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PIALAT | BANLIEUE 1960
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
COURT METRAGE DE MAURICE PIALAT par mijosorbier
« La grande banlieue est la terre élue du p’tit pavillon. C’est la folie des p’titesses : ma p’tite maison, mon p’tit jardin, un bon p’tit boulot, une bonne p’tite vie bien tranquille »
L’amour existe,
Documentaire de Maurice Pialat
1960
Durée : 20 minutes.
Lien DailyMotion
Textes du documentaire, en intégralité.
« Longtemps j’ai habité la banlieue. Mon premier souvenir est un souvenir de banlieue. Aux confins de ma mémoire, un train de banlieue passe, comme dans un film. La mémoire et les films se remplissent d’objets qu’on ne pourra plus jamais appréhender.
Longuement j’ai habité ce quartier de Courbevoie. Les bombes démolirent les vieilles maisons, mais l’église épargnée fut ainsi dégagée. Je troque une victime contre ces pierres consacrées ; c’était un camarade d’école ; nous chantions dans la classe proche : « Mourir pour la patrie », « Un jour de gloire vaut cent ans de vie ».
Les cartes de géographie Vidal de Lablache éveillaient le désir des voyages lointains, mais entretenaient surtout leur illusion au sein même de nos paysages pauvres.
Un regard encore pur peut lire sans amertume ici où le mâchefer la poussière et la rouille sont comme un affleurement des couches géologiques profondes.
Palais, Palace, Eden, Magic, Lux, Kursaal… La plus belle nuit de la semaine naissait le jeudi après-midi. Entassés au premier rang, les meilleures places, les garçons et les filles acquittent pour quelques sous un règne de deux heures.
Parce que les donjons des Grands Moulins de Pantin sont un « Burg » dessiné par Hugo, le verre commun entassé au bord du canal de l’Ourcq scintille mieux que les pierreries.
A quinze ans, ce n’est rien de dépasser à vélo un trotteur à l’entraînement. Le vent d’hiver coupait le polygone du Bois de Vincennes ; moins sévère que le vent de l’hiver à venir qui verrait les Panzers répéter sur le terrain.
Promenades, premiers flirts au bord de la Marne, ombres sombres et bals muets, pas de danse pour les filles, les guinguettes fermeraient leurs volets. Les baignades de la Marne, Eldorado d’hier, vieillies, muettes et rares dorment devant la boue.
Soudain les rues sont lentes et silencieuses. Où seront les guinguettes, les fritures de Suresnes ? Paris ne s’accordera plus aux airs d’accordéon.
La banlieue entière s’est figée dans le décor préféré du film français. A Montreuil, le studio de Méliès est démoli. Ainsi merveilles et plaisirs s’en vont, sans bruit
« La banlieue triste qui s’ennuie, défile grise sous la pluie » chantait Piaf. La banlieue triste qui s’ennuie, défile grise sous la pluie. L’ennui est le principal agent d’érosion des paysages pauvres.
Les châteaux de l’enfance s’éloignent, des adultes reviennent dans la cour de leur école, comme à la récréation, puis des trains les emportent.
La banlieue grandit pour se morceler en petits terrains. La grande banlieue est la terre élue du P’tit pavillon. C’est la folie des p’titesses. Ma p’tite maison, mon p’tit jardin, mon p’tit boulot, une bonne p’tite vie bien tranquille.
Vie passée à attendre la paye. Vie pesée en heures de travail. Vie riche en heures supplémentaires. Vie pensée en termes d’assistance, de sécurité, de retraite, d’assurance. Vivants qui achètent tout au prix de détail et qui se vendent, eux, au prix de gros.
On vit dans la cuisine, c’est la plus petite pièce. En dehors des festivités, la salle à manger n’ouvre ses portes qu’aux heures du ménage. C’est la plus grande pièce : on y garde précieusement les choses précieuses.
Vies dont le futur a déjà un passé et le présent un éternel goût d’attente.
Le pavillon de banlieue peut être une expression mineure du manque d’hospitalité et de générosité du Français. Menacé il disparaîtra.
Pour être sourde la lutte n’en est pas pour autant silencieuse. Les téméraires construisent jusqu’aux avants-postes.
L’agglomération parisienne est la plus pauvre du mon-de en espaces verts. Cependant la destruction systémati-que des parcs an-ciens n’est pas achevée. Massacre au gré des spéculations qui sert la mode de la ré-sidence de faux luxe, cautionnée par des arbres centenaires.
Voici venu le temps des casernes civiles. Univers concentrationnaire payable à tempérament. Urbanisme pensé en termes de voirie. Matériaux pauvres dégradés avant la fin des travaux.
Le paysage étant généralement ingrat. On va jusqu’à supprimer les fenêtres puisqu’il n’y a rien à voir.
Les entrepreneurs entretiennent la nostalgie des travaux effectués pour le compte de l’organisation Todt.
Parachèvement de la ségrégation des classes. Introduc-tion de la ségrégation des âges : parents de même âge ayant le même nombre d’enfants du même âge. On ne choisit pas, on est choisi.
Enfants sages comme des images que les éducateurs désirent. Jeux troubles dans les caves démesurées. Contraintes des jeux préfabriqués ou évasion ? Quels seront leurs souvenirs ?
Le bonheur sera décidé dans les bureaux d’études. La ceinture rouge sera peinte en rose. Qui répète aujourd’hui du peuple français qu’il est indiscipliné. Toute une classe conditionnée de copropriétaires est prête à la relève. Classe qui fait les bonnes élections. Culture en toc dans construction en toc. De plus en plus la publicité prévaut contre la réalité.
