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Le camp d’été décolonial marque une rupture avec «l’antiracisme moral»

Lien publiée le 2 septembre 2016

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

(Mediapart) Lors du camp d'été décolonial, qui s'est tenu à Reims du 25 au 28 août, les participants ont réfléchi à la façon de s'organiser et de donner corps à un nouveau courant de l'antiracisme, l'antiracisme politique, en opposition à l'antiracisme moral porté dans les années 1980 par des associations telles que SOS Racisme.

De notre envoyée spéciale à Reims. - Difficile de ne pas voir dans l’organisation du très commenté camp d’été décolonial une réponse à une absence. À un vide politique et à une lacune théorique. Comme l’a souligné l'une des organisatrices, Sihame Assbague, lors de son discours d’ouverture de ces quatre jours de conférences et d'ateliers sur le racisme : « Nous manquons d’espaces d’échanges comme celui-ci et de théorie sur nos vécus. »

En creux, l’incapacité à fédérer de l’antiracisme moral – symbolisé par SOS Racisme – est pointée du doigt. Principalement, expliquent les différents intervenants du camp d'été décolonial, à cause de sa tendance à croire que si des personnes sont animées de préjugés racistes, c’est parce qu’elles sont dans le faux. La question n’est quasiment traitée que sous l’angle affectif, jamais systémique, jugent-ils. Dans les années 1980, la marche pour l'égalité et contre le racisme, lancée à l'automne 1983, s'est soldée par un échec, et SOS Racisme a été accusé d'avoir récupéré cette lutte. Le pardon n'est jamais venu, et aujourd'hui encore la rancœur est tenace.

Fin juillet, lors de la marche blanche en hommage à Adama Traoré à Beaumont-sur-Oise, ce jeune homme noir mort quelques jours auparavant à la gendarmerie de Persan dans le Val-d’Oise, la présence de Dominique Sopo, le président de l’association, n’a pas été appréciée. À tel point qu’il lui a été poliment signifié de quitter les lieux.

L’antiracisme politique – dans lequel s'inscrivent les deux organisatrices, les militantes Sihame Assbague et Fania Noël – essaie plutôt d’expliquer que le système est fait pour reproduire les discriminations et étouffer les velléités de les dénoncer. L’un des exemples les plus éloquents étant les violences policières dont sont victimes des jeunes gens, toujours des hommes, issus de quartiers populaires et racisés. Sans parler des difficultés d’accès à l’emploi et au logement, largement documentées. Les thèmes de l’illusion républicaine et de son système de « tokens » (jeton en anglais) ont souvent été évoqués au camp d’été, pour mieux être déconstruits.

Dans les rangs des participants, plusieurs confient avoir cru en la République et l’égalité, avant de voir ces principes se fracturer sur leur expérience réelle, expliquent-ils. Le « tokénisme » est considéré comme l’un des instruments pour réduire au silence les victimes. Le principe est simple : il s’agit d’inclure une personne issue d’un groupe minoritaire dans le groupe majoritaire en laissant croire, ce faisant, que les discriminations n’existent pas et qu’il est possible, avec un peu de bonne volonté, de les dépasser, preuve en étant. C’est mettre en avant le parcours de telle ministre dont les parents sont immigrés ou de telle femme cheffe d’une grande entreprise. 

Un atelier sur la gauche et son rapport à l'antiracisme, animé par Omar Slaouti, ancien du NPA et membre du collectif Justice pour Ali Ziri, a mis en mots ces interrogations traversant l’assemblée. L’enseignant a expliqué que cette logique de « tokénisme » était jugée culpabilisante pour ceux qui restent sur le bas-côté de la route : « Cela entend montrer que tout n’est qu’une question de volonté et cela ne donne pas de légitimité aux discriminations vécues par les autres. »

La rupture avec l’antiracisme moral est actée et, à vrai dire, cela n’est même plus un sujet de débat au camp d’été décolonial. En revanche, savoir quelle réponse apporter a été au cœur des discussions. Omar Slaouti l’a formulé ainsi : « Il faut être très modeste sur les réponses, il y en a toute une diversité. » Et de citer le mouvement Mamans toutes égales, né dans la foulée des débats qui ont présidé à l’interdiction du port de signes religieux à l’école par la loi du 15 mars 2004 et qui « soutient les mamans musulmanes, victimes de discriminations à l'école au mépris de la loi de 1905 sur la laïcité ». Le collectif a par exemple accompagné des mères voilées exclues des sorties scolaires à la suite de la circulaire Chatel, signée en 2012, leur interdisant de porter des signes religieux lorsqu'elles encadrent des élèves.

