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Recension: R. Felli, La grande Adaptation, 2016
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://sniadecki.wordpress.com/2016/07/25/louart-felli/
Romain Felli, La grande adaptation, climat, capitalisme et catastrophe, éd. du Seuil, coll. Anthropocène, avril 2016.
I
Vous avez certainement déjà entendu parler de l’anthropocène, l’idée que l’humanité serait devenue une force géologique depuis la révolution industrielle.
Pourtant, rappelle Romain Felli dans son ouvrage La grande adaptation, climat, capitalisme et catastrophe(éd. Seuil, coll. Anthropocène, avril 2016), cette idée occulte une grande disparité de situations et de responsabilités : comme si le paysan africain était tout aussi responsable du changement climatique que l’exploitant agricole américain ou le producteur de protéines animales européen !
Plutôt que d’anthropocène, il serait plus juste de parler de capitalocène : le capitalisme n’étant pas seulement un système économique et social, mais aussi « une manière d’organiser la nature » (p. 12), d’exploiter sa fertilité, de détourner son activité autonome afin de la faire servir des buts qui lui sont étrangers.
« Quiconque veut parler de réchauffement climatique, ne peut donc s’en tenir aux émissions de CO2, au rôle de l’industrie pétrolière ou à la place de la voiture dans nos sociétés (même si ces éléments sont cruciaux). En se donnant l’illusion que la variable CO2 serait seule responsable du problème, nous faisons comme si nous pouvions contrôler, limiter ou faire disparaître le problème climatique. Mais plus que les émissions de gaz à effet de serre, c’est la façon particulière d’organiser la nature qui est en jeu dans la question climatique. » (pp. 12-13)
Dès les années 1970, un certain nombre d’« experts » et de « penseurs » américains se posent ainsi la question de savoir si la « civilisation » – entendez l’American Way of Life et l’économie de marché qui va avec – pourra survivre aux bouleversements que va produire le changement climatique, l’épuisement des ressources ou encore la pollution : « le système capitaliste et l’économie de marché peuvent-ils être adaptés aux besoins de l’ère écologique ? » se demande ainsi un professeur de droit dès 1971 (p. 15). Mais ce questionnement se fait dans une perspective très spéciale :
« Trop miséreux, les pauvres détruisent l’environnement en surexploitant les ressources naturelles. Trop bien organisés, ils obtiennent de l’État social une redistribution indue de la richesse. La propriété privée est menacée et l’État devient ingouvernable – d’après les penseurs de l’époque. » (p. 8)
Ces penseurs néomalthusiens voient le brin de paille volé dans la main du pauvre mais ils oublient le solide édifice de poutres sur lequel ils sont assis et d’où ils assènent leurs « analyses » : l’impérialisme du marché mondialisé qui pille les ressources minières et vitales à travers toute la planète.