Ils existent à trois kilomètres des Champs-Élysées. Constructions légères de planches et de cartons goudronnés qui s’enflamment très facilement. Des ustensiles à pétrole servent à la cuisine et à l’éclairage.
Nombre de microbes respirés dans un mètre cube d’air par une vendeuse de grands magasins : 4 millions
Nombre de frappes tapées dans une année par une dactylo : 15 millions
Déficit en terrain de jeux, en terrain de sport :75%
Déficit en jardin d’enfant : 99%
Nombre de lycées dans les communes de la Seine : 9. Dans Paris : 29
Fils d’ouvriers à l’Université : 3%. A l’Université de Paris : 1,5%
Fils d’ouvriers à l’école de médecine : 0,9%.
A la Faculté de lettres : 0,2%
Théâtre en-dehors de Paris : 0. Salle de concert : 0
La moitié de l’année, les heures de liberté sont dans la nuit. Mais tous les matins, c’est la hantise du retard.
Départ à la nuit noire. Course jusqu’à la station. Trajet aveugle et chaotique au sein d’une foule serrée et moite. Plongée dans le métro tiède. Interminable couloir de correspondance. Portillon automatique. Entassement dans les wagons surchargés. Second trajet en autobus. Le travail est une délivrance. Le soir, on remet ça : deux heures, trois heures, quatre heures de trajet chaque jour.
Cette eau grise ne remue que les matins et les soirs. Le gros de la troupe au front du travail, l’arrière tient. Le pays à ses heures de marée basse.
L’autobus, millionnaire en kilomètres, et le travailleur, millionnaire en geste de travail, se sont séparés une dernière fois, un soir, si discrètement qu’ils n’y ont pas pris garde.
D’un côté les vieux autobus à plate-forme n’ont pas le droit à la retraite, l’administration les revend, ils doivent recommencer une carrière.
De l’autre, les vieux travailleurs. Vieillesse qui doit, dans l’esprit de chaque salarié, indubitablement survenir. Vieillesse comme récompense, comme marché que chacun considère avoir passé. Ils ont payé pour ça. Payé pour être vieux. Le seul âge où l’on vous fout la paix. Mais quelle paix ? Le repos à neuf mille francs par mois. L’isolement dans les vieux quartiers. L’asile. Ils attendent l’heure lointaine qui revient du pays de leur enfance, l’heure où les bêtes rentrent. Collines gagnées par l’ombre. Aboiement des chiens. Odeur du bétail. Une voix connue très lointaine… Non. Ils pourraient tendre la main et palper la page du livre, le livre de leur première lecture.
Les squares n’ont pas remplacé les paysages de L’Ile de France qui venaient, hier encore, jusqu’à Paris, à la rencontre des peintres.
Le voyageur pressé ignore les banlieues. Ces rues plus offertes aux barricades qu’aux défilés gardent au plus secret des beautés impénétrables. Seul celui qui eût pu les dire se tait. Personne ne lui a appris à les lire. Enfant doué que l’adolescence trouve cloué et morne, définitivement. Il n’a pas fait bon de rester là, emprisonné, après y être né. Quelques kilomètres de trop à l’écart.
Des années et des années d’hôtels, de « garnis ». Des entassements à dix dans la même chambre. Des coups donnés, des coups reçus. Des oreilles fermées aux cris. Et la fin du travail à l’heure où ferment les musées. Aucune promotion, aucun plan, aucune dépense ne permettra la cautérisation. Il ne doit rien rester pour perpétrer la misère. La leçon des ténèbres n’est jamais inscrite au flanc des monuments.
La main de la gloire qui ordonne et dirige, elle aussi peut implorer. Un simple changement d’angle y suffit.
« Le personnage principal du film
est donc la banlieue elle-même »
« Un film périphérique »
Critique de
Stéphane Le Roux
(extraits)
L’amour existe, le premier film professionnel de Maurice Pialat, réalisé en 1960, a pu être redécouvert en 2001 lors d’une rétrospective intitulée « Courts métrages Nouvelle Vague », autour des productions Braunberger. Or, sa présence dans la programmation semblait tenir uniquement à sa date de sortie, tant il annonce les préoccupations ou le style de son auteur davantage qu’il ne participe aux bouleversements qui secouent le cinéma français à la lisière des années 60. Terriblement désespéré quoique cyniquement sobre, ce documentaire sur la banlieue est une œuvre de et sur la marge, à la périphérie du genre documentaire par le traitement de son sujet, sans que sa mise en scène ne se calque pour autant sur ce jeune cinéma qui tente à l’époque de bouleverser le langage filmique.
Un documentaire inclassable par défaut
Au milieu de la production documentaire des années 50-60, L’amour existe est sans doute un film un peu à part, non par son originalité, qualité alors répandue dans le court métrage, mais dans un certain entre-deux : ni tout à fait un film sur la banlieue suivant les lois ou habitudes du genre documentaire, ni tout à fait un essai cinématographique, inventif et personnel, cherchant à s’exprimer pour lui-même. Un film sans repère, à étudier peut-être davantage pour ce qu’on n’y trouve pas que pour ce qu’on y trouve.