Omar Slaouti insiste : « Elles n’ont pas attendu la gauche radicale pour se bouger. » Malgré tout, la question d’intégrer ou non les organisations politiques et syndicales se pose. Il décrit en préambule la difficulté d’accès à la sphère politique, y compris à l’échelle locale dans les quartiers populaires. « Il y a ceux qui collent les affiches et ceux qui sont dessus », résume-t-il. Omar Slaouti explique qu’il n’y a pas de solution parfaite et que le but de ces quatre jours est de dégager des pistes : « Certains prétendent résister de l’intérieur, alors qu’ils n’en font rien. D’autres, élus par exemple sur des listes citoyennes, peuvent avoir un levier en étant dans l’opposition au conseil municipal et refuser de voter le budget pour peser. »

Pour dépasser cela, l’autonomie reste la voie privilégiée : « C’est un préalable avant les alliances. Il faut que nous, concernés, on soit devant. » Une étudiante dans la salle tempère : « Quand est-ce qu’on va dépasser cette question des alliés et parler enfin de nous ? »

C'est ce qui a été initié par le collectif de la Marche des femmes pour la dignité (Mafed), ces femmes racisées qui ont organisé le 31 octobre 2015 la marche pour la dignité. 10 000 personnes, de tous horizons, ont défilé au départ de Barbès, quartier historique de l’immigration maghrébine à Paris, pour dénoncer le « racisme d'État », les violences policières, les discriminations « islamophobes, négrophobes et romophobes », et soutenir la cause palestinienne, des sans-papiers ou des habitants des quartiers populaires. Cette marche, dont certaines des organisatrices étaient présentes à Reims au camp d’été décolonial, a été interprétée comme initiatrice d’un mouvement, encore frémissant.

L’autre cousinage évident est celui du mouvement Black Lives Matter (lire notre enquête ici), né aux États-Unis en juillet 2013. Cet été-là, la ville de Ferguson s’embrase à la suite de l’acquittement de George Zimmerman, vigile, qui a abattu d’une balle dans la poitrine le jeune Trayvon Martin, Afro-Américain de 17 ans, alors qu’il rentrait simplement chez lui à pied en février 2012. Ce qui déclenchera une série de manifestations en Floride et dans près de 130 villes à travers le pays.

« Aujourd'hui on existe et on n'a pas besoin d'eux »

À l’époque des manifestations, un hashtag, efficace et viral, « Black lives matter » (La vie des Noirs compte), émerge sur Twitter. Le slogan agrège aujourd’hui une kyrielle de mouvements, d’associations et de simples citoyens mobilisés et déterminés à reprendre le combat pour les droits civiques, dans l’idée de débarrasser la société du racisme et de l’inégalité.

Tout le défi du mouvement, soutenu par des vedettes comme les chanteuses Beyoncé, Rihanna ou Alicia Keys, consiste à perdurer et à trouver des modes d’action pour éviter qu’il ne meure de sa belle mort comme, avant lui, Occupy Wall Street. Black Lives Matter se fonde sur le militantisme de terrain à travers des dizaines de sections locales qui ont essaimé dans tout le pays et, plus virtuel, sur les réseaux sociaux. Une plate-forme de discussion et d’échanges d’idées nommée Black Lives Matter a également vu le jour. « Un forum devant permettre de relier les Afro-Américains et nos alliés afin de combattre le racisme, de susciter le dialogue entre les Afro-Américains, de faciliter l’action sociale et l’engagement », lit-on sur le site de cette structure. Au camp d’été décolonial, un atelier sur la mobilisation via les réseaux sociaux a été organisé afin d'expliquer aux participants comment rendre visible leur lutte. 

