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Du post-historique au post-humain: la déshumanisation progressiste
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Ce texte est tiré de la traduction française, aux éditions de l'Encyclopédie des Nuisances (2008), du livre "Les transformations de l'Homme" écrit par Lewis Mumford, en date de 1956. Il correspond au chapitre intitulé "L'homme posthistorique". Cet homme posthistorique que Mumford décrit, aboutissement ultime du processus de civilisation entamé il y a plusieurs milliers d'années, correspond en partie aux progressistes, aux technophiles, aux technocrates et aux transhumanistes de notre temps.
Nous voici désormais parvenus au présent; si nous cherchons à aller plus loin, nous entrons dans le domaine du mythe où chacun projette ses propres aspirations. Même ceux qui ne discernent pas d’autre avenir possible que celui, désastreux, que le présent semble annoncer, greffent sur leurs observations « objectives » leurs souhaits et leurs penchants inconscients lorsqu’ils présentent des conditions sociales transitoires comme s’il s’agissait de nécessités naturelles intangibles. Car de nombreuses autres hypothèses existent en réalité; et le simple fait d’affirmer qu’une possibilité particulière prévaudra revient déjà à postuler qu’on possède toutes les connaissances nécessaires pour interpréter la situation. Cette attitude, en dépit de son objectivité ostentatoire, est naïve : elle omet de tenir compte des forces latentes de la vie et des surprises qui caractérisent tous les processus à l’état naissant — oubliant aussi qu’une des fonctions de l’intelligence est de tenir compte des dangers qu’entraîne une confiance exclusive en la seule intelligence. On peut prévoir l’entropie, mais pas l’émergence du nouveau.
La ligne possible de développement que je vais maintenant prolonger repose sur l’hypothèse que notre civilisation continuera à suivre le chemin tracé par le Nouveau Monde et accordera toujours plus d’importance aux pratiques introduites à l’origine par le capitalisme, la technique de la machine, les sciences physiques, l’administration bureaucratique et le gouvernement totalitaire; et que de leur côté ces pratiques se combineront pour former un système parfaitement clos sur lui-même, dirigé par une intelligence délibérément dépersonnalisée. Cela impliquerait bien évidemment l’effacement ou la suppression des qualités humaines et des institutions apparues antérieurement dans l’histoire. Dans un tel système, les aspirations de l’homme se conformeraient à un processus mécanique immunisé contre tout désir divergent. Ainsi viendrait au monde une nouvelle créature, l’homme posthistorique.
L’expression « homme posthistorique » a été forgée par M. Roderick Seidenberg dans un livre lucide publié sous ce titre. Réduite à ses grandes lignes, sa thèse est que la vie instinctive de l’homme, primordiale tout au long de son passé animal, a perdu du terrain au cours de l’histoire, tandis que son intelligence consciente prenait de plus en plus fermement le contrôle d’une activité après l’autre. Ainsi la vie organique elle-même est passée au second plan, au profit de ce que l’intelligence permet de comprendre et d’utiliser, c’est-à-dire le processus causal, dans lequel les acteurs humains se voient conférer le même statut que les moyens non humains. En se détachant de l’instinctif, de l’intentionnel et de l’organique, et en s’attachant au causal et au mécanique, l’intelligence a pu contrôler plus efficacement toutes les activités : aujourd’hui, elle ne cesse d’étendre ses conquêtes du domaine des activités « matérielles » à celles qui sont biologiques et sociales ; et tout ce qui dans la nature de l’homme ne se soumettra pas de bon gré à l’intelligence sera, avec le temps, écrasé ou éradiqué.
Selon cette hypothèse, la nature de l’homme a commencé à subir à l’époque moderne un changement final décisif. Avec l’invention de la méthode scientifique et des procédés dépersonnalisés de la technique moderne, l’intelligence froide, qui est parvenue comme jamais auparavant à maîtriser les forces de la nature, domine déjà largement toute activité humaine. Pour survivre dans ce monde, l’homme lui-même doit s’adapter complètement à la machine. Les types humains réfractaires à l’adaptation, comme l’artiste ou le poète, le saint ou le paysan, seront soit remodelés, soit éliminés par la sélection sociale. Toutes les formes de créativité associées à la religion et à la culture du Vieux Monde disparaîtront. Devenir plus humain, pousser plus loin l’exploration des profondeurs de la nature de l’homme, rechercher le divin, tout cela ne concernera plus l’homme mécanisé.
Poussons plus loin cette hypothèse. L’intelligence voyant son hégémonie établie par la méthode scientifique, l’homme appliquera à tous les organismes vivants, et par-dessus tout à lui-même, les règles qu’il a appliquées au monde matériel. Ayant pour seuls buts l’économie et la puissance, il créera une société n’ayant d’autres qualités que celles qui peuvent être intégrées dans une machine. La machine est en fait précisément cette part de l’organisme qui peut être conçue et contrôlée par la seule intelligence. En prenant pour modèle le fonctionnement régulier de la machine, l’intelligence produira une société semblable à celles de certains insectes, qui sont demeurées stables pendant soixante millions d’années : car une fois que l’intelligence a mis au point un mode de fonctionnement, elle ne permet aucune déviation par rapport à cette solution parfaite.