En première analyse, c’est probablement les imprécisions structurelles qui déroutent. Au niveau spatial, on baigne dans un flou géographique, sans zone délimitée. Il n’y a pas, comme dans un documentaire traditionnel, de présentation ordonnée d’un ou plusieurs lieux, avec ses endroits clés, un quartier type, une usine, une école, clairement identifiés, qui permettent une certaine proximité du spectateur. Si le commentaire nous indique quelques noms, Courbevoie, les moulins de Pantin, le bois de Vincennes, les fritures de Suresnes, les studios Méliès de Montreuil, ils permettent à peine à un non-Parisien de se situer. Surtout, on passe d’un endroit à un autre sans être prévenu, sans justification, et le plus souvent sans que soient indiqués les importants sauts d’un plan à l’autre, de la banlieue pavillonnaire (près d’un aéroport ?) au HLM de Goussainville, ou de Sarcelles aux bidon-villes de Nanterre. Cette absence de structure spatiale, construite davantage pour égarer que pour guider à travers la banlieue, laisse une impression de monde vaste, aux contours imprécis, et sans identité, car tout se ressemble, froid et inhospitalier.
Le flottement narratif, ensuite, sans cohérence ni linéarité précises, empêche l’émergence d’une structure temporelle, par exemple le récit d’une journée ou d’une semaine ordinaire de banlieue. Certes, l’alternance entre le jour et la nuit, mimée ou non par une fermeture et une ouverture au noir, paraît autoriser quelques ponctuations franches et habiles, notamment entre la séquence des souvenirs d’enfance de Pialat et la présentation de la banlieue pavillonnaire, ou encore entre la soirée des jeunes délinquants et le matin du départ au travail. Mais cette dernière transition, par exemple, n’ouvre pas vraiment une séquence cohérente, décrivant le monde du travail comme on peut d’abord l’imaginer, puisqu’on enchaîne sans démarcation avec les scènes de la retraite et du crépuscule qui achèvent le film. On retrouve une alternance jour/nuit pendant la séquence des cités HLM, après celle des banlieues pavillonnaires, puis des bidonvilles, mais pas au moment précis des transitions de l’une à l’autre. D’ailleurs l’ouverture même du film est une succession de plans de piétons et d’embouteillages, de jour, puis de nuit, puis encore de jour, sans donc qu’on puisse savoir s’il s’agit du lever ou du coucher du soleil, du commencement ou de la fin d’une journée de travail, ce qui aurait permis de poser explicitement un rythme narratif. On ne peut alors évoquer un refus de repères à proprement parler, car les transitions peuvent être très classiques, mais affirmer le rejet de système, quadrillant la continuité du film, en séparant des séquences équilibrées et cohérentes.
L’imprécision énonciative est encore plus flagrante. On ne sait jamais vraiment qui nous parle et sur quel ton. Après des plans de gare et de circulation automobile uniquement bruités au début du film, un récitant nous parle de son enfance, sur une musique lancinante de Georges Delerue. Le commentaire écrit par Pialat et dit par Jean-Loup Reinhold nous entraîne alors sur un registre résolument intime et nostalgique (« Longtemps, j’ai habité la banlieue. Mon premier souvenir est un souvenir de banlieue… »), grâce à quelques événements et lieux précis, une école, un cinéma, la perte d’un ami. Ensuite, ce commentaire change brutalement, en adoptant le ton explicatif d’un observateur extérieur et omniscient, quasi statistique (« Déficit en terrains de jeu, déficit en terrains de sport : 75 %. Déficit en jardins d’enfants : 99 % », etc.), où perce aussi suffisamment de cynisme pour ne pas rester neutre (« La grande banlieue est la terre élue du p’tit pavillon. C’est la folie des p’titesses : ma p’tite maison, mon p’tit jardin, un bon p’tit boulot, une bonne p’tite vie bien tranquille »). Et l’on revient finalement à un ton plus nostalgique, puis quasi existentiel à la toute fin. On oscille donc entre les souvenirs d’enfance, la démonstration sociopolitique et le constat acerbe.
Quant à l’objectif du documentaire et son développement, difficile d’en exposer les grandes lignes. Il est délicat par exemple d’identifier avec certitude un ou des thèmes précis avec un fil conducteur, qui reviendraient comme des points de repère, et surtout un morcellement par étapes, les pièces d’un puzzle, que celui-ci soit pédagogique, dramatique, autobiographique, politique, purement artistique ou descriptif. Pas non plus de progression dans le choix des lieux et des conditions de vie, que celle-ci soit historique ou sociologique. En cela, il aurait pu paraître évident, comme le faisaient certaines mairies, communistes notamment, pour vanter la construction de leurs cités ouvrières qui sortaient les gens de la misère, de montrer d’abord les bidonvilles, puis les HLM, et enfin les banlieues pavillonnaires. Pialat semble étranger à cet utopisme ambiant de l’époque qui tendait à considérer ces cités en dur comme remède, mais ne cherche pas non plus à glorifier un passé désormais enfoui sous les couches de ciment, en comparant la banlieue moderne avec des photos ou des images idylliques de ce qui est définitivement perdu. Plus clairement, la nostalgie, même très prononcée, ne prend jamais un tour conservateur ou réactionnaire. Il ne s’agit donc pas d’un argumentaire, d’un réquisitoire contre un système où l’on accuse des bourreaux, où l’on défend des thèses, ni non plus d’une entreprise de pure forme, où l’essai artistique primerait sur le contenu. Sans doute pourrait-on parler alors d’une tentative de captation à l’état brut de ce qu’est la banlieue, à travers la sensibilité propre du cinéaste mais aussi avec distance et sans illusions.