C’est un des principaux mérites du livre de Romain Felli que de resituer les problèmes écologiques dans une perspective marxiste « de classe », attentive aux inégalités sociales et aux conditions politiques qui sont souvent pour une grande part à l’origine d’événements dramatiques (famines, migrations, inondations, etc.). Surtout, l’auteur cherche à anticiper les tendances à la fois idéologiques et stratégiques dans lesquelles s’engagent les tenants du capitalisme face à cette « crise écologique » :
« Ce livre raconte comment l’idée d’adaptation aux changements climatiques a été mobilisée – et mise en œuvre – dès les années 1970, pour permettre une extension du marché dans tous les domaines de la vie. » (p. 9)
« Le débat sur la crise climatique peut dès lors être déplacé de la réduction des gaz à effet de serre, vers la transformation des systèmes socio-économiques pour les adapter à un climat en changement. Il ne s’agit pas de chercher à éviter le changement, mais au contraire d’en minimiser les conséquences – voire de l’embrasser pour en tirer profit. Et comme nous le verrons dans la suite du livre, la solution qui a été retenue pour rendre les sociétés plus flexibles, plus réactives et mieux adaptables au changement climatique est le marché. La grande adaptation répond à la crise climatique par l’accroissement du marché plutôt que par sa restriction. » (p. 17)
Il ne s’agit pas seulement du marché des « émissions carbone », mais plus généralement d’une offensive « néolibérale » de grande ampleur. Ainsi, alors que la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International ont pendant fort longtemps encouragé le désengagement de l’État et le démantèlement des services publics dans les pays dits « en voie de développement », ils reviennent actuellement sur cette politique en faisant de l’État et des services publics les principaux vecteurs et soutiens de l’homo oeconomicus, l’être humain âpre au gain qui voit le monde comme une immense accumulation de marchandises à vendre et acheter sur le marché :
« Une économie de marché devrait reposer sur des individus entrepeneriaux qui ne peuvent pas compter sur la sécurité sociale et qui sont amenés à se dépasser constamment, à innover, à se former, à agir en permanence. La sécurité doit être constituée individuellement plutôt que collectivement, sur la base de la petite propriété. » (p. 118)
« Ces organisations [BM et FMI] ont abandonné l’idée du marché comme ordre spontané – émergeant dès que les obstacles sont écartés. Elles s’inspirent plutôt de l’approche ordolibérale qui insiste sur la nécessité de construire l’ordre du marché, et de le réguler afin qu’il fonctionne correctement. Il ne s’agit plus seulement de créer de nouveaux marchés, mais de soumettre les institutions sociales et politiques à la rationalité économique. » (p. 120)
Ces ordolibéraux ont donc enfin compris quel est le rôle historique de l’État-nation : créer les conditions d’un capitalisme fluide et prospère en détruisant les institutions des classes populaires qui s’y opposent et en inculquant les valeurs et comportements propres à l’économie de marché1 !
Romain Felli illustre cette politique et ses conséquences – totalement à l’opposé des effets attendus par les idéologues qui promeuvent ces idées – avec la crise de l’endettement dans la province indienne de l’Andhra Pradesh. L’extension du microcrédit, loin de soulager la misère des paysans en a au contraire amené des centaines de milliers à la faillite (dont environ 25 000 se sont suicidés en une quinzaine d’années). En encourageant une production agricole tournée vers le marché, le microcrédit a entraîné la multiplication des forages, qui a entraîné à son tour l’épuisement des nappes phréatiques ; et enfin un épisode de sécheresse a engendré de mauvaises récoltes qui ont ruiné les petits producteurs. Ici l’ampleur du désastre d’origine écologique est clairement le produit de la destruction des pratiques communautaires (agriculture de subsistance avec ses entraides et ses communaux, gestion collective de l’eau, etc.) au profit de l’économie marchande et de son chacun pour soi.
Loin d’être aussi « résilient » que ses thuriféraires le prétendent, le mécanisme du marché fragilise au contraire considérablement les sociétés en détruisant le tissu de solidarités collectives et de sécurités sociales familiales qui garantissait la subsistance de chacun.
« La très grande vulnérabilité des paysans pauvres de l’Andhra Pradesh aux variations climatiques se situe au bout d’une chaîne de dépossessions et de marginalisation causée par les relations d’endettement et la dépossession des terres dont ils sont victimes. Cette dépossession se fait au profit de grands propriétaires terriens et d’intermédiaires financiers. Autrement dit, la vulnérabilité des paysans pauvres est le résultat d’un rapport de classe et de la formation du capital. » (p. 128)
Or, les pouvoirs publics et les institutions internationales occultent complètement la dimension socio-politique de cette crise : « Au contraire, ils font de l’adaptation aux changements climatiques une question essentiellement technique, portant sur les choix des cultures, les systèmes de prévision météo, ou au mieux sur la gestion communautaire de l’eau. » (p. 128) Ce qui ne fait que reconduire les rapports de pouvoir existants et permet de vendre… de la microassurance !
