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Louis Chauvel décrit une société française «condamnée»
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
(Mediapart) Il n’est pas si fréquent d’ouvrir un livre de sciences sociales, bardé de tableaux statistiques et de corrélations démographiques, tout en ayant le sentiment de lire des Mémoires d’outre-tombe. C’est pourtant l’effet que produit le nouvel ouvrage de Louis Chauvel, qui diagnostique un effondrement silencieux, mais néanmoins violent et rapide, de la société française.
L’ouvrage phare du biologiste et essayiste Jared Diamond, Effondrement, était sous-titré Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie (éditions Gallimard). À lire le dernier livre de Louis Chauvel, La Spirale du déclassement. Essai sur la société des illusions (éditions du Seuil), la société française est en train de choisir de disparaître. Le sociologue, professeur à l’université du Luxembourg, fait d’ailleurs référence aux penseurs de l’effondrement écologique en jugeant qu’il « convient de généraliser ces idées à l’environnement social ».
Pour lui, « un cercle vicieux, une spirale négative, se développe, en France comme dans de nombreuses sociétés postindustrielles », marqué notamment par une croissance en berne, des inégalités de plus en plus vertigineuses et la dépendance, voire la soumission, des jeunes générations aux priorités des seniors. Une situation d'effondrement à venir qui n'est pas sans rappeler le sort de Rome, ou de l'Argentine des années 1930. Alors que ce pays se trouvait alors au sommet de la puissance économique, il s’est retrouvé rétrogradé au milieu du classement mondial après un siècle de complète stagnation et une spirale de déclassements cumulés, comparable à ce que vit aujourd’hui la France.
Pour Louis Chauvel, tel un paquebot à la coque corrodée incapable de changer de cap, la société française a entamé un lent et douloureux naufrage. Si son constat est sans doute moins « neuf » qu’il le prétend – il prolonge ses propres recherches sur Les Classes moyennes à la dérive (2006) etLe Destin des générations (1998), ainsi que de nombreux autres travaux d'économie et de sociologie, ceux de Thomas Piketty en premier lieu –, il est implacable.
Le sociologue met l'accent sur cinq « éléments corrosifs » sapant les fondements de la société issue des Trente Glorieuses : « l’accroissement vertigineux des inégalités à travers le phénomène de repatrimonalisation des richesses » ; le « processus de désagrégation du noyau central de la société » ; la « fracture générationnelle et les désillusions qu’elle accompagne » ; le « processus de déclassement systématique dans la dynamique des inégalités globales » avec le « recul des anciennes puissances industrielles » et, enfin, le déclin de la « correspondance entre les faits objectifs et leurs représentations sociales », résultat d’une « lenteur à prendre en compte les nouveaux états du monde » et de « la péremption d’une large majorité du personnel politique et intellectuel qui vit encore dans un monde que les autres ont vu disparaître depuis trente ans ».
Contre ceux qui affirment que nous vivrions dans une société fluide, avec ses gagnants et ses perdants, le sociologue juge que nous sommes entrés dans une ère d'« inégalité sidérale » dans laquelle le phénomène de « repatrimonalisation » des richesses ne signifie pas seulement « un handicap croissant pour ceux qui n’ont que leur salaire », mais aussi « le rétablissement de modèles dynastiques de familles, où la gestion du patrimoine hérité est une dimension structurante de la relation intergénérationnelle ». Le creusement des inégalités conduit ainsi « une partie des classes moyennes et des générations nouvelles à suivre les classes populaires sur la pente de l’appauvrissement, entraînant une spirale générale de déclassement ».
Cette spirale devenant vortex est particulièrement sensible pour deux catégories de population : les classes moyennes et les jeunes générations. Alors que le vote de ces deux segments souffrants de la société française constituera un des enjeux principaux de la campagne présidentielle, Louis Chauvel commence par ferrailler contre tous ceux reprenant l’idée que les classes moyennes n’iraient pas si mal et auraient toujours exprimé « une angoisse du déclassement, qui serait constitutive de leur identité sinon de leur psychologie collective ». Il épingle en particulier les économistes Dominique Goux et Éric Maurin, auteurs des Nouvelles Classes moyennes (ouvrage également publié au Seuil), qui contestaient, dans ce livre, la thèse initiale de Chauvel sur la « dérive » de ces dernières.