Enfin, l’absence de repères majeure de L’amour existe est celle de personnages, de relais humains guidant notre parcours et à qui nous identifier. Ils n’existent pas en tant que caractères. Aucun habitant n’est nommé, aucun ne prend la parole ; on ne retrouve personne au long du film, comme une tête familière que l’on recroise, tels l’ouvrier avec qui l’on découvre une usine, l’écolier, l’utilisateur de transports en commun, qui peuplent habituellement les documentaires. Tout au plus voyons-nous une ménagère dans sa salle à manger ou sa cuisine, et, même si elle époussette ses meubles et ouvre les placards spécialement pour la caméra, elle n’est pas présentée comme une hôtesse qui nous introduirait dans sa demeure. Son intervention est mise en scène simplement, et non pas lourdement fictionnalisée. Toute épaisseur émotionnelle y est également gommée. Certes, la scène de bagarre dans le terrain vague mime le cadrage et le montage d’un vrai reportage, mais le bruit des avions, préféré à ceux des coups et des chutes, des cris ou des pleurs, empêche toute compassion ou tout effet spectaculaire. Pas de dimension psychologique non plus, ou seulement celle du narrateur qui tire des conclusions résignées sur l’enfance en banlieue (« Jeux troubles dans les caves. Contraintes de jeux préfabriqués, ou évasion. Quels seront leurs souvenirs ? […] Qu’il n’a pas fait bon de rester là emprisonné après y être né »).
Désincarnés, les êtres n’existent pas en tant que personnes. Le commentaire les réduit à des groupes socioprofessionnels, avec la syntaxe et le ton statisticiens des bureaux d’études de l’urbanisme ou de la médecine du travail (« Nombre de microbes respirés dans un mètre cube d’air par une vendeuse de grand magasin : 4 millions. Nombre de frappes tapées dans une année par une dactylo : 15 millions. […] Fils d’ouvriers à l’université : 3 %. À l’université de Paris : 1,5 %. Fils d’ouvriers à l’école de médecine : 0,9 %. À la faculté des lettres : 0,2 % »). Seul Pialat narrateur semble s’exprimer, même si le commentaire n’est pas entièrement à la première personne, et le passé qu’il évoque n’a pas l’air plus vivant que le présent. Le seul protagoniste non pas nommé mais individualisé est justement un absent de marque puisqu’il s’agit de l’ami perdu à la guerre. Ailleurs, des enfants hantent comme des fantômes la salle de cinéma vide, les bords de la Marne ont perdu toute trace des guinguettes, tandis que des retraités, eux pourtant bien réels, ne sont que leur propre reflet dans les vitres, comme s’ils n’appartenaient déjà plus au monde. Figés dans leurs maisons, leurs jardins, ou déambulant dans les rues, les êtres ne dépassent jamais le statut de simple figurant, brillant par leur transparence. Le cinéaste préfère d’ailleurs s’éterniser sur les paysages vierges d’animation humaine, pendant que la population est enfermée au travail derrière les grilles.
Le personnage principal du film est donc la banlieue elle-même, abordée sous tous ses angles, pour en brosser un portrait hétéroclite, et la partie nostalgique du commentaire exprimerait une sorte de mémoire omnisciente de cette banlieue, à laquelle Pialat ne fait que prêter ses souvenirs personnels, et d’autres plus généraux.
En fait, cette difficulté à déceler des structures représente pertinemment le projet thématique et esthétique de Pialat, celui d’un film sur la banlieue, ou plutôt d’un film-banlieue. La composition de L’amour existe tourne bel et bien autour de cette impossibilité de trouver un centre, un endroit où se poser, comme un univers en éternel transit.
15Pialat nous décrit un monde de l’entre-deux, uniquement constitué de lieux de passage, semble-t-il, des seuils. La gare évidemment, avec ses sonneries de départ et ses panneaux indicateurs des voies, mais aussi les couloirs, les escaliers automatiques, les trottoirs, sont les principaux « centres acentrés » de cet espace, et toujours pris entre la nuit et le jour, le domicile et le travail. Les voitures également, même vantées par la pub, les vélos, mobylettes, avions, mais surtout trains de banlieue, métro, transports en commun où l’on passe de deux à trois heures par jour pendant quarante ans, représentent ces véhicules de nulle part, sans terminus, condamnés à l’aller et retour perpétuel. Tout y est lieu transitoire, hall de HLM, caves, cages d’escaliers, seuil entre la cuisine et la salle à manger, où l’on se doit de chausser les patins, allées de jardin, portes ouvertes ou ouvertures sans porte des bidonvilles, porche de l’église de Courbevoie, pont, viaduc, arches de vieilles pierres à travers lesquelles on découvre les cités HLM modernes, etc. Encore, les zones périphériques, les endroits limites sont récurrents, à l’image des berges, naturelles ou en chantier, terrains vagues ou quartiers pavillonnaires en bordure d’aéroport, fenêtres de salle de classe, de pavillons, grillages, barreaux, et minuscules fenêtres des HLM que le montage fait proliférer. Un monde du transit caractérise cette banlieue, un entre-deux sans endroit où se fixer, où l’on ne fait jamais que passer, où l’on n’a pas eu la chance de naître « quelques kilomètres de trop à l’écart ».