À ce stade, on ne peut même plus distinguer l’automatisme de l’instinct de l’intelligence automatisée : ni l’un ni l’autre ne laisse ouverte la possibilité d’un changement, et, finalement, l’intelligence aussi sera sans conscience, faute d’avoir à faire face à des choix et à des résistances. Si l’intelligence décrète qu’il y a un seul comportement approprié à une situation donnée, une seule réponse correcte à une question, toute déviation, voire toute hésitation ou incertitude, sera considérée comme due à un défaut du mécanisme ou à la mauvaise volonté de l’agent humain. On doit obéir à la « ligne du parti », et une fois que la rationalité scientifique sera le critère suprême, la ligne du parti elle-même ne changera plus. Finalement, la vie, avec ses virtualités presque infinies, se conformera une fois pour toutes au modèle établi par la seule intelligence.
L’homme posthistorique hante depuis longtemps l’imagination moderne. Dans une série de romans scientifiques peignant des mondes futurs possibles, Jules Verne et son successeur H. G. Wells ont décrit ce que serait une société où une telle créature, fanatiquement dévouée à la machine, serait aux commandes. Dans un de ses derniers ouvrages, The Shape of Things to Come (1933), Wells exprimait quelque chose qui ressemblait à de l’adoration pour cette race de technocrates volants qui allaient faire sortir l’ordre du chaos laissé par une guerre atomique finale. On pourrait dire, en vérité, que dans toute la théorie unilatérale du progrès mécanique telle qu’elle fut conçue par ses interprètes les plus éminents du XIXe siècle, les améliorations institutionnelles qu’ils prônaient avaient l’homme posthistorique pour but. En présentant les inventions mécaniques à la fois comme les principaux moyens et les ultimes bienfaits du progrès — conception qui remonte à Francis Bacon mais guère au-delà —, ils suggéraient que les perfectionnements non mécaniques introduits par les arts et les lettres appartenaient à l’enfance de l’espèce.
L’existence de l’homme posthistorique, selon ses propres principes, sera entièrement consacrée au monde extérieur et à son incessante transformation : les penchants primitifs de l’homme ainsi que son moi historique seront définitivement éliminés comme « impensables ». Dans plus d’un passage, H. G. Wells, lui-même sensible et sensuel, homme « trop humain », appartenant de par sa profession à l’antique secte des voyants et des rêveurs, parle avec impatience de toute forme d’introversion et de subjectivité, dénigrant l’émotion, le sentiment et l’imagination, c’est-à-dire les dons mêmes qui ont fait de lui un écrivain. La maîtrise des forces naturelles, et celle de la vie humaine par l’usage de ces forces, tel est le seul souci de l’homme posthistorique. Que l’hégémonie de l’activité cérébrale ne soit qu’une expression spécialisée de l’autonomie essentielle de l’homme, et serve elle-même un but qui dépasse sa propre expansion, ne lui vient pas à l’esprit. Sinon, Wells et ses disciples tardifs devraient poser la vieille question romaine : Quis custodiet ipsos custodes ? Qui contrôlera le contrôleur ? Incapable de répondre, l’homme posthistorique s’avère n’avoir d’autre conception de la vie que de faire un usage toujours plus étendu des pouvoirs de la « magie naturelle » : communications instantanées à longue distance, mouvement rapide à travers l’espace, commandes presse- bouton qui déclenchent des réponses automatiques; et enfin, réalisation suprême : la réduction des capacités et des appétits organiques, dans leurs manifestations infiniment variées, à leurs équivalents mécaniques plus uniformes.
Quel est, en vérité, le rêve suprême qui hante tous les promoteurs de l’homme posthistorique ? La réponse ne fait aucun doute : c’est de ressusciter l’ancien enthousiasme du Nouveau Monde pour l’exploration terrestre en créant des projectiles permettant cette fois d’explorer l’espace extraterrestre. De ces premières esquisses que sont De la Terre à la Lune de Jules Verne ou la description donnée par Wells de l’invasion de notre planète par les Martiens, jusqu’aux pléthoriques extravagances de la science-fiction, c’est ce rêve qui prédomine. Même les romans d’anticipation de C. S. Lewis, censés être écrits dans une intention humaniste ou même religieuse, dépeignent la vie comme un état de guerre entre des créatures planétaires qui ont étendu leur territoire à travers les galaxies mais dont l’esprit n’a pas changé, si ce n’est dans un seul sens : elles sont plus implacablement intelligentes.
Si nous passons de la fiction à la réalité des projets actuels, nous voyons l’abstraction scientifique et l’habileté technique la plus poussée mises au service d’un idéal infantile, inventant des super-mécanismes extravagants à seule fin d’échapper aux problèmes auxquels des individus adultes et une société adulte doivent faire face. Les anciens rêves d’évasion par l’exploration et la colonisation lointaines avaient au moins le mérite de lancer les aventuriers à la conquête de contrées réellement favorables à la vie. Les richesses du Cathay dont parlait Marco Polo n’étaient pas un vain rêve, et les merveilles réelles découvertes aux Amériques surpassaient celles, imaginaires, promises par la fontaine de jouvence. Mais nul ne peut prétendre, sans falsifier les faits, que l’existence sur un satellite spatial ou sur la face cachée de la Lune ressemblerait le moins du monde à la vie humaine. Ceux pour lesquels il n’y a aucun sens à la vie, si ce n’est dans un mouvement continu à travers l’espace, révèlent eux-mêmes les limites de l’intelligence dépersonnalisée. Ils montrent qu’une technique hautement complexe peut être le produit de ce qui est, humainement parlant, un esprit indigent, seulement capable de surveiller sur un écran de contrôle des réalités confinées, isolées de la complexité de la vie organique.