Il n’y a jamais de petits profits… surtout lorsqu’on les fait sur le dos d’innombrables pauvres !
II
Vous avez certainement déjà entendu parler de l’anthropocène, l’idée que l’humanité serait devenue une force géologique depuis la révolution industrielle.
Mais la révolution capitaliste et industrielle n’est pas le produit de l’« humanité », mais seulement de certaines nations coloniales et impérialistes et de leurs classes dominantes. Et encore aujourd’hui, comme nous le rappelle Romain Felli dans son ouvrage La grande adaptation, climat, capitalisme et catastrophe (éd. Seuil, coll. Anthropocène, avril 2016), ce sont ces nations et ces classes qui dirigent et exploitent le reste de l’humanité et de la nature.
L’analyse marxiste de l’auteur est ainsi fort heureusement complétée par celle que l’historien et économiste d’origine hongroise Karl Polanyi (1886-1964) a exposé dans son ouvrage La grande transformation, aux origines économiques et politiques de notre temps, écrit en 1944 (trad. fr. éd. Gallimard, 1983). Plutôt que « l’extraction de la plus-value », la « baisse tendancielle du taux de profit » dans une perspective « d’accroissement des forces productives », en mettant en évidence les rapports de pouvoir économiques et politiques entre classes, les mécanismes de dépossession des classes populaires et de destruction de leurs institutions sociales communautaires, cette analyse se détache d’une approche économiste pour se concentrer avant tout sur les conséquences sociales, politiques et aussi écologiques du développement du capitalisme. Plutôt que de démonter la mécanique de l’économie, Romain Felli cherche à comprendre ce qui nous arrive dans ce système.
Si bien sûr les climato-sceptiques ont tenté de nier l’existence du changement climatique afin de ne pas remettre en question l’American Way of Life avec le soutien des lobbies de l’industrie pétrolière, ces épouvantails ne doivent pas porter à sous-estimer d’autres courants idéologiques qui veulent au contraire tirer parti des bouleversements réels ou supposés que va induire le changement climatique pour renforcer et étendre le capitalisme à travers le monde.
Autre grande crainte des « têtes pensantes » américaines, les migrations massives et l’afflux de « réfugiés climatiques » : « Je vous garantis que les gardes-côtes devront y faire face » a déclaré en mai 2015 le président Barack Obama afin d’inciter les Républicains à ne plus bloquer les négociations sur le climat.
La aussi, on retrouve les explication néomalthusiennes simplistes, voire racistes : la démographie galopante des pays du Sud est la cause des dégradations environnementales (déforestation, érosion des sols, etc.), la raréfaction des ressources a pour conséquences des migrations et des guerres entre peuplades pour s’approprier celles qui restent (guerres de l’eau), etc.
« Nombre de personnes souhaitant à juste titre attirer l’attention sur les conséquences du réchauffement climatique se saisissent de ce modèle explicatif, amplifié par les médias qui y trouvent à épancher leur penchant pour une science réductionniste, comme dans les ouvrages populaires du biologiste et géographe Jared Diamond. » (p. 159)
« Oubliées l’histoire coloniale et post-coloniale, la dépossession violente des terres, la soumission des populations à un régime de travail extractif, les politiques néolibérales d’ajustement structurel, le comportement des multinationales, les luttes locales de pouvoir, etc. […] La Nature – certes, une nature involontairement modifiée par les humains – redevient la grande force déterminant le sort des sociétés humaines, une force bien au-delà des capacités d’action politique. » (pp. 160-161)
Romain Felli prend pour exemple de cette « naturalisation » des bouleversements sociaux et des drames politiques l’interprétation qui fut faite de la guerre du Darfour par le secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-Moon, en 2007 et propagée par les libéraux dans les institutions internationales comme le PNUE : « le conflit au Darfour est le résultat du réchauffement climatique qui, en raréfiant les précipitations sur la région, produit une chute des ressources et une compétition accrue entre pasteurs-nomades et cultivateurs-sédentaires. » (p. 165)