16Si quelques courts métrages documentaires de cette époque présentaient alors les mêmes réserves sur les ghettos modernes, tels La Crise du logement (1955) de Jean Dewever et Les Enfants des courants d’air (1959) d’Édouard Luntz, ils restaient malgré tout plutôt descriptifs et sociologiques. En fait, cette thématique de la transition éternelle appartient proprement à Pialat, et ce personnage-banlieue contient en germe les futures préoccupations de ses films. L’auteur sera toujours directement ou indirectement obsédé par l’entre-deux, les lieux acentrés, et est en cela un cinéaste de la banlieue. Au niveau géographique, d’abord, ses intrigues se développent souvent au cœur de ces zones périphériques où habitent les classes moyennes ou modestes, qu’elles soient parisiennes dans Loulou(1980) ou provinciales dans L’Enfance nue ou Passe ton bac d’abord…(1979). On pourrait élargir cet espace de Pialat à la province même, à la France profonde, contemporaine ou d’antan, proche de la capitale, La Maison des bois (1970-1971), Van Gogh (1991), ou plus lointaine, La Gueule ouverte (1974), Sous le soleil de Satan (1987). La province chez lui représente une sorte de gigantesque banlieue de Paris, imprégnée de ce sentiment d’être isolé de l’endroit où les choses importantes se passent, que ce soit Van Gogh et le monde de la peinture, la guerre 14-18 de La Maison des bois ou la paroisse de l’abbé Donissan de Sous le soleil de Satan. En cela, les villages ou quartiers de ses films, et donc les personnages qui les peuplent, diffèrent radicalement de la petite ou moyenne bourgeoisie qui occupe la majorité du paysage de la Nouvelle Vague.
-
2 Maurice Pialat, L’Étoile/Cahiers du cinéma, 1992, p. 48.
17On pourrait avancer également que les exceptions confirment la règle, car ce thème de la périphérie est beaucoup plus profond que le simple choix des lieux où prennent place les intrigues. En effet, même les films parisiens s’y attachent d’une certaine manière, à travers une communauté marginale comme la petite mafia maghrébine et le monde de la nuit de Police (1985), ou les êtres en rupture de leur cellule familiale tels l’adolescente d’À nos amours. et le père divorcé du Garçu (1995). L’Homo pialatus, selon l’expression de Joël Magny 2, est par définition un personnage de passage. Enfants perdus, couples fragiles, débuts dans la vie active ou aux frontières de la mort et de l’au-delà. Tous sont pris entre deux mondes, deux âges, et patinent dans cet entre-deux sans pouvoir s’en extraire, comme s’ils n’étaient finalement qu’à la banlieue d’eux-mêmes. Ainsi les héros ne sont pas souvent clairement identifiables, mais sont fortement concurrencés par une pléiade de comparses. Ce portrait de la banlieue n’est alors pas vraiment éloigné du déracinement, de la perpétuelle recherche d’eux-mêmes des personnages des longs métrages de Pialat, qui n’arrivent pas à trouver leur place dans l’espace familial, social, et même artistique et religieux. De là découle probablement cette obsession du cinéaste pour les lieux de passage, les arrêts de bus, couloirs d’entrée, porches de maison, chambres d’hôtel ou appartements provisoires, qui accueillent les personnages de ses films pour aussitôt les éjecter.
18Finalement, L’amour existe s’apparente tout à la fois à une course sur place et à un éternel transit, où l’on oscille sans cesse entre inertie et mouvement. Entre la première séquence de gare et celle du commentaire nostalgique, par exemple, la transition s’effectue par un travelling latéral d’un train d’où l’on voit les bâtisses, puis de l’intérieur d’une maison qui laisse penser à un terminus, une arrivée reposante chez soi après la journée de travail. Mais aussitôt, on y voit passer un train par la fenêtre et un travelling avant se déclenche vers celle-ci comme un appel irrésistible de l’extérieur. Ce monde semble fonctionner comme si tout déplacement tendait vers un retour à l’inertie, et si, à l’inverse, toute inertie était tentée par le mouvement. N’est-ce pas là la profonde aporie existentielle entre l’éternel voyageur qui regrette de ne pouvoir rester sur le quai, au chaud dans son foyer, et celui qui justement reste toujours sur le quai, enviant l’autre qui va voir du pays, ailleurs où l’herbe est plus verte ? Seulement, ce travelling amorcé vers la fenêtre est immédiatement contré par un travelling arrière, comme une résignation. Peu après, cette frustration du départ impossible s’exprime encore plus clairement. Quand le commentaire évoque les cartes Vidal de La Blache des salles de classe, qui entretenaient les rêves d’évasion, cet ailleurs à peine entrevu est aussitôt détruit dans le raccord par la morne réalité d’un paysage en chantier, que seul « un regard encore pur peut lire sans amertume ». Même la salle de cinéma déserte, par un lent travelling le long des rangées de chaises, comme plus tard les boîtes aux lettres impersonnelles, anéantit toute possibilité de fuite, ne serait-ce que par l’imagination.
19Ici, on retrouve les références chères à Pialat, autour du cinéma français d’avant guerre. Pensons par exemple au malaise des héros de Carné se soignant par un rêve d’exotisme, le Gabin déserteur du Quai des brumesattendant un départ dans le port du Havre, la fuite ratée de M. Edmond d’Hôtel du Nord qui n’échappe pas à son passé, mais aussi Pépé le Mokode Duvivier, etc. Ce fantasme d’un mieux qui nous attend ailleurs et auquel on s’accroche pour continuer à supporter le quotidien semble symptomatique d’une mentalité « banlieue » qui tend à considérer la situation comme provisoire, pour préparer de meilleurs lendemains, à l’image des immigrés venus travailler en rêvant de retour dans leur pays d’origine, mais finissant par ne jamais repartir. L’amour existereprésenterait en quelque sorte cette douloureuse prise de conscience que la vie tout entière est un « provisoire qui dure », d’autant que Pialat ne semble pas avoir besoin de voyage, à la manière du Marius de Pagnol ou du Bardamu de Céline, pour constater en définitive que « là-bas c’est pas mieux qu’ici ».