De nos jours, ces fantasmes posthistoriques, surgis de l’inconscient, ont cessé d’être de simples prophéties : ils sont déjà aux commandes de la mécanisation et ont été canalisés par la plus destructrice et la plus pitoyablement périmée des institutions humaines : la guerre. De son côté, en accord avec le nihilisme existentiel de l’homme posthistorique, la guerre elle-même s’est transformée, passant d’un champ limité de destruction et de violence ayant des buts limités, à une extermination systématique et sans restriction : en d’autres termes, au génocide. Est-ce réellement le fait du hasard si tous les triomphes qui annoncent l’apparition de l’homme posthistorique sont des triomphes de la mort ? C’est la volonté de nier les activités vitales, et par-dessus tout de nier la possibilité d’un épanouissement de la vie, qui anime cette idéologie, au point que le génocide ou le suicide collectif constituent le seul but de tant d’efforts — informulé et implicite, mais pas toujours caché.L’entreprise posthistorique commence innocemment par éliminer de la science cette source d’erreurs que sont les sentiments humains : elle finira par éliminer de la réalité la nature humaine elle-même. Dans la culture posthistorique, la vie est réduite à un mouvement prévisible, conditionné et dirigé mécaniquement, où est proscrit tout ce qui est incalculable —c’est-à-dire tout ce qui est créateur.
La réussite suprême des sciences mathématiques et physiques a sans aucun doute été la suite de découvertes qui a abouti à la conception moderne de l’atome, et à l’équation qui identifie masse et énergie : seuls un esprit et une méthode de tout premier ordre pouvaient découvrir ces secrets cosmiques. Mais vers quelle fin était dirigé ce maître exploit de l’intelligence ? Qu’est-ce qui a, en fait, décidé l’homme à déclencher le processus de la fission atomique ? Nul d’entre nous ne peut ignorer la réponse : l’objectif était la production d’un instrument de destruction et d’extermination à grande échelle.
Au cours d’une décennie d’exploitation massive de cette nouvelle source d’énergie, les gouvernements de l’Union soviétique et des États-Unis ont produit assez d’armes atomiques et thermonucléaires pour rendre possible, même d’après les estimations les plus modérées, l’extermination de toute vie humaine sur cette planète, par empoisonnement lent sinon par mort instantanée. Alors que ces moyens de mort s’accumulaient, mobilisant toutes les ressources disponibles, les réflexions consacrées à la recherche de moyens moraux et politiques susceptibles de réorienter une telle puissance vers des buts vraiment humains se réduisaient, comparativement, à une goutte d’eau dans l’océan.
Ainsi, l’intelligence scientifique froide et impersonnelle, qui se targuait de son indifférence vis-à-vis de la morale, de la politique ou de la responsabilité individuelle, a déclenché un processus qui finira nécessairement par saper jusqu’à sa propre existence séparée. Les scientifiques, formés à considérer la recherche systématique comme un absolu, ont ignoré les avertissements répétés d’observateurs vigilants comme Jacob Burckhardt et Henry Adams, avertissements qui ont précédé ou accompagné les premières expériences sur les éléments radioactifs. Et aujourd’hui, en dépit de la menace d’anéantissement universel que fait peser la possible utilisation de bombes nucléaires dans une guerre, les nations du monde se sont lancées tête baissée dans l’exploitation de l’énergie nucléaire à des fins pacifiques — alors qu’on ne sait toujours pas comment se débarrasser des déchets nucléaires, et que la poignée d’usines expérimentales existantes sont déjà une importante source de pollution. La seule utilisation industrielle et médicale irréfléchie de l’énergie nucléaire menace, en quelques générations, selon une mise en garde de l’Académie nationale des sciences, de produire de graves altérations organiques. De tels agissements irresponsables méprisent résolument le fait qu’en matière de radiations nucléaires les erreurs commises par incompétence ou par ignorance ne peuvent être corrigées. Nous sommes donc fondés à dire de l’homme posthistorique, se condamnant lui-même et condamnant tout ce qui l’entoure à la destruction, ce que le capitaine Achab du prophétique Moby Dick de Melville s’avoue dans un éclair de lucidité :
« Tous mes moyens sont sains, normaux; mes mobiles et mon but sont fous ».
Car il n’y a guère de doute que l’hostilité à la vie que manifeste l’homme posthistorique ne finisse par jouer contre lui. En raison de son inadaptation profondément enracinée, due peut-être à sa consciente dépréciation de son humanité et à la haine de soi inconsciente qu’elle engendre, il est probable qu’il mettra un point final à sa carrière alors qu’il l’aura à peine entamée. Je reviendrai sur cet aspect après avoir examiné plus en détail les formes actuelles de sa philosophie et de sa pratique.