Le sociologue juge, au contraire, que celles-ci ont, depuis son diagnostic initial, rompu définitivement les amarres avec la partie supérieure de la société française. « L’image du sucre au fond de la tasse de café fournit une bonne métaphore du phénomène : la partie supérieure de la société semble toujours intacte, mais l’érosion continue de la partie immergée la promet à la déliquescence. » La déstabilisation de ces classes moyennes est particulièrement préoccupante pour au moins deux raisons. D'un côté, même si leur sort demeure aujourd'hui moins dégradé que celui des classes populaires, « la déstabilisation du centre de gravité de la société a des effets d’entraînement plus généraux ». De l'autre, elles ne peuvent plus représenter « une dynamique centripète où même les groupes antagonistes – prolétariat et grande bourgeoisie – pouvaient trouver des raisons de participer à la construction d’un édifice potentiellement ouvert à tous, notamment par mobilité intergénérationnelle ».
Cette dernière se trouve également en piteux état, que ce soit sur le « niveau de vie, le rendement du diplôme, la mobilité sociale, les transformations de la consommation, la représentation politique ». Complétant le diagnostic de fracture générationnelle de la société française qu’il avait établi dans Le Destin des générations, Louis Chauvel insiste en particulier sur le « déclassement résidentiel » qui prive les jeunes générations d'accès aux territoires dynamiques en termes d'emploi, et sur l’impasse d’une « multiplication indéfinie des diplômes sans planification au long terme et sans réflexion sur l’employabilité des diplômés ».
Dans cette situation où une partie « de nos contemporains pillent des ressources sociales qui ne se renouvelleront pas, et sapent ainsi l’avenir collectif des générations futures », nous serions en train de vivre une « aliénation politique des nouvelles générations », durablement absentes du jeu politique institutionnel, comme l’atteste par exemple le vieillissement en chiffres, à la fois bruts et proportionnels, de l’Assemblée nationale, puisque, en 1981, le rapport des moins de 45 ans aux plus de 60 était de deux pour un, alors que, pour la législature en cours, le rapport est de un pour deux. Aujourd’hui, juge Louis Chauvel, « les générations futures ne votent pas alors que nous jouons leur avenir ».
« Mur du déni »
Comment expliquer l’absence de réaction face à une telle situation de verticalisation du pouvoir socioéconomique ressemblant de plus en plus à une falaise infranchissable ? « Entre la situation objectivement vécue et le monde subjectif des inégalités, la relation n’est pas obligatoirement stable, ni cohérente, tant s’en faut », rappelle Louis Chauvel, en estimant que « devant ces nouvelles réalités, la conscience sociale est soit obsolète – le vieux marxisme résurgent – soit inexistante – la croyance selon laquelle nous sommes toujours et pour toujours dans une société égalitaire de classes moyennes salariées. »
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Force est de constater une baisse constante de la conflictualité sociale, puisque, dans les années 1970, 2 millions de journées de travail ont été consacrées à la grève, contre seulement 75 000 au début des années 2010. Alors que certains voudraient y voir un effet de la disparition de la question sociale en raison d’un enrichissement généralisé, et que d'autres l’expliquent au contraire par une peur du lendemain en période de chômage de masse, empêchant toute mobilisation collective, le sociologue y voit d'abord une forme d'institutionnalisation des syndicats et un manque de transmission de la mémoire des luttes et du savoir-faire organisationnel d'une génération à l'autre.
Mais l’absence de grandes mobilisations serait surtout due à la difficulté de « réorganiser une “conscience de classes” susceptible de donner aux groupes sociaux une âme, une animation et une volonté d’action politique ». Reprenant la distinction marxiste entre classes « en soi » (conditions objectives de vie et de domination structurant un espace social) et « pour soi » (conditions subjectives fondées sur un sentiment d'appartenance à un groupe et d'antagonisme vis-à-vis d'autres groupes), Louis Chauvel précise l’importance de la « structuration identitaire » des groupes sociaux.