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3 Cahiers du cinéma n° 304, octobre 1979, p. 5.
20En fait, la seule structure du film plus ou moins repérable serait une sorte de parabole sur le cycle de la vie. Sous-jacent à ces déambulations en banlieue, il s’agit bien d’un voyage à travers les âges que nous propose Pialat. À ses propres souvenirs d’enfance, dont la séquence de la banlieue pavillonnaire fait partie, succèdent les jeux d’enfants dans les caves, qui aboutissent naturellement, semble nous dire le commentaire, aux jeux plus dangereux d’une adolescence sans repères. À l’âge adulte, les perspectives ne sont guère plus réjouissantes, entre un travail précaire et les heures dans les transports en commun (« Vies passées à attendre la paye »). Enfin, la vieillesse est tout juste présentée comme un soulagement amer après une vie de labeur (« Vieillesse comme récompense, comme marché que chacun considère d’avoir passé. Ils ont payé pour ça, payé pour être vieux »), précédant le retour aux lointains souvenirs d’enfance, quand toutes les images du passé défilent avant la mort. Se retrouve ici en germe le triptyque des premiers longs métrages du réalisateur, L’Enfance nue, Nous ne vieillirons pas ensemble et La Gueule ouverte, où domine ce terrible sentiment qu’aucun âge de la vie ne vaut mieux qu’un autre. L’amour existe révèle déjà le profond immobilisme qui parcourt la filmographie du cinéaste. Aucune tentative dans ce court métrage de démontrer, de comprendre, de décortiquer la cause du mal-être qui gangrène cette banlieue, de même qu’il en sera pour les personnages des longs ; ces sujets ne sont jamais prétexte à une expertise sociale ou psychologique. « Le mal est fait », écrivait Jean Narboni en titre d’un article sur Pialat3, inutile alors d’essayer vainement de le soigner. S’il y a comme dans les longs une blessure d’origine, douloureuse, le cinéaste s’attache davantage à décrire les conséquences présentes que les causes passées. Ici, cette blessure est probablement la guerre, qui hante les souvenirs du commentateur, mais sans qu’une image ne la représente, sans vraiment s’y attarder. Le film se focalise sur une prise à vif de l’existence en banlieue, la description d’un certain malaise enfoui, mais que l’on ne cherche surtout pas à faire resurgir, comme une thérapie. Chez Pialat, on ne panse pas une plaie en remontant aux causes du mal.
21L’amour existe mêle donc les impressions contradictoires d’un éternel surplace et d’une irrémédiable fuite en avant, d’une vie qui nous échappe, d’une somme de moments à jamais perdus. Ainsi « la mémoire et les films se remplissent d’objets que l’on ne pourra plus jamais appréhender ». Si l’existence est incessamment à la recherche de ses propres repères, de buts, et de moyens d’évasion, elle est condamnée à une profonde stagnation dans l’errance, et telle semble « la leçon des ténèbres [qui] n’est jamais inscrite au flanc des monuments », la loi officieuse de la vie dont la découverte est le seul savoir de l’existence. En guise de métaphore de toute l’œuvre de Pialat, et pour tenter d’achever ce développement sur une note plus joyeuse, rappelons la scène d’ouverture de Têtes de pioche (1938) de Laurel et Hardy. Laurel, ne sachant pas que la Grande Guerre est finie depuis longtemps, continue à garder la tranchée en faisant les cent pas, et a creusé en vingt ans le sol sous ses pieds : piétiner, semble-t-on nous dire, s’agiter sur place, c’est s’enfoncer irrésistiblement en creusant sa propre tombe.
22Revenons à la question première de cette étude, en tentant, par l’intermédiaire de ce court métrage, de situer son réalisateur par rapport à la Nouvelle Vague. En s’attachant moins aux contingences historiques de sa non-appartenance au mouvement, ni à l’esprit général du film, mais à la mise en scène dans son détail, ne peut-on pas entrer dans le débat qui oppose Pialat à la Nouvelle Vague, tenter de discerner s’il représente un retour à un cinéma plus traditionnel ou s’il participe déjà d’une sorte d’après-vague ?
23D’une manière générale, la mise en scène de L’amour existe semble continuellement à la recherche de son sujet. Les cadrages, d’abord, cherchent en vain leur propre organisation. À une ou deux exceptions près, le cadre évite de se soumettre aux personnages et de s’adapter à leurs déplacements, il est simplement traversé par des corps, ni vraiment centrés ni violemment décentrés. Si la caméra peine à trouver un sujet sur quoi se focaliser, elle ne vise pas non plus l’alchimie visuelle pure, par des compositions plastiques travaillées, que l’on aurait d’ailleurs pu attendre de la part d’un peintre de formation. Il eût été facile de profiter de la géométrie « naturelle » des paysages urbains, tours, cages d’escaliers, etc., pour fabriquer un enfermement métaphorique, à l’image d’un Antonioni par exemple. Le montage brouille la continuité logique et harmonieuse entre les plans, en refusant les raccords dans le mouvement ou, comme nous l’avons vu, le respect jour/nuit et intérieur/extérieur. Les plans de foule au début, notamment, ne s’articulent pas selon la direction des piétons, comme pour indiquer une marche à suivre. Au troisième plan, des piétons marchent latéralement vers la gauche dans la rue, et au quatrième, la foule se dirige vers le fond de la rame de métro. Il en est de même pour la série des plans de trains et de voitures. Les mouvements sont diffus, s’enchaînent souvent sur le principe de l’aller et retour entre les plans, mais sans pour autant chercher, comme il pouvait être de coutume chez les cinéastes montagistes de la période, à créer le faux raccord coûte que coûte, le choc de montage pour lui-même.