Pour comprendre à quel point est déjà proche l’homme post-historique, il faut voir qu’il ne fait que pousser à leur conclusion logique des tendances profondes de la culture du Nouveau Monde. Son attitude à l’égard de la nature est totalement dépourvue du sentiment d’unité et d’harmonieuse sympathie qui amenait l’homme primitif à attribuer sa propre vitalité à des morceaux de bois et à des pierres : la nature n’est plus pour lui qu’un stock de matériaux inertes, à décomposer, à resynthétiser et à remplacer par un équivalent fabriqué mécaniquement. Il en va de même de la personnalité humaine, dont une part, l’intelligence rationnelle, est amplifiée jusqu’à des dimensions surhumaines, tandis que tout le reste est mutilé ou proscrit.
La vie se résume alors pour l’homme à maintenir l’intelligence, et avec elle la machine, en bon état de marche. En vérité les audacieuses tentatives d’inventer des substituts synthétiques à la vie s’avèrent parfois illusoires et subissent des échecs, même quand on les applique aux phénomènes vitaux les plus simples. Quoique la science soit parfaitement capable d’analyser les composants chimiques de l’eau de mer, les expériences visant à la reproduire en laboratoire n’ont toujours pas réussi à créer un milieu dans lequel des créatures marines puissent survivre. En dépit de tels échecs, l’homme posthistorique n’espère pas seulement construire des molécules de protéines complexes, mais finalement reproduire les phénomènes de la vie dans une éprouvette. Déjà, ses succès dans la fabrication de fibres synthétiques lui font annoncer des triomphes semblables dans la conversion de matériaux inorganiques en nourriture. S’il réussit dans ce domaine, il ratifiera sans nul doute ce succès en engendrant une nouvelle humanité susceptible d’apprécier de tels aliments, ou plutôt de ne même plus savoir que manger a jadis été un plaisir. Avec le temps, les êtres humains nécessaires au bon fonctionnement de la culture posthistorique seront dotés à la naissance de réactions intégrées, soumises seulement à des contrôles extérieurs : solution plus économique que les méthodes dispendieuses aujourd’hui appliquées par le commissaire politique ou le publicitaire. […]
Dans ce passage à un monde dirigé par la seule intelligence et voué au seul développement de la puissance, tous les efforts de l’homme posthistorique tendent à l’uniformité. En contraste avec la diversité organique, présente originellement dans la nature et enrichie par une large part des efforts historiques de l’homme, l’environnement dans sa totalité devient aussi uniforme et aussi rectiligne qu’une autoroute de béton, afin de permettre le fonctionnement uniforme d’une masse uniforme d’unités humaines. Aujourd’hui déjà, plus on se déplace rapidement, plus uniforme est l’environnement qui favorise mécaniquement le mouvement, et plus minime est le dépaysement une fois parvenu à destination ; si bien que le changement pour l’amour du changement et la vitesse pour l’amour de la vitesse ont pour résultat le plus haut degré de monotonie.
Si le but est l’uniformité, il n’est pas un aspect de la nature ou de l’homme qui ne soit menacé. Pourquoi l’homme posthistorique devrait-il chercher à préserver quoi que ce soit de la diversité environnementale qui existe encore sur terre et dont la richesse élargit le champ de la liberté humaine : prairies, marécages, forêts, parcs, vignobles, déserts et montagnes, lacs ou chutes d’eau ? Pourquoi, avec de solides raisons posthistoriques pour cela, ne pulvériserait-il pas les montagnes, soit pour obtenir du granit, de l’uranium et de la terre, et plus de combustible pour l’énergie nucléaire, soit pour le simple plaisir d’aplanir et de broyer, jusqu’à ce que le globe terrestre soit réduit à l’état de plate-forme nivelée ? Pourquoi, pour les mêmes raisons, ne créerait-il pas un climat unique, des pôles à l’équateur, sans variations diurnes ni changements de saison, afin que les journées de l’homme soient libérées de ces stimuli perturbateurs ? Si l’homme posthistorique ne peut créer un substitut mécanique aux arbres, qu’il les réduise à quelques variétés standardisées commercialisables, comme nous avons déjà réduit à une petite douzaine d’espèces les variétés de poiriers — bien plus de neuf cents, selon U. P. Hedrick — qui étaient cultivées aux États-Unis il y a seulement un siècle.
Pour sa propre sécurité, et aussi pour célébrer comme il convient le culte de son dieu, la machine, l’homme posthistorique doit effacer tout souvenir de ce qui est sauvage et indomptable, bigarré et étrange, unique et précieux : les montagnes qu’on pourrait être tenté d’escalader, les déserts où l’on pourrait rechercher la solitude et la paix intérieure, les jungles dont les créatures vivantes pourraient rappeler à quelque explorateur humain dont la sensibilité n’aurait pas été altérée la prodigalité avec laquelle la nature a autrefois créé, à partir du rocher et du protoplasme originels, une immense variété d’habitats et de modes de vie.
