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"La vie intellectuelle en France reste abondante"

Lien publiée le 16 septembre 2016

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.la-croix.com/Culture/Livres-et-idees/La-vie-intellectuelle-en-France-reste-abondante-2016-09-15-1200789299

Laurent Jeanpierre et Christophe Charle publient une colossale histoire de « La vie intellectuelle en France » de 1789 à nos jours (1).

Dans un entretien à La Croix, les deux historiens soulignent les changements de perspectives générés par le travail collectif qu’ils ont dirigé.

Ils montrent combien cette étude, puissant antidote au pessimisme ambiant, est un outil de compréhension de notre temps.

Christophe Charle et Laurent Jeanpierre,

Christophe Charle et Laurent Jeanpierre, / E. MARCHADOUR

La Croix : Comment expliquez-vous qu’une telle entreprise n’ait pas été menée auparavant ?

Laurent Jeanpierre et Christophe Charle : Il existait de nombreuses histoires intellectuelles mais elles reproduisaient les découpages du monde de la recherche. La tendance actuelle dans toutes les disciplines (c’est une loi ancienne mais qui s’est accentuée avec l’augmentation du nombre des universitaires depuis les années 1980) est à la spécialisation en sous-ensembles qui communiquent de moins en moins entre eux.

Grâce à une équipe de jeunes chercheurs, nous avons voulu aller à l’encontre de cette fragmentation, en proposant une histoire synthétique, au croisement de plusieurs disciplines : sociologie, histoire, science politique, histoire des différentes disciplines et cultures.

Pourquoi avoir choisi cette structure, qui permet deux lectures, l’une par périodes, l’autre par thèmes (Espaces publics/Savoirs et idées politiques/Esthétiques/Échanges) ?

LJ et CC : Nous voulions nous intéresser aux cadres sociaux de la production de la vie intellectuelle, contrairement aux histoires idéalistes, où l’on travaille l’exercice de la pensée comme s’il était le même de tout temps. Les formes de l’enseignement, le droit, les évolutions des institutions de recherche, de la presse, pèsent sur la manière de penser.

Pour chaque période, nous insistons sur les transformations qui s’opèrent, parfois peu visibles, comme en matière démographique. L’extension du nombre des participants à la vie intellectuelle comme sa féminisation, tardive, lente et inachevée, nous paraissent, de ce point de vue, fondamentales.

Vous ne reprenez pas toujours les découpages historiques habituels…

LJ et CC : Notre projet était d’embrasser plus de deux siècles, ce qui imposait de montrer les continuités et les discontinuités. En même temps, notre vision large de la vie intellectuelle empêchait de reprendre systématiquement les grandes coupures politiques des changements de régime ou des grandes guerres.

Nous avons retenu seulement celles qui représentaient un traumatisme d’ensemble, remettant en cause les certitudes intellectuelles et culturelles ou la position de la France dans le monde (guerre de 1914, fin de la guerre d’Algérie). La plupart du temps, nous avons choisi des « dates » (lendemains de la Révolution, 1860, après 1962) qui laissent une marge de flou pour saisir des changements plus progressifs – mais non moins décisifs – et en partie indépendants de la vie politique.

Pourquoi avoir commencé par les espaces publics et non par les idées politiques ?

LJ et CC : Ouvrir sur les espaces publics renvoie à plusieurs particularités françaises : tout d’abord, le lien entre la plupart des domaines de la vie intellectuelle et des enjeux politiques (le débat sur la littérature par exemple permet de faire de la politique quand la liberté de la presse est fortement réduite) ; ensuite la tradition française de l’intellectuel public et de sa mobilisation hors de son domaine de compétence stricte ; enfin, le facteur sociologique et morphologique qui veut que la variation des conditions d’expression publique change à l’évidence les publics des idées, les acteurs susceptibles d’intervenir, les modalités de diffusion de la pensée et de sa formulation.

Nous sommes très sensibles aujourd’hui au changement du paysage « médiatique » mais il faut prendre conscience que presque chaque génération a vécu des phénomènes analogues, même s’ils se sont mis en place beaucoup plus lentement qu’aujourd’hui. Il est donc indispensable de retracer en préalable ce facteur général pour comprendre la modification des termes des débats et des modalités d’influence.

Parmi les grands enseignements de cette étude, lesquels mettriez-vous en avant ?

LJ et CC : Il y a évidemment des évidences massives : la centralisation, le poids de certaines institutions publiques (les académies, les « écoles », le Collège de France, la Sorbonne, aujourd’hui les grands organismes de recherche), la politisation de nombreux enjeux intellectuels, le déséquilibre entre Paris et le reste de la France quant à la contribution aux idées nouvelles, le prestige de la vie intellectuelle française à l’étranger au moins jusqu’aux années 1970-1980…

Mais le plus intéressant est évidemment le moins connu, qui apparaît surtout dans les « éclairages » et les « encadrés » qui accompagnent les chapitres principaux : la multiplicité des mouvements dissidents et alternatifs par rapport à ce qu’on croit être le pôle dominant et académique, leur capacité sur le long terme à renouveler les débats, qu’on songe à la critique de la technique, au souci de l’environnement, à l’émancipation des femmes, au franchissement des règles entre les genres académiques…

Sous-estimés dans les histoires classiques, ils apparaissent comme des phénomènes de longue durée (la critique de la technique commence dès les débuts de la révolution industrielle, le féminisme comme mouvement social émerge dès le début des années 1830, la question environnementale aussi).

Comment résumer le changement de perspective que vous opérez ?

LJ et CC : Le principal est de ne pas découper les domaines intellectuels et regarder les interactions entre politique, littérature, arts, sciences, etc. en fonction de notre vision d’aujourd’hui. Au XIXe siècle, la littérature se voulait autant un mode de connaissance de la réalité (une quasi-sociologie pourrait-on dire, voire une quasi-histoire chez Balzac ou chez Zola et bien d’autres) qu’un exercice esthétique de « défense et illustration » de la langue française.

Avec l’émergence des sciences humaines et sociales, avec la concurrence entre les sous-ensembles qui les constituent, les frontières avec la littérature, la politique, les sciences de la nature sont remises en cause.

Ces processus sont lents, toujours contestés, au cours du XIXe comme du XXe siècle, et même encore aujourd’hui, comme en témoignent les querelles sur les programmes scolaires, les matières « importantes » et les autres, les controverses entre économistes sur ce qu’est l’économie politique, la défense de la culture humaniste et classique face aux innovations comme si la civilisation jouait son avenir. Même si nous avons l’impression qu’ils sont récents, ces débats remontent à loin.

Quels usages peut-on faire d’une telle somme aujourd’hui ?

LJ et CC : Notre livre peut servir à amorcer de nouvelles explorations, en particulier sur la période très contemporaine et le sens réel des « événements » de mai juin 1968, mais aussi sur la fonction des universités au fil des époques, le rôle des « avant-gardes », les rapports de force entre les diverses catégories d’intellectuels…

À partir de nos éclairages, on peut relancer de nombreuses interrogations pour comprendre notre époque mais aussi mieux mesurer ce dont nous avons hérité. On ne peut juger la vie intellectuelle contemporaine avec les lunettes qui servent à regarder les années du romantisme ou les débuts de la troisième République.

L’enjeu plus critique a deux cibles principales. Tout d’abord, l’anti-intellectualisme ambiant. Le monde intellectuel n’est pas seulement un objet de moquerie, il est fréquemment stigmatisé comme le monde de ceux qui n’agissent pas, qui sont inutiles, y compris par la société politique. Ensuite, la rhétorique du déclin, actuellement dominante, par laquelle cet anti-intellectualisme se justifie parfois : certes la France a été un pays de grands intellectuels, mais ce n’est plus le cas.

En restituant la richesse du passé, on saisit plutôt que notre âge n’est pas est celui de la rareté mais de l’abondance, qui pose certes des problèmes d’attention ou de sélection. Au vu des tendances lourdes que nous analysons, nous sommes catégoriques : la posture d’intellectuel universel de Sartre n’est plus hégémonique.

Recueilli par Béatrice Bouniol

(1) La vie intellectuelle en France, sous la direction de Christophe Charle et Laurent Jeanpierre, Seuil, 2 tomes, 672 et 900 p., 38 € chacun.