24Alors, l’errance est le moteur même de la mise en scène. Une absence de construction rigide de la direction du regard semble présider à celle-ci, et renvoie directement à la thématique du film. Le deuxième plan par exemple, celui de l’escalier en plongée radicale, est sans doute intéressant pour l’effet de grouillement, de fourmilière ainsi créé. Surtout, il met sur un pied d’équivalence ceux qui vont dans un sens et dans un autre, ceux qui montent et ceux qui descendent cet escalier, comme si le mouvement en lui-même importait seul, et non la direction, l’endroit où l’on se dirige. « Le chemin vers le haut et vers le bas est un et le même », dit le fragment 60 des pensées d’Héraclite, s’appliquant étrangement à ce plan qui lance le film. D’ailleurs, Pialat expliquait que le profond défaitisme de L’amourexiste provenait des dix années déprimantes qu’il venait de vivre : « Mon cheminement, dit-il, c’est cette dégringolade. » Probablement, la séquence des souvenirs est très révélatrice de cette errance de la caméra, et du film dans son ensemble. Elle comporte autant de plans fixes que de mouvements d’appareil, et ceux-ci sont très particuliers. En dehors du fait qu’ils se contredisent parfois dans le raccord, ces panoramiques sont souvent sans but, sans sujet et sans parcours, n’ont aucune autre raison d’être qu’eux-mêmes. Ils vont de nulle part à nulle part en passant par nulle part, et, même s’ils suivent parfois vaguement le commentaire, ils n’accompagnent souvent rien dans l’image, n’effectuent pas de trajet précis d’un point à un autre, d’un objet à un autre. Il est d’ailleurs significatif que ces plans commencent presque tous déjà en mouvement, puis qu’ils soient coupés juste avant que la caméra ne se fixe, comme si l’arrêt était impossible, qu’il fallait aussitôt repartir.
25Évidemment, le cinéma à la recherche de son sujet, à l’échelle du cadre ou de la narration, et tous ces systèmes de flottements ou d’accrocs aux règles de montage sont les symptômes d’un cinéma moderne, où la représentation ne va plus de soi, et la Nouvelle Vague y est pleinement intégrée. Cependant, on peut percevoir une différence de mise en forme et d’objectifs par rapport aux œuvres des animateurs de cette Nouvelle Vague.
26Chez Pialat, le cinéma est non revendiqué. On n’y retrouve pas ce dévoilement militant du moyen d’expression, et implicitement du cinéaste, qui est le but recherché quand la Nouvelle Vague enraye la machine huilée du cinéma classique. Concernant les mouvements d’appareil par exemple, aussi différents soient-ils dans leur rendu plastique que dans leur réalisation technique, un long et solide travelling de Resnais dans une bibliothèque qui développe une symétrie implacable, ou une caméra tremblante en pleine rue chez Godard, assument chacun à leur manière la réalité d’une caméra qui enregistre, et une décision d’artiste qui assume des choix. Il s’agit pour ces cinéastes de refuser de s’effacer derrière leur sujet, et c’est au contraire leur manière propre de saisir, de mettre en images, de reconstruire le réel qui s’affirme. Dans un cas, le travelling vaut pour sa propre symétrie, en traduisant l’immensité et le labyrinthisme du lieu ; dans l’autre, l’instabilité de l’image dévoile les contraintes techniques de son enregistrement à l’épaule. Dans L’amour existe ces longs mouvements de caméra ne fabriquent pas en eux leur propre équilibre, ni leur déséquilibre, il ne disent jamais « je suis l’auteur qui crée ma vision du monde, et cherche ma propre logique pour les exprimer » ; il sont tout au plus, et même pas systématiquement, la vague illustration du commentaire.
27Au sujet du montage, il n’y a pas non plus, avons-nous dit, volonté de créer le choc, la saute d’image à la Godard. Les faux raccords n’enrayent pas la continuité de la vision. Et même si l’on peut penser que Pialat a, comme pour d’autres raisons l’auteur d’À bout de souffle, coupé le début et la fin de ses plans pour obtenir cette continuité de l’errance dans leur succession, on ne le ressent pas comme un acte « militant » de monteur. Le montage n’est pas non plus un outil de reconstruction du réel, comme chez beaucoup de court-métragistes qui s’en servent pour fabriquer leur propre parcours transversal parmi les vastes questions qu’ils abordent. C’est le cas entre autres chez Agnès Varda, quand dans L’Opéra-Mouffe les appréhensions d’une femme enceinte sont révélées par l’éventrage d’une pastèque, mais aussi chez Chris Marker, ou chez Resnais qui cherche à reconstruire une totalité gigantesque, une charpente invisible et sous-jacente que le montage va suggérer, selon l’hypothèse qu’ouvrir ou créer un nouveau chemin, c’est donner la possibilité de tous les défricher. Car en retraçant le trajet d’un petit livre de la Bibliothèque nationale, c’est Toute la mémoire du monde, l’intégralité du savoir universel que Resnais fantasme de restituer. Chez Pialat, et dès ce film, on ne perçoit pas alors cette volonté plus ou moins commune à la jeune génération de chercher d’autres logiques, originales, choquantes, personnelles, à travers la forme qu’on triture ou qu’on torture, pour provoquer ou pour reconstituer, mais qui s’assume en tout cas comme exercice de forme. L’amour existe n’est pas un jeu, gratuit ou non, avec les codes du cinéma.