Déjà, dans les grandes métropoles et dans les conurbations proliférantes du monde occidental, les fondations de l’environnement posthistorique ont été posées : la vie d’un opérateur d’ascenseur automatique dans un grand immeuble de bureaux est presque aussi vide et morne que le deviendra la vie tout entière une fois que la culture posthistorique aura effectivement effacé tout souvenir d’un passé plus riche. Au rythme actuel de l’urbanisation, il ne faudra guère qu’un siècle pour que la destruction de tous les espaces vivants naturels, ou plutôt leur transformation en tissu urbain de basse qualité, ne laisse plus rien subsister qui permette d’échapper à la vie posthistorique. Si le but de l’histoire humaine est un type d’homme uniforme, se reproduisant à un rythme uniforme, dans un environnement uniforme, maintenu à température, pression et humidité constantes, vivant une existence uniformément sans vie, avec des besoins physiques uniformes satisfaits par des produits uniformes, toute rébellion intérieure se trouvant ramenée à la norme par les hypnotiques et les sédatifs, ou par des interventions chirurgicales, une créature sous pression mécanique constante, de l’incubateur à l’incinérateur, presque tous les problèmes du développement humain seront réglés. Il restera toutefois celui-ci : pourquoi quiconque, fût-ce une machine, se soucierait-il de conserver en vie une telle créature ?
L’uniforme, qui était lui-même, comme la discipline, un produit du plus ancien système d’embrigadement, celui de l’armée, devient rapidement le costume invisible de la société tout entière. Dans l’intérêt de l’uniformité, toute forme de choix est éliminée, jusqu’au détail le plus trivial, comme la décision concernant l’épaisseur d’une tranche de pain. Une fois prise la décision collective, aucune déviation individuelle, aucune modification sur la base de la préférence ou du jugement personnels, n’est plus possible. Au cours de la phase suivante d’émergence de l’homme posthistorique, ce principe d’uniformité devra s’appliquer aux idées aussi bien qu’aux choses. Il est moins coûteux et plus efficace de réprimer l’individualité humaine que d’introduire les facteurs non quantifiables de la vie dans un système mécanisé. Un des aspects de la culture posthistorique qui jouent contre son propre développement est que, selon sa logique, elle doit créer des esprits semblables à des distributeurs automatiques, n’admettant que la pièce de monnaie prescrite avant de rejeter le produit uniforme, collectivement approuvé. À la longue, comme commencent déjà à s’en rendre compte certaines grandes entreprises, des organisations aussi uniformes ne créent plus le type d’esprit dont elles ont besoin pour les diriger, les conformistes timorés et les routiniers étant incapables du genre d’initiative créatrice qu’il a fallu prendre pour construire l’organisation.
L’homme posthistorique réduit toutes les activités spécifiquement humaines à une forme de travail : une transformation d’énergie, ou une opération intellectuelle mise au service d’une telle transformation. À l’intérieur de ce cadre restrictif, la récompense du travail n’est pas dans son accomplissement, mais dans son produit : au lieu de transformer l’activité laborieuse afin que s’y exprime plus pleinement la personnalité humaine et que les moyens mis en œuvre apportent une satisfaction par leur usage même, la technique de la machine, en accord avec toute l’idéologie posthistorique, cherche à éliminer l’élément humain. […]
Mais la culture posthistorique va plus loin : elle tend à automatiser toutes les activités, qu’elles soient stériles et serviles, ou créatrices et indépendantes. Même le jeu et le sport doivent en fait être normalisés et se voir appliquer le principe du moindre effort. Au lieu de considérer que le travail est un bon moyen pour façonner une personnalité plus hautement individualisée, l’homme posthistorique cherche plutôt à dépersonnaliser le travailleur, le conditionnant et l’adaptant afin qu’il s’intègre dans les méthodes impersonnelles de production et d’administration. Le conformisme totalitaire jaillit de la machine, et s’impose dans tous les secteurs qu’elle envahit : la procédure standardisée exige un comportement standardisé. Et le phénomène ne se limite pas aux États officiellement totalitaires.
Selon cet idéal posthistorique, l’homme devient donc une machine, réduite autant que possible à un faisceau de réflexes : reconstruite dans l’usine pédagogique pour être conforme aux besoins des autres machines. À cette fin, sa nature animale originelle, pour ne rien dire des aspirations qui le rendent plus spécifiquement humain, doit être abandonnée. Toutes ses réalisations et tous ses souvenirs passés, tous ses espoirs et tous ses penchants, toutes ses inquiétudes et tous ses idéaux constituent des obstacles à cette transformation. Seuls ceux qui ont réussi à se débarrasser de leurs qualités les plus humaines sont donc candidats aux fonctions suprêmes de la société posthistorique : celles des planificateurs et des administrateurs.
La sympathie et l’empathie, la capacité de se mettre, par l’imagination et l’amour, à l’unisson de la vie des autres hommes, n’ont pas de place dans la culture posthistorique, qui exige que tous les hommes soient traités comme des choses. Humainement parlant, l’homme posthistorique est un infirme, sinon un délinquant actif, et finalement un monstre potentiel. La nature pathologique de son infirmité est dissimulée par son haut quotient intellectuel. Vêtus de banals costumes de confection, exprimant des opinions apparemment tout aussi banales et prosaïques, ces monstres sont déjà à l’œuvre dans la société actuelle. Leurs activités caractéristiques — tels leurs préparatifs pour la guerre atomique, bactériologique et chimique — sont aussi irrationnelles que leurs actes sont compulsifs et automatiques. Le fait que la démence morale, sinon la futilité pratique, de ces préparatifs n’ait pas provoqué une révolte humaine généralisée montre à quel point le développement de la société posthistorique est déjà avancé.
