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Travail social : adaptations au néolibéralisme et colères légitimes
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Educateur en prévention spécialisée, assistant-e social-e en service pénitentiaire d’insertion et de probation, « éduc » de jeunes enfants en pouponnière, moniteur/trice-éducateur/trice en foyer pour adultes en situation de handicap mental, éduc à la Protection judiciaire de la jeunesse… Dans la rue ou en prison, au sein de petites structures comme dans de grandes institutions, agents de la fonction publique ou salarié-e-s d’associations, le travail social apparaît comme une véritable mosaïque de réponses sociales à des formes diverses de violences, de difficultés et de souffrances individuelles.
Nous serions 1 500 000 travailleurs et travailleuses intervenant dans les champs de la protection de l’enfance, de l’insertion, du handicap et de la santé mentale, à tenter d’exercer nos missions : des missions de service public d’accompagnement et d’aide à la personne, dont le vœu émancipateur laisse pourtant place au contrôle social. Dans ce secteur qui évolue pour s’adapter au néolibéralisme, où se généralisent appels d’offres, mutualisations de moyens et évaluations incessantes, en bref où la marchandisation se met en place, les enjeux politiques et sociaux qui sont au cœur du travail social font peser sur les professionnels une instrumentalisation de leurs missions et de leurs interventions.
La remise en cause des objectifs et des pratiques du travail social dans les années post-1968 –condamnant son instrumentalisation idéologique qui vise à maintenir un semblant de paix sociale et la soumission à l’ordre établi – avait permis le développement de formations, d’un cadre éthique et de valeurs communes. La destruction progressive de ce socle commun depuis la fin des années 1990 marque un nouveau tournant.
Si le travail social n’a jamais eu pour objet d’agir sur les causes profondes des inégalités, de la pauvreté, de l’exclusion, il pouvait (tout au plus) parvenir à en atténuer les effets auprès des personnes accompagnées. Aujourd’hui, le travail social n’est plus à même de réduire – même a minima – les effets dévastateurs des politiques capitalistes. Il est comme un pansement sur une fracture ouverte.
La consécration des logiques
néolibérales
Après les lois de décentralisation signant l’abandon progressif de l’engagement de l’Etat dans le champ socio-éducatif (action sociale, petite enfance, protection de l’enfance, personnes âgées...), la très controversée loi du 2 janvier 2002 « rénovant l’action sociale et médico-sociale » a introduit la loi du marché dans le travail social. Derrière quelques aspects d’apparence positive pour les droits des « usagers », elle représente un véritable outil de vérification des pratiques professionnelles, rend l’évaluation obligatoire selon des critères élaborés par les décideurs, et introduit la mise en concurrence des services entre eux, à l’image du management capitaliste moderne. En effet, la détermination des besoins comme des objectifs revient désormais aux autorités de contrôle et de tutelle financière (ARS, collectivités, Etat) qui choisissent leurs « opérateurs » par le biais d’appels à projet.
Conséquences directes de cette entrée en force de la concurrence :
- de nombreuses restructurations avec pour mot d’ordre la compétitivité et comme variable d’ajustement financier la plus importante... le coût de la masse salariale ;
- l’introduction de techniques de management d’entreprise et de concepts jusque-là étrangers au secteur : qualité, performance, évaluation et contrôle, référentiels, schémas, « guides de bonnes pratiques professionnelles » et organismes très lucratifs d’audit, de conseil, de diagnostic.
Bien sûr, tout cela ne permet ni un meilleur accompagnement pour les personnes concernées, ni une amélioration des conditions des travailleurs, mais bien une dégradation d’ampleur des conditions de chacun-e.
La généralisation des appels à projet (loi Bachelot dite loi HPST en 2009) puis les CPOM en 2013 (contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens : « un contrat de confiance pour une gestion moderne, solidaire et efficace en vue d’en soutenir la dynamique de développement »...) ont imposé de façon accrue les regroupements institutionnels, avec mise en concurrence et disparition des petites structures.
C’est tout ? Non ! Les capitalistes et leurs besoins de profits et de libéralisation de la société ne s’arrêtent pas là. Le lancement, en mars 2016, du premier appel à projet interministériel de SIB (ou« social impact bond », en français « investissement à impact social ») inaugure une nouvelle famille de « produits » financiers rémunérés à vocation sociale. L’atteinte d’objectifs au regard d’indicateurs fixés par les investisseurs privés conditionnerait le retour sur investissement. Concrètement il s’agit pour eux de « miser » sur la réussite d’actions sociales relevant jusqu’alors du financement du secteur public, donc d’un début de privatisation.
De la volonté de casse des acquis conventionnels à la loi Travail
Les deux conventions collectives relativement protectrices qui régissaient le secteur associatif privé non lucratif font l’objet d’attaques majeures. Tandis que la Convention collective nationale de travail de 1951 (issue du secteur hospitalier privé) a été rétablie sur des bases moins favorables aux salariés, celle de 1966 est dans le viseur de Nexem (l’organisation patronale née de la récente fusion des deux principaux syndicats d’employeurs, avec 3000 associations adhérentes, 10 000 établissements et 300 000 salariés).
Leur « nouvel environnement conventionnel » vise la destruction de la dénommée CCNT 66 avec, pour priorité, la diminution des coûts salariaux (remise en cause des métiers au profit de fonctions et de compétences, baisse et individualisation des salaires, remise en cause de l’ancienneté et introduction d’une part variable de salaire au gré de l’employeur, suppression des congés trimestriels et d’ancienneté, remