[RSS] Twitter Youtube Page Facebook de la TC Articles traduits en castillan Articles traduits en anglais Articles traduits en allemand Articles traduits en portugais

Newsletter

Ailleurs sur le Web [RSS]

Lire plus...

Twitter

Le philosophe Alain Badiou explore la vie secrète des jeunes

Badiou

Lien publiée le 12 septembre 2016

Tweeter Facebook

Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.lesinrocks.com/2016/08/27/idees/philosophe-alain-badiou-explore-vie-secrete-jeunes-11860796/#.V8FQ95er-KI.twitter

Dans “La vraie vie”, le philosophe Alain Badiou s’adresse à la jeunesse pour mieux l’orienter dans le présent incertain et l’inviter à se transformer elle-même, pour changer la vie.

A quels horizons la jeunesse est-elle promise ? Ajustées à cette question éternelle, les réflexions actuelles témoignent, par leur foisonnement même, de l’inquiétude des temps présents. Le nouveau film de Bertrand Bonello Nocturama en est un indice frappant parmi d’autres.

Réflexion sur la jeunesse actuelle

Si la jeunesse a souvent formé un “problème”, comme si on ne savait pas quoi faire d’elle, elle semble plus soumise que jamais à un principe de désorientation. Perdue dans un monde où tout repère semble aboli dans la complexité de ses circuits, la jeunesse aurait-elle besoin de guides qui lui indiqueraient les chemins lui permettant de se construire souverainement autant que d’imaginer paisiblement son avenir ? Le philosophe Alain Badiou, obsédé par la quête d’une orientation perdue, le pense précisément, au point de se livrer à une réflexion sur la jeunesse actuelle, sous forme d’interpellation, La vraie vie. A la difficulté pour la jeunesse de se situer dans le nouveau monde, qui reste pour lui l’indice premier de la “vraie crise”, Badiou se raccroche à la philosophie grecque pour repenser le présent occidental.

Drapé dans les habits du vieux sage platonicien, l’auteur part du constat que la société vante autant la jeunesse qu’elle en a peur. Dans cette contradiction, se joue l’ambivalence de la jeunesse elle-même. A la lumière de Socrate, Badiou estime qu’en tant que philosophe, sa tâche est de “corrompre la jeunesse”, c’est-à-dire de lui révéler les visages de la vraie vie, qui reste “l’unique question du philosophe”.

La “vraie vie”, rappelle l’auteur, est une expression de Rimbaud, qui dans un moment de désespoir écrivait de façon déchirante : “la vraie vie est absente”. A l’opposé de cette vraie vie, Badiou croit percevoir dans le monde contemporain les traces persistantes d’une “fausse vie”, d’une “vie dévastée”, qui est “la vie pensée et pratiquée comme la lutte féroce pour le pouvoir, pour l’argent” : une vie “réduite, par tous les moyens, à la pure et simple satisfaction des pulsions immédiates”. Déjà chez Platon, on retrouve cette idée centrale réaffirmée par Badiou : “lorsque la vie est soumise à l’immédiat temporel, elle se disloque elle-même, elle s’éparpille, elle ne se reconnaît plus, elle n’est plus liée à un sens solide”.

Les deux ennemis de la jeunesse

La jeunesse aurait ainsi “deux ennemis intérieurs” : la passion pour la vie immédiate, pour le jeu, le plaisir, l’instant pur. Le problème étant que lorsque ces plaisirs sont poussés à leur comble, la vie de devient plus qu’une vie “suspendue à l’immédiat du temps, une vie où l’avenir est invisible ou en tout cas totalement obscur” : une forme de conception de l’existence “sans aucun sens unifié”, définition possible du nihilisme. La deuxième menace intérieure pour un jeune est en apparence le contraire : la passion pour la réussite, l’idée de devenir quelqu’un de riche, de puissant. Il s’agit ici non pas de se consumer dans la vie immédiate mais de trouver une bonne place dans l’ordre social existant : “la vie devient alors la somme des ruses pour être bien installé”.

Entre le régime de la satisfaction immédiate et le régime du projet bien construit, entre le “no future” et la réussite, entre “le désir d’une vie qui se consume dans sa propre intensité et le désir d’une vie qu’on bâtit pierre à pierre”, Badiou croit reconnaître les deux horizons proposés aujourd’hui à la jeunesse.” Au fond, quand on est jeune, on est souvent en proie à ces deux possibles orientations de l’existence : la passion de brûler sa vie, la passion de la construire”.