En guise de clin d’œil, des participantes du camp d’été décolonial, afro-féministes, arborent d’ailleurs ce slogan devenu éminemment politique sur des boucles d’oreilles qu’elles ont confectionnées elles-mêmes. 

Malika, 42 ans, femme de ménage, mère isolée de quatre enfants originaire du centre de la France, n’a pas exactement le profil des activistes tels qu’on a tendance à se les imaginer. Jamais elle n’a appartenu à une association ou à un mouvement politique. Venue seule, elle a pourtant tenu à participer à la première édition de ce camp d’été. La mère de famille le précise d’emblée : elle aimerait témoigner à visage découvert. Seulement, elle craint que sa présence ne lui porte préjudice dans ses recherches d’emploi.

Malika (son prénom a donc été modifié à sa demande) ressent une « urgence à se mobiliser ». Elle est voilée depuis vingt ans et indique avoir jeté sa télévision « depuis que l’enjeu politique tourne autour des habits des femmes musulmanes. Les informations sont centrées sur nous, pour nous donner toujours la même image, celle de femmes à sauver ». Elle explique avoir été très blessée par la circulaire Chatel qui interdisait aux femmes voilées, au nom du principe de laïcité, d'accompagner leurs enfants lors des sorties scolaires.

Elle est surtout venue, dit-elle, « pour réfléchir à être une citoyenne », même si, déplore-t-elle, « on nous dénie le droit d’être français à part entière ». Malika décrit les discours stigmatisants des politiques à l’endroit des musulmans et les insultes essuyées dans son quotidien. Elle espère, à l’issue du camp d’été, « s’organiser localement pour créer une force d’opposition suffisamment forte pour dire stop à cette islamophobie ».

Pour d’autres, comme Fazia, professeure des écoles de 45 ans à Toulouse, il s’agit de se « nourrir intellectuellement, de prendre sa part comme le colibri de la fable » et de réussir dans les quartiers populaires où elle travaille à susciter un élan. Elle aussi rêve d’équité : « On veut croire en la justice. » Pour ce faire, elle aimerait se réapproprier son histoire, celle de la classe ouvrière et immigrée, pour mieux éclairer le présent. Plusieurs participants du camp d’été soulèvent cette même problématique et disent ressentir ce besoin de découverte de leur trajectoire familiale pour l'inscrire dans un mouvement plus large.

Hanane, 33 ans, documentaliste dans un lycée professionnel, venue de Saint-Ouen en Seine-Saint-Denis, a commencé par militer dans un mouvement étudiant minoritaire, le FSE. Les révoltes urbaines de 2005 consécutives à la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, dans un transformateur électrique à Clichy-sous-Bois, ont agi comme un déclencheur. Étudiante à l’époque, elle a compris que la question de la relégation sociale et spatiale des immigrés et de leurs enfants n’était pas suffisamment traitée et encore moins par l’antiracisme moral, qu’elle qualifie « d’antiracisme de paillettes qui dit que le racisme c’est mal et qu’on est tous frères. Ceux qui le portent ne se remettent jamais en question. Aujourd’hui, on existe et on n’a pas besoin d’eux ».

Foun, 26 ans, manager dans un institut enseignant l’arabe, venue d’Épinay-sur-Seine (Seine-Saint-Denis), a eu un autre catalyseur. Elle a découvert son altérité lorsque, étudiante à Paris, elle a été confrontée à un milieu totalement différent du sien, elle qui a grandi dans un quartier populaire d’Aubervilliers, sans mélange ethnique et social. La jeune femme apprécie de se retrouver durant quatre jours dans un espace « de réappropriation de la lutte nécessaire contre le racisme ». Ici, rapporte-t-elle, « personne ne dira : “Ils ont accès à l’éducation, de quoi ils se plaignent ? On les a accueillis” ». Au camp d’été décolonial, elle a appris par exemple que les femmes noires étaient constamment « animalisées » « Qu’on nous qualifie de tigresse ou de lionne, j’ai toujours cru que c’était positif. En fait, par ces simples mots, on nous renvoie à un état animal. En fait, ce camp m’a rendu fière d’être noire. »