Pourtant le Darfour était auparavant réputé être le grenier à blé de l’Afrique du Sud-Est, voire du Moyen-Orient. Mais l’agriculture coloniale puis industrielle est passée par là entre-temps et a eu pour conséquence une catastrophe écologique, épuisant les sols et les nappes phréatiques, engendrant régulièrement sécheresses et famines chez les populations marginalisées. A tel point que lors de la famine qui toucha cette région au milieu des années 1980, « le grain continuait d’être exporté au Soudan pour être vendu sur le marché mondial, alors même que les gens mouraient de faim au Darfour et que l’aide alimentaire y affluait ! » (p. 167)
Romain Felli analyse de manière critique la politique de soutien aux migrants climatiques que les grandes organisations internationales (BM et OIM) promeuvent :
« Leur idée est simple : cesser de considérer la migration de manière négative comme le reflet de la dégradation de l’environnement, mais au contraire y voir une forme d’adaptation. […] Ne faudrait-il pas alors encourager les migrants entrepreneuriaux qui investissent dans leurs déplacements afin d’accroître leur capital et témoignent ainsi non seulement d’une belle capacité d’adaptation, mais contribuent également à créer de la résilience ? » (pp.180-181)
Avec les lunettes de l’économie de marché, quoiqu’il arrive, je positive !
Pourtant, à travers différents exemples, Romain Felli ne brosse pas un tableau complètement noir des conséquences du changement climatique sur les populations, pour peu que, justement, les grandes organisations internationales et les États ne se mêlent pas de les « protéger » et de prétendre mieux connaître qu’elles-mêmes ce qui est bon pour elles (cf. l’exemple du Kenya, pp. 172-173). Pour lui, l’organisation collective et communautaire sur une base démocratique est beaucoup mieux à même de faire face aux bouleversements que le chacun pour soi du marché prétendument « libre et non-faussé ».
L’auto-organisation collective – qui certes n’est jamais simple, facile et surtout programmable, prévisible et contrôlable par un pouvoir centralisé – qui a pour but concret la production de ses propres conditions d’existence est plus cohérente et solidaire que la somme des individus atomisés réunis autour de l’échange de signes abstraits (l’argent) sur un marché. Il n’y a que les ultralibéraux pour ne pas comprendre cela.
C’est que leurs buts sont ailleurs. En promouvant cette logique du marché, qui engendre la destruction des institutions communautaires populaires, ils neutralisent la dimension sociale et politique des problèmes qu’ils veulent gérer : à la démocratie (plus ou moins directe) propre à l’auto-organisation des gens, ils substituent la « démocratie » des acteurs du marché qui peut être aisément manipulée de manière économique, technique et maintenant écologique. Ce que montre Romain Felli, c’est que les pouvoirs en place, aussi bien les États que les entreprises, utilisent les bouleversements climatiques d’abord et avant tout pour raffermir leur domination sur les populations et la nature.
III
Vous avez certainement déjà entendu parler de l’anthropocène, l’idée que l’humanité serait devenue une force géologique depuis la révolution industrielle.
C’est une idée avancée et validée par des scientifiques, des universitaires et des experts internationaux patentés, mais qui ont semble-t-il un peu trop tendance à se prendre pour des représentants de l’« humanité » toute entière en oubliant que – fort heureusement – tout le monde ne leur ressemble pas et ne partage pas leur misérable, bien que matériellement suréquipée, conception de la vie sociale.
Romain Felli, dans son ouvrage La grande adaptation, climat, capitalisme et catastrophe (éd. Seuil, coll. Anthropocène, avril 2016), retrace brièvement, quoique de manière assez fouillée, l’imbroglio idéologique qui depuis les années 1970 à conduit nombre de scientifiques, d’universitaires et autres experts reconnus (essentiellement anglo-saxons) à s’inquiéter de l’impact des changements climatiques sur notre « civilisation » – entendez le système capitaliste. Son enquête porte surtout sur les institutions internationales, les think-tankslibéraux et les experts stratégiques qui gravitent dans les allées du pouvoir.
