordures, les politiques interviennent avec une rapidité particulière. Pourquoi?
Il y a évidemment des questions esthétiques, d'encombrement, d'hygiène, mais aussi de visibilité et de répugnance de la part des citoyens aux odeurs dégagées. La population fait en ce sens preuve d'une certaine incohérence: elle demande à ce que les déchets qu'elle produit soient enlevés le plus vite possible, sans se soucier des coûts plus élevés que cela implique et tout en s'opposant à l'installation de centres de traitement dans le voisinage.
On parle de plus en plus des déchets comme des ressources du futur, mais les alternatives aux décharges et à l'incinération sont encore minoritaires. Quels sont les principaux obstacles au recyclage?
Dans des villes comme Paris, le taux de recyclage assez bas s'explique essentiellement par des raisons d'habitat: là où celui-ci est dense et cher, les résidents et les commerces ne disposent pas d'espaces de stockage. Même lorsqu'il existe des locaux dédiés dans les immeubles, ils sont souvent difficiles d'accès, mal éclairés, et les vide-ordures ont été progressivement supprimés pour des raisons d'hygiène. Dans certaines petites rues, le ramassage est plus difficile .La ville d'Haussman n'avait pas été conçue en prévision d'une telle augmentation des déchets: aujourd'hui le message du tri est donc plus difficile à faire passer.
Face à ces défis, quel rôle jouent aujourd'hui les industriels?
On parle de plus en plus d'éco-conception pour réduire la production de déchets. Mais dans les faits, les fabricants sont plutôt des adeptes de ce que j'appelle la "nécro-conception": l'obsolescence programmée devient une tendance, alors que réparer les objets est de plus en plus difficile et coûteux.
Lorsqu'il est rentable, comme en matière de papier-carton et de métaux, le recyclage se fait par ailleurs aujourd'hui à une dimension mondiale. Les matériaux partent à l'étranger, notamment vers l'Asie, où des économies en forte croissante sont friandes de matières premières, où la main d'oeuvre est moins élevée et la législation sanitaire moins exigeante. Puis ils nous reviennent, transformés en biens que nous importons. Et les bateaux de fret repartent chargés de déchets, en rentabilisant ainsi les coûts du voyage. Ce sont surtout les grands groupes de traitement des déchets qui profitent de ce système. Ils étendent d'ailleurs aujourd'hui leur métier de la collecte aux centres de tri et finissent même par s'imposer sur la scène de la négociation internationale.
Comment sortir de cet effet boomerang?
Il faut passer d'une économie de cowboys extensive à une économie de cosmonautes de longue durée: comme dans une navette spatiale, il s'agit d'une part de réduire la quantité d'objets embarqués, d'autre part de tout recycler, y compris l'air, l'eau, etc. Une telle notion circulaire de l'économie, abandonnée pendant les trente glorieuses, est en réalité ancienne. Ses avantages vont au-delà d'une réduction des déchets à traiter: elle permet aussi de créer plus d'emplois -souvent plus qualifiés- que l'économie de l'élimination, ainsi que de préserver de précieuses ressources naturelles. Si cycliquement les prix des matières premières baissent, à long terme elles seront sans doute de plus en plus limitées.
Afin d'en faire bénéficier les populations locales, de permettre la renaissance de petites entreprises de récupération et d'anciens métiers, cette transformation doit toutefois se faire à petite échelle, au mépris de l'économie mondialisée.
Ce mouvement est-il en marche?
Des gens, souvent relégués aux marges de la société, prennent le relai et réemploient ce qui n'est pas trié et recyclé. Les poubelles des supermarchés, mais aussi les déchetteries, sont souvent explorées par des personnes qui trouvent dans ces déchets des aliments ou des objets à revendre. Parfois, des initiatives fédèrent ces mouvements: à Montreuil, par exemple, est organisé une fois par année un "marché aux biffins", à savoir les chiffonniers d'aujourd'hui. Il s'agit non seulement pour les plus pauvres d'une forme de survie, mais également d'un complément nécessaire et souhaitable aux insuffisances du tri. La loi, les acteurs du secteur, les municipalités tolèrent d'ailleurs de plus en plus ces pratiques, même si des résistances, notamment au niveau de l'opinion publique, subsistent.