De son côté, Samy, 33 ans, community manager à Paris, avoue être resté longtemps imperméable à la question des discriminations et du racisme, avant de lire des ouvrages de sociologie sur la question, sauf « Sayad, difficile d’accès », qui ont ouvert son horizon politique. Il n’est pas toujours compris, et ce même au sein de sa famille qui ne partage pas l’intégralité de son constat. Les mouvements de gauche ne le satisfont pas en raison de leur paternalisme inconscient. Il enchaîne : « Ils sont de gauche, donc ils s’imaginent progressistes et absolument pas racistes, alors qu’ils ont parfois des réflexions qui le sont. »

Il retient de la « formation à la politique » prodiguée par ce camp d'été la nécessité de « résister à un niveau individuel ». Pour lui, cela peut passer par agir et protester s’il était témoin d’un contrôle policier abusif, quitte « à arriver en retard au travail ou à finir en garde à vue ». Le jeune homme a aussi pris conscience qu’il « n’était pas tout seul », ce qui le ravit. 

Prolonger

Boite Noire

Comme la présence de notre journaliste au « camp d’été décolonial » a fait l’objet de débats (notre précédent article est ici), y compris à l’intérieur de notre rédaction, voici quelques éléments pour expliquer notre démarche.

Depuis plusieurs mois, la tenue de cette réunion non mixte est au centre de polémiques. Il nous a semblé évident d’aller voir de près ce qu’il s’y disait au-delà des fantasmes. Entrer et voir pour comprendre ce qu’attendent les participants, leur profil, leurs discussions internes : l’intérêt informatif d’y faire un reportage était manifeste.

Les organisatrices n’ont ouvert cet événement qu’aux personnes « racisé-e-s », c’est-à-dire, selon la définition retenue dans le monde universitaire, qu’aux « personnes subissant à titre personnel le racisme d’État en contexte français ». Elles ont aussi souhaité le fermer à la presse, ce qui est leur droit le plus strict – ne pèse sur ce type de rassemblement de personnes privées se réunissant autour d’un objectif particulier aucune des obligations s’imposant notamment aux structures dont le fonctionnement dépend de fonds publics ou présentant des candidats à une élection. Les organisatrices ont néanmoins prévu des dérogations pour deux journalistes, dont celle de Mediapart.

Une condition, indiquée a posteriori à notre consœure, a choqué : celle d’être une journaliste « racisée ». Il aurait été évidemment plus simple pour nous qu’aucun critère ne soit énoncé, ou alors qu’une exclusivité nous soit accordée selon une pratique courante dans la presse. Mais ce critère ayant été évoqué, nous ne pouvions pas le passer sous silence. Nous avons pesé le pour et le contre ; fallait-il le refuser a priori et rester à la porte de cette rencontre qui s’inscrit dans un moment inédit de la lutte antiraciste en France ? Ou fallait-il faire confiance à nos compétences journalistiques pour mettre à distance et analyser l’événement avec les outils qui sont les nôtres du questionnement, de la vérification d’informations, de la contextualisation, de la mise en perspective ?

L’imposition d’une telle condition n’allait pas de soi, nous le répétons. Mais elle nous a paru audible, précisément et exclusivement, parce qu’elle se rapportait à un événement dont la raison d’être était d’éprouver la non-mixité. Le fait qu’à Mediapart nous considérons que les journalistes ne sont ni au-dessus ni à côté d’un monde qu’ils auraient à observer a sans doute participé à infléchir notre décision dans un sens plutôt qu’un autre. Sans forcément adhérer à la logique à l’œuvre, nous étions aptes à la comprendre.

Est-ce à dire que nous pensons que les questions de racisme ne doivent être traitées que par des personnes « racisées » ? Cela va sans dire : non. Mais nous estimons que, dans ce cas de figure singulier, l’exigence posée était recevable. Ce faisant, nous espérons avoir contribué à éclairer le débat sur les questions de fond posées par l’organisation de cet événement.

La direction éditoriale de Mediapart