On peut regretter que cette enquête ne s’aventure que fort marginalement dans le milieu scientifique lié à la climatologie et aux études d’impact écologique que cela suscite. Mais il faut dire que ce serait là la matière d’un autre ouvrage, qui nécessiterait en plus quelques compétences dans les sciences physiques et un regard critique sur l’institution scientifique elle-même. Terrain d’ailleurs passablement miné par l’épouvantail que constituent les climato-sceptiques…
Ce faisant, la principale faiblesse de cet ouvrage – qui apparaît en pleine lumière dans la conclusion de quelques pages – est de prendre pour argent comptant et sans recul critique le discours officiel sur le climat tenu par les experts du GIEC :
« Une seule certitude à la fin de cette recherche : si l’emballement du réchauffement climatique n’est pas rapidement contrôlé, les discussions sur la possibilité de s’y adapter sont vaines. Un réchauffement de quelques degrés déjà aura des conséquences dramatiques sur les écosystèmes et la possibilité d’habiter la planète dans les siècles à venir. La priorité revient à la réduction massive, rapide et socialement juste de l’utilisation des énergies fossiles – une tâche impossible tant que domine l’organisation capitaliste de la nature, nécessairement orientée vers l’épuisement du travail, de l’énergie et des ressources. » (p. 197, 1er § de la conclusion)
Sans être radicalement climato-sceptique, on peut ne pas être d’accord avec ce discours climato-catastrophiste extrémiste. Je ne vais pas revenir ici sur les arguments scientifiques et techniques qui viennent relativiser le caractère dramatique (sensationnaliste ?) de ce discours sur le changement climatique 2. Ce passage pose de toute façon bien des problèmes : « rapidement contrôlé », par qui et avec quels moyens (la géo-ingénierie que prône le GIEC dans son dernier rapport) ? « la possibilité d’habiter la planète dans les siècles à venir » est plus sûrement remise en question par l’industrie nucléaire (qui par la dissémination des radio-éléments menace l’intégrité de la vie sur Terre) que par le changement climatique (qui n’en affecte que les modalités).
La dernière phrase reprend, fort justement, l’idée exposée au début de l’ouvrage :
« Mais plus que les émissions de gaz à effet de serre, c’est la façon particulière d’organiser la nature qui est en jeu dans la question climatique. » (pp. 12-13)
Et c’est cette « organisation » (ou plutôt désorganisation, car c’est avant tout une opération de normalisation industrielle et marchande, une machinisation) qui affecte la nature et nous qui vivons dedans, et pas seulement le climat et le CO2. Car le pétrole ne sert pas qu’à faire tourner le moteur des automobiles, mais surtout à transformer les conditions de la vie sur Terre. Extraction et transformations des métaux, déforestation, agriculture et élevage intensif, construction de routes, de ponts et des villes, etc., sans l’énergie et les machines en abondance pour effectuer toutes ces opérations à grande échelle, la nature et le climat n’auraient pu être ainsi bouleversés au point de menacer « la survie de la civilisation ».
Ici, il semble donc que Romain Felli reste lui-même prisonnier de la manière très partielle et partiale qu’ont les experts du climat de poser le problème écologique, manière qui vise justement à tout ramener au seul climat et au CO2 (des entités naturelles et physiques lointaines et abstraites) précisément pour faire oublier « l’organisation capitaliste de la nature », qui est une production sociale et politique à laquelle nous participons quotidiennement.
C’est là que réside toute l’ambiguïté du rôle du GIEC, qui face à l’épuisement annoncé et prévisible des énergies fossiles semble ainsi plutôt participer à la réorganisation de l’appareil capitaliste et industriel autour de énergies renouvelables (et éventuellement du nucléaire). Romain Felli relate lui-même brièvement (p. 112) comment le premier rapport d’expertise du GIEC, rendu en 1990, plaidait pour la création de marchés de l’eau, l’intensification et l’orientation commerciale de l’agriculture, etc.