Aucune des activités caractéristiques de l’homme posthistorique, si ce n’est peut-être l’exercice de l’intelligence pure, n’a quoi que ce soit à voir avec l’entretien de la vie ou la culture de ce qui est véritablement humain. L’homme posthistorique a déjà, intellectuellement, renié son humanité. Ce qui survit de ce patrimoine est une gêne, que son contrôle croissant sur les processus de reproduction finira par éliminer, comme il élimine déjà les qualités indésirables des porcs ou des vaches. D’une façon ou d’une autre, par le conditionnement psychologique et la procréation dirigée, ou en ayant recours à des exterminations collectives sans retenue, il effacera ce qui reste de l’humanité.
Déjà, ces rêves paranoïaques dominent la vie de millions d’êtres humains et pèsent lourdement sur leur avenir. Dans les plans actuels de génocide de masse, dans une « guerre » qui tout à la fois inaugurerait la période posthistorique et y mettrait un point final, c’est l’humanité même de l’homme qui est l’objet de l’agression. En proposant de traiter l’ennemi comme si c’était de la vermine, autant de millions de rats ou de punaises, l’homme posthistorique avilit à la fois l’agresseur et la victime avant d’entraîner leur anéantissement commun.
L’homme posthistorique peut-il espérer un meilleur destin que celui que j’ai dépeint ? La société à laquelle il aspire sera-t-elle plus désirable une fois parachevée que ce qui en existe déjà à l’état d’ébauche ? Pour répondre à cette question, il n’est pas inutile de passer rapidement en revue les utopies où furent tout d’abord envisagés les changements actuels.
Bien que raillées par les contemporains comme réalisables, les utopies classiques, depuis le XVIe siècle, s’avèrent à l’instar de bien des constructions idéales, avoir prévu de façon presque exacte ce qui se met effectivement en place aujourd’hui. Depuis Thomas More, les utopies classiques comportent essentiellement deux composantes : une ancienne et une moderne. La composante ancienne remonte à la République de Platon et, au-delà, aux lois Spartiates de Lycurgue : elle consiste à vouloir imposer à une collectivité une discipline militaire commune — à proscrire l’amour dionysiaque de la nourriture, de la boisson et du plaisir sexuel, à bannir le poète et l’artiste, et à réserver aux seuls gardiens de l’État le plein exercice de la pensée. Dans un tel système, toute forme de vie privée est soit restreinte, soit interdite; toute forme de sentiment tendre est réprimée. Le résultat final est une communauté unifiée, à direction centralisée, obéissant uniformément aux ordres : libérée de l’angoisse, de l’insécurité, de la malchance ou de l’erreur ; et par là également libérée de toute possibilité de croissance et de perfectionnement. Dans 1984, l’utopie qui pousse toutes ces tendances à leur paroxysme, George Orwell déclare : « L’orthodoxie signifie… pas besoin de pensée. L’orthodoxie c’est l’inconscience ». Il n’y a pas de liberté, si ce n’est dans le sens pickwickien de Karl Marx : « La liberté est l’acceptation consciente de la nécessité ».
En contrepartie de cet écrasement complet des qualités propres à l’individu, on peut même dire propres à tout organisme vivant, les utopistes ont introduit une nouvelle composante : ils ont misé sur la science et l’invention pour transformer à la fois l’environnement physique et social. L’utopie inachevée de Bacon, La Nouvelle Atlantide, a dépeint avec une remarquable perspicacité et même avec précision l’esprit qui animait à la fois la science et l’invention. En fait, il a décrit toute la gamme des exploits technocratiques des trois siècles à venir, imaginant un bâtiment scientifique haut de huit cents mètres, la mutation dirigée des espèces, l’accélération des processus naturels, le perfectionnement des instruments de destruction, la création de fondations scientifiques internationales, le vol aérien, le cinéma et même la climatisation. Bien que Bacon ait sous-estimé les possibilités de la science pure, une de ses conjectures apparemment extravagantes, la division du travail scientifique, est désormais une réalité dans certains laboratoires.
La société posthistorique s’est perfectionnée au-delà de toutes ces espérances en élaborant techniquement, avec des raffinements que l’imagination n’avait jamais osé concevoir, les instruments de l’embrigadement humain, originellement présentés comme bénéfiques dans les projets utopistes. Toutes sans exception, ces utopies ont proposé le remplacement de l’homme par un système mécanisé. Non seulement chaque activité humaine doit être asservie à la machine, mais la vie est ainsi organisée qu’il devient impossible d’échapper à la machine, exactement comme aujourd’hui la machine vous suit, à travers le vacarme de la radio et le scintillement de la télévision, jusqu’aux plus lointains déserts. Le résultat devait être une sécurité et un confort matériels excédant tout ce qui avait pu être rêvé ; mais le prix de cette félicité a été une dépendance de plus en plus abjecte à l’égard du système mécanisé. Ce qui ne peut être soumis à un contrôle extérieur n’est pas considéré comme digne de vivre.
Il existe cependant deux possibilités insidieuses auxquelles n’a songé aucun utopiste, aussi imaginatif fût-il. L’une est une faiblesse inhérente au système lui-même : le fait que lorsque chaque élément du processus est toujours plus mécanisé et rationalisé, l’ensemble tend à échapper au contrôle humain, si bien que même ceux qui sont censés être les surveillants de la machine deviennent ses agents passifs, et finalement ses victimes. Ainsi l’homme, comme le prédisait sarcastiquement Samuel Butler dansErewhon, ne serait plus pour finir qu’un appendice de la machine, lui servant à se reproduire.
L’homme moderne s’est déjà dépersonnalisé si profondément qu’il n’est plus assez homme pour tenir tête à ses machines. L’homme primitif, faisant fond sur la puissance de la magie, avait confiance en sa capacité de diriger les forces naturelles et de les maitriser. L’homme posthistorique, disposant des immenses ressources de la science, a si peu confiance en lui qu’il est prêt à accepter son propre remplacement, sa propre extinction, plutôt que d’avoir à arrêter les machines ou même seulement à les faire tourner à moindre régime. En érigeant en absolus les connaissances scientifiques et les inventions techniques, il a transformé la puissance matérielle en impuissance humaine : il préférera commettre un suicide universel en accélérant le cours de l’investigation scientifique plutôt que de sauver l’espèce humaine en le ralentissant, ne serait-ce que temporairement.
Jamais auparavant l’homme n’a été aussi affranchi des contraintes imposées par la nature, mais jamais non plus il n’a été davantage victime de sa propre incapacité à développer dans leur plénitude ses traits spécifiquement humains; dans une certaine mesure, comme je l’ai déjà suggéré, il a perdu le secret de son humanisation. Le stade extrême du rationalisme posthistorique, nous pouvons le prédire avec certitude, poussera plus loin un paradoxe déjà visible : non seulement la vie elle-même échappe d’autant plus à la maîtrise de l’homme que les moyens de vivre deviennent automatiques, mais encore le produit ultime — l’homme lui-même — deviendra d’autant plus irrationnel que les méthodes de production se rationaliseront.
En bref, le pouvoir et l’ordre, poussés à leur comble, se renversent en leur contraire : désorganisation, violence, aberration mentale, chaos subjectif. Cette tendance s’exprime déjà aux États-Unis dans le cinéma, la télévision et les bandes dessinées pour enfants. Ces formes de divertissement sont de plus en plus utilisées pour représenter la brutalité accomplie de sang-froid et la violence physique : préparation pédagogique à la perpétration de l’homicide et du génocide, tout comme Robinson Crusoéétait une préparation à la nécessité de survivre, les mains nues, sur une terre étrange et inhabitée. Ces fantasmes malfaisants annoncent des réalités sinistres qui ne sont que trop proches.
Cependant, c’est là qu’un autre facteur, non prévu par les utopistes, entre en jeu : la fonction compensatrice de la destruction malfaisante. L’homme étant né avec la possibilité d’être pleinement humain, il devra tôt ou tard se révolter contre l’organisation posthistorique de la vie. Si l’homme doit être aux ordres de la machine, il lui reste encore une forme de résistance. Puisqu’il ne peut se réinsérer lui-même, en tant qu’être pleinement autonome, dans le processus mécanique, il peut devenir le grain de sable qui grippera les rouages : s’il le faut, il utilisera la machine pour détruire la société qui l’a produite. […]
Plus nous avançons dans la voie posthistorique, plus nous trouvons d’ironiques confirmations de la stupidité et de la fausseté de son projet humain. Deux siècles d’inventions et d’organisation mécanique ont déjà eu pour effet de créer des organisations qui fonctionnent automatiquement, avec un minimum d’intervention humaine active. Au contraire de la civilisation, qui à ses débuts avait besoin pour se constituer de l’impulsion de chefs, ce système automatique fonctionne mieux avec des gens anonymes, sans mérite particulier, qui sont en fait des rouages amovibles et interchangeables : des techniciens et des bureaucrates, experts dans leur secteur restreint, mais dénués de toute compétence dans les arts de la vie, lesquels exigent précisément les aptitudes qu’ils ont efficacement réprimées. Avec le développement à venir des systèmes cybernétiques permettant de prendre des décisions sur des sujets excédant, de par leur complexité ou les séries astronomiques de nombres impliqués, les capacités humaines de patience ou de calcul, l’homme posthistorique est sur le point d’évincer le seul organe humain dont il fasse quelque cas : le lobe frontal de son cerveau.
En créant la machine pensante, l’homme a fait le dernier pas vers la soumission à la mécanisation, et son abdication finale devant ce produit de sa propre ingéniosité lui fournira un nouvel objet d’adoration : un dieu cybernétique. Il est vrai que cette nouvelle religion exigera de ses fidèles une foi plus aveugle encore que le Dieu de l’homme axial : la certitude que ce démiurge mécanique, dont les calculs ne pourront être humainement vérifiés, ne donnera que des réponses correctes…
Généralisons ce résultat et voyons-le clairement pour ce qu’il est. L’automate ayant atteint la perfection, l’homme deviendra complétement étranger à son monde et sera réduit à néant — le règne, la puissance et la gloire appartiennent désormais à la machine. Plutôt que d’établir une relation riche de sens avec la nature pour obtenir son pain quotidien, il s’est condamné à une vie de bien-être sans effort, pour peu qu’il se contente des produits et des substituts fournis par la machine. Plus exactement, ce bien-être serait sans effort s’il n’imposait pas le devoir de consommer exclusivement les produits que la machine lui livre sans discontinuer, quel que puisse être son degré de satiété. L’incitation à penser, l’incitation à sentir et à agir, en fait l’incitation à vivre, auront bientôt disparu.