Or, la vraie vie se propose d’échapper à ce qu’il considère comme un dilemme existentiel et stérile : brûler ou construire. C’est d’ailleurs parce qu’il y a ces deux passions, estime l’auteur, “qu’il y a des jugements si contraires sur la jeunesse, depuis longtemps, pas seulement aujourd’hui”. Ce à quoi la jeunesse est appelée pour se sauver elle-même autant que sauver le monde, c’est de “travailler à l’invention d’une symbolisation égalitaire”. Seul cet horizon de l’égalité peut lui permettre de contourner la vacuité d’une existence, qui se brûle elle-même de trop brûler ou de trop construire. Cela lui fait une belle jambe, à la jeunesse ! Elle n’a qu’à se débrouiller avec le peu des ressources qu’elle a pour réaliser ce programme énigmatique.

“Que soit ouvert le chemin de la vraie vie”

Travailler à l’invention d’une symbolisation égalitaire : le projet risque de laisser un peu sceptiques beaucoup de jeunes, y compris les plus militants d’entre eux. Mais Alain Badiou ne cherche pas ici à entrer dans le concret d’un programme politique ; il s’en tient à des principes et des généralités philosophiques, à partir desquels des voies possibles se dessineront, ou pas. “Il faut découvrir ce dont on est capable quant à une vraie vie créatrice et intense, il faut remonter vers sa propre capacité”, écrit-il, du haut de sa sagesse agitée. La seule proposition qu’il exprime dans le livre prouve d’ailleurs qu’il a quelques idées en matière d’agit-prop : une alliance des jeunes et des vieux, dirigée contre les adultes ! Une alliance improbable mais intéressante “des jeunes désorientés et des vieux baroudeurs de l’existence”, qui, ensemble, imposeront “que soit ouvert le chemin de la vraie vie”.

Plus encore qu’à des généralités, Badiou s’attache à des abstractions, qui fondées sur des observations pratiques, prennent l’allure de modèles mathématiques, l’une de ses autres passions, à côté de ses spéculations métaphysiques. La jeunesse à laquelle s’adresse le philosophe averti n’est finalement qu’un mot, dégagé de toute tentative de définition de ce qui la constitue, et surtout de ce qui, en son cœur même, empêche de la voir comme un tout homogène. A rebours de tout travail empirique, celui que mènent les sciences sociales pour cadrer précisément les enjeux du débat lorsqu’on parle de la jeunesse et de ses formes disséminées, le philosophe préfère continuer d’habiter la caverne de Platon et de n’en sortir que pour prévenir des dangers de “l’apologie illimitée du capitalisme”, mais aussi des dangers du “devenir contemporain” des garçons, voués à une “stagnation puérile”, et des filles, soumises à la “construction immanente d’une féminité prématurée”.

Alain Badiou montre le chemin

Il est évidemment possible de rester à l’extérieur de ces réflexions, parfois nébuleuses, parfois excessives, parfois visionnaires. Pourtant, les jeunes, à défaut de la jeunesse, pourront trouver aussi dans ce texte simple et accessible matière à réflexion sur eux-mêmes, mais surtout sur l’injonction qui leur est faite d’imaginer un monde renversant les valeurs dominantes. Entre tous ces défauts et excès produits par le monde contemporain, Alain Badiou esquisse aussi clairement (dans l’écriture) que mystérieusement (dans le projet) un chemin dont seuls ceux qui savent puiser des ressources politiques dans les constructions abstraites seront faire usage.

Si elle a déjà vraiment existé, la vraie vie demeure cet horizon vers lequel nous sommes tous attirés, sans que personne ne puisse, parmi nous, revendiquer le visage de ce “vrai”. Si la jeunesse badiousienne tente de réactiver la puissance subversive de la pensée socratique, si la recherche du vrai et de la symbolisation égalitaire forme sa prochaine conquête, on peut s’attendre en tout cas au déclenchement d’une vraie révolution. Badiou en aura allumé la mèche.

Jean-Marie Durand

Alain Badiou, La vraie vie (Fayard, 116 p, 14 euros)