Remettre en question « l’organisation capitaliste de la nature » implique donc bien autre chose que de « soumettre la distribution des droits d’utilisation de l’atmosphère [sic !] au débat politique le plus large possible » (p. 198).
De même, sur le plan des propositions politiques, Romain Felli reste malheureusement prisonnier des vieilles lunes marxistes-léninistes :
« Seules une intensification de la lutte des classes et la conquête du pouvoir politique au sein des États […] » (p. 198)
Même s’il met ces vieilles lunes à la sauce de Karl Polanyi (qui n’est pas marxiste, mais plutôt chrétien), en saluant et en encourageant à la création de divers « contre-mouvements de protection de la société » qui s’opposent à l’extension et atténuent les conséquence de la logique du marché. Et en terminant sur cette citation :
« Aussi longtemps que l’être humain est fidèle à sa tâche de créer plus de liberté pour tous, il n’y a pas à craindre que le pouvoir ou la planification s’opposent à lui et détruisent la liberté qu’il est en train de construire grâce à leur intermédiaire. Tel est le sens de la liberté dans une société complexe : elle nous donne la certitude dont nous avons besoin. »
Karl Polanyi, La Grande Transformation, 1944 [1983, p. 351].
Le problème est que Polanyi écrit ces lignes en 1944, soit avant la fin de la Seconde Guerre Mondiale et les bombardements atomiques d’Hiroshima et Nagasaki. Le début de l’ère nucléaire marque aussi la naissance de la technologie et de la technocratie qui va avec 3. C’est-à-dire d’un système technique démesuré (par sa consommation d’énergie et de ressources, autant que par la complexité et l’étendue de ses réseaux et infrastructures) qui impose progressivement les nécessités techniques de son fonctionnement à tout le monde et remodèle la société en fonction de ses impératifs techniques et économiques. Malgré la justesse de ses analyses sur la société de son temps, Polanyi n’avait pas imaginé que le centre du pouvoir et de la planification se déplacerait de la gestion des masses (par des idéologies totalitaires) vers les impératifs techniques et la normalisation industrielle.
C’est là encore l’angle mort de l’analyse marxiste : comment croire qu’à l’ombre d’un parc de centrales nucléaires, par exemple, « le pouvoir et la planification » prennent soin de ne pas détruire la liberté ? Comment croire encore que l’État, l’industrie et l’économie – ces institutions démesurées et qui ne cessent de croître en complexité, en pouvoir et en influence – puissent être utilisés pour autre chose qu’étendre l’exploitation et approfondir l’aliénation de l’homme et de la nature ?
Quoi qu’il en soit, l’intérêt de ce genre d’ouvrage ne réside pas dans sa conclusion, mais bien plutôt dans l’enquête critique qui montre comment cet impératif de l’adaptation au changement climatique est utilisé comme incitation à la soumission à l’ordre capitaliste existant.
Bertrand Louart
Recension parue dans l’hebdomadaire de Radio Zinzine,
L’Ire des Chênaies, n°638-640, juin et juillet 2016.
Notes:
1 cf. Jean-Baptiste Fressoz, “Mundus œconomicus, Révolutionner l’industrie et refaire le monde après 1800”, chapitre 17 de l’ouvrage de Dominique Pestre (dir.), Histoire des sciences et des savoirs, Tome 2, Modernité et globalisation, éd. du Seuil, 2015.
2 Sur ces points voir ma brochure Polémiques Climatiques (40 p. A5, 2010).
3 Voir Notes & Morceaux choisis, Bulletin critique des sciences, des technologies et de la société industrielle n°3, “technologie contre civilisation”, 1999 (20 p. A4). Ou plus récemment, David Noble, Le progrès sans le peuple, ce que les nouvelles technologies font au travail, éd. Agone, 2016.