Déjà, en Amérique, de par sa sujétion à l’automobile, l’homme a commencé à perdre l’usage de ses jambes. Bientôt, il mènera une existence purement viscérale, centrée sur l’estomac et les parties génitales, bien qu’il y ait des raisons de penser que s’appliquera là aussi le principe du moindre effort. […] La science ne fournira-t-elle pas également un orgasme mécanique sans effort, éliminant ainsi les incertitudes de l’affection humaine et le besoin d’un contact corporel : une aide nécessaire à l’insémination artérielle ? Nous commençons seulement à voir les effets du mépris pour les processus organiques et de l’effort opiniâtre pour les remplacer à tout prix par des équivalents mécaniques.
Pour comprendre le but final du système posthistorique, examinons le meilleur spécimen existant du nouveau type humain qui le personnifie : non pas une créature de cauchemar sortie de 1984, mais un personnage bien réel et observable. Considérons un aviateur dont le métier consiste à piloter un avion supersonique. Voici le nouvel homme mécanique, avec tout son harnachement, hermétiquement isolé de l’extérieur, sa combinaison chauffée électriquement, son casque à oxygène, son siège éjectable muni d’un parachute, prêt à être catapulté dans la stratosphère. Tel qu’il est équipé pour son travail, c’est un monstrueux animal squameux, ressemblant plus à une fourmi géante qu’à un primate : certainement pas un dieu nu. Tandis qu’il sillonne les étendues désertes du ciel, la vie de ce pilote est purement fonction de la masse et du mouvement; malgré son courage d’acier, sa vie sensible se réduit à l’effort constant pour coordonner ses réactions avec l’ensemble de l’appareillage dont dépend sa survie. Perte de conscience, asphyxie, congélation, rafale de vent, tout cela le menace plus dangereusement que les tigres aux dents de sabre ou les mammouths poilus ne menaçaient ses ancêtres du paléolithique. Une existence confinée vécue dans une pure instantanéité, dépendante de la préservation, par des moyens artificiels, du très peu d’aptitudes nécessaires à contrôler la machine, voilà tout ce que son travail lui apporte.
Peut-on appeler cela une vie ? Non. C’est un coma mécaniquement assisté. Ce n’est qu’un spécimen, limité mais précis, du changement total dans le comportement humain auquel donnerait lieu la réussite de la transformation chez l’homme posthistorique. L’étape suivante consiste à couler toutes les autres activités dans le même moule. Nous fournissons déjà des rêves éveillés mécaniques et des pensées mécaniques, via la radio et la télévision, si omniprésentes que l’on ne peut guère leur échapper. Nous n’avons plus qu’à soumettre les aspects de la vie encore épargnés à une mainmise similaire.
La vie de l’homme posthistorique serait au comble de l’appauvrissement dans un voyage interplanétaire par fusée, ou dans l’édification et l’occupation par l’homme d’une station spatiale satellite. Il est significatif que l’objectif d’une telle expédition soit de mieux connaître l’univers physique, ou bien — et c’est ce qui justifie actuellement les sommes énormes consacrées à ce secteur— de disposer d’une position stratégique pour détruire par la violence un éventuel ennemi humain : des pouvoirs surhumains au service de buts infrahumains ! (Ce dont l’homme a vraiment besoin, c’est de se connaître assez lui-même pour comprendre pourquoi il accorde tant d’importance à la science de l’univers, alors même qu’il lui faudrait surtout se pencher sur sa propre immaturité et sur son déséquilibre pathologique.) Dans de telles conditions, la vie serait à nouveau réduite à l’accomplissement des fonctions physiologiques : respirer, manger, excréter ; et cet accomplissement lui- même n’aurait rien de très aisé sur un vaisseau spatial. Tel est cependant le but final de l’homme posthistorique : l’ultime objet de ce qui lui tient lieu de désir, la justification de tous ses renoncements. Son destin est de se transformer en un homoncule artificiel dans une capsule autopropulsée, voyageant à la vitesse maximale et ayant étouffé jusqu’à les éteindre ses dons naturels, mais surtout ayant éliminé toute forme spontanée de vie de l’esprit.
Le triomphe de l’homme posthistorique, on peut l’affirmer, ferait disparaître toute raison sérieuse de demeurer en vie. Seuls ceux qui ont déjà perdu l’esprit pourraient contempler sans horreur un tel vide spirituel ; seuls ceux qui ont déjà renoncé à la richesse de la vie pourraient contempler sans désespoir une telle existence sans vie. En comparaison, le culte des morts égyptien était débordant de vitalité : une momie dans sa tombe donne une meilleure idée qu’un cosmonaute d’un être humain dans sa plénitude.
Déjà, dans ses rêves de vol spatial, comme dans ses projets guerriers infrahumains, l’homme posthistorique a perdu le contact avec la réalité vivante : il s’est livré lui-même à ses pulsions de mort. Même s’il réussissait provisoirement sa mutation, cela ne ferait qu’amener la tragédie humaine à son dénouement. Car ce qui est posthistorique est aussi posthumain.
Lewis Mumford