28Cependant, on ressent une certaine préoccupation formelle dans l’image ou le montage, quelques moments habiles où l’auteur manifeste un désir de créer la surprise, et qui disparaîtront pratiquement ensuite avec la fiction et le passage au long métrage. Pialat peut entre autres chercher le raccord ludique, comme cette succession de deux plans où des enfants descendent un toboggan dans l’un puis glissent sur le talus d’un terrain vague dans l’autre. Mais cet « enthousiasme formel » en germe est systématiquement éclipsé par le profond pessimisme du commentaire (« contrainte des jeux préfabriqués »). Il joue aussi parfois avec les attentes du spectateur grâce à la profondeur de champ. On voit ainsi un train à l’arrièreplan, puis la tête d’une nageuse surgit du hors-champ pour venir occuper le premier plan, déplaçant violemment le sujet de l’image et le regard du spectateur. Le plongeon qu’elle effectue ensuite dans une piscine, au cœur des paysages pauvres, aurait sans doute pu offrir une petite note d’évasion plutôt joyeuse, s’il n’était aussitôt suivi par des grilles d’usine derrière lesquelles tout le monde est enfermé, soulignant que personne ne peut profiter de ces loisirs. Si Pialat s’amuse ici avec le spectateur, qui ne s’attend pas à l’irruption au premier plan, c’est pour anéantir aussitôt cette petite fantaisie par des images et commentaires encore plus déprimants.
29Il ne s’agit donc jamais de tenter d’insérer une part de magie, d’insolite, dans un univers hostile ou morne, à la manière de Franju par exemple. Pialat ne cherche jamais l’irradiation fantasmatique d’une ou plusieurs images. Témoin cette maison de fortune très originale, car prolongée d’une locomotive désaffectée et probablement immobilisée depuis des années. Si cette « maison-train » est digne d’une vision keatonienne, elle n’exprime pas une fantaisie inhérente au réel mais l’éternelle course sur place de la vie en banlieue (« vie dont le futur a déjà un passé, et le présent un éternel goût d’attente »). On pourrait dire que le potentiel poétique des images est systématiquement annulé par la dureté du commentaire. Et quand Pialat utilise l’humour, c’est pour souligner l’inhumanité du design moderne, en expliquant par exemple qu’il n’y a pas de fenêtre parce qu’il n’y a rien à voir. Il a aussi recours à l’absurde, mais pour fustiger l’incohérence des habitudes petites-bourgeoises de la banlieue pavillonnaire, où l’on vit dans la plus petite pièce, en entretenant la salle principale comme un temple uniquement destiné aux grandes occasions. Le finale du film est un jeu sur les changements d’angle, mais définitivement désespéré. À la contreplongée d’une imposante statue succède un plan où, vue de côté derrière un mur, seule la main de celle-ci est visible, minuscule et suppliante.
30Le ludisme de la mise en scène, ou le potentiel insolite de certains lieux ou situations, décuplent donc le cynisme et la noirceur du commentaire, mais aussi du film dans son ensemble. Les rires provoqués sont tous jaunes, tels des surprises avortées, des sursauts ou des tentatives d’échappatoire à la routine, mais aussitôt frustrés comme autant de matraquages par l’étouffement, le mal-être et la mort. Pialat semble déjà, alors qu’il réalise son premier film, vivre dans ce « cachot humide » qu’est le spleen de Baudelaire :
Où l’espérance, comme une chauve-souris,
S’en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris.
Au-delà de l’annonce d’un authentique cinéaste, avec des thèmes, idées et angoisses qu’il développera tout au long de son œuvre, L’amour existe(même le titre est une horrible boutade) ne peut sans doute pas à proprement parler être taxé de retour à l’académisme. On ressent précisément une volonté d’effacer les traces d’une jubilation pour la forme à outrance, pour la forme elle-même, d’effacer en les minimisant les procédés de ce qui représente peut-être déjà les stigmates d’une mode Nouvelle Vague. Pas question de chercher à révolutionner le cinéma plutôt qu’à parler de ces terribles choses de la vie qui hanteront quarante années durant le réalisateur de La Gueule ouverte. Pialat fait figure, au moment des premières sorties de longs métrages de ses jeunes prédécesseurs, d’un cinéaste d’après la bataille, de la résignation,
où le combat est vain, où, en deçà de l’horreur du monde, il ne reste même pas le cinéma pour changer ce monde, ni même le cinéma pour changer le cinéma.
Conception et réalisation : Maurice Pialat. Commentaire : Maurice Pialat, dit par JeanLoup Reynold. Images : Gilbert Sarthre, assisté de Jean Bordes-Pages. Assistant : Maurice Cohen. Montage : Kenout Peltier, assistée de Liliane Korb. Musique originale : Georges Delerue. Directeur de production :Roger Fleytoux. Société de production : Les Films de la Pléiade (Pierre Braunberger).
L’amour existe, un film périphérique de Maurice Pialat
Stéphane Le Roux
LE COURT MÉTRAGE FRANÇAIS DE 1945 À 1968
Dominique Bluher François Thomas
© Presses universitaires de Rennes, 2005
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