Elle serait constituée, selon lui, de trois modalités : l'« identité temporelle », qui désigne la permanence de la catégorie et son imperméabilité aux transformations générationnelles, matrimoniales, voire géographiques ; l'« identité culturelle », tissée par le « partage de références symboliques spécifiques, de modes de vie et de façons de faire permettant une inter-connaissance » ; et enfin, l'« identité collective », à savoir une « capacité d'agir collectivement, de façon conflictuelle avec les autres catégories sociales, dans la sphère politique, afin de faire reconnaître l’unité de la classe et de ses intérêts ».
Même si « l’absence de grande construction collective n’empêche pas le développement d’émeutes et de jacqueries des temps présents », la discordance entre les inégalités objectives et les prises en compte subjectives des dominations sociales paraît aujourd'hui trop forte pour bâtir une structuration et une mobilisation susceptibles d'enrayer les mouvements de fond en train de submerger la société française.
À cette difficulté s'ajoute le fait que nous sommes au pied de ce que Louis Chauvel désigne par le « mur du déni ». La situation serait tellement grave qu’on préférerait ne pas la voir, dans le cadre d’un « processus d’illusion qui s’enclenche lorsque la réalité devient déplaisante et inacceptable ». Ce mur du déni paraît d'autant plus abrupt et infranchissable que le creusement des inégalités a abouti à une surprotection des classes aisées et privilégiées, de ce fait incapables de comprendre le processus de déréliction à l'œuvre parmi les classes populaires, les classes moyennes et les jeunes générations. Et d'agir en conséquence. « Ceux dont l’action aurait pu être décisive sont à ce point protégés qu’ils ne verront le collapsus final qu’au dernier moment, restant sourds aux témoignages de la famine et des pillages subis par les petites gens », écrit le sociologue, en rappelant que « les familles aristocratiques romaines ont vécu dans le confort de leur villa du Latium jusqu’au moment final du pillage, qu’elles n’ont pas voulu voir venir ».
Est-il alors encore temps de lutter contre ce processus qui « condamne à terme l’idéal de société qui fut le nôtre, celui d’une “civilisation de classe moyenne” confiante dans sa capacité de transmettre aux générations suivantes un monde en progrès » ? À lire Louis Chauvel, il semble être presque trop tard, même s’il conserve le conditionnel pour ses phrases les plus pessimistes. Les acquis sociaux devraient, selon lui, continuer de se défaire avec, à terme, « l’effondrement de pans entiers de ce que l’on a cru solide comme le roc ».
Le livre de Louis Chauvel ne dépasse guère le constat froid et désespérant. Même s'il appelle à activer, dans le champ de la société et pour les générations futures, le « principe responsabilité » défini par le philosophe Hans Jonas en matière d'écologie, il ne s'intéresse guère aux manières dont il serait éventuellement possible de réorienter le cap au pire pris par la société française. Sa seule suggestion serait de renouer avec un rituel disparu de l’Italie antique, le « ver sacrum ». Par ce « printemps sacré », une société décidait de faire face à une calamité envoyée par les dieux ou le sort en confiant à la jeunesse une partie du troupeau et des richesses, avant de la laisser prendre sa propre route « devant la nécessité de tout reconstruire, et de réinventer les fondements mêmes de son existence collective ».
Un détour par une pratique antique face à une situation contemporaine inextricable qui n'est pas sans rappeler la proposition faite par l'anthropologue David Graeber, dans son ouvrage intitulé Dette, 5 000 ans d'histoire (Éditions Les Liens qui libèrent), de s'inspirer aujourd'hui de l'« effacement des tablettes » pratiqué en Mésopotamie pour éviter une rupture sociale trop violente, lorsque les hommes souffraient trop violemment d’avoir mis en gage leurs troupeaux, leurs champs, voire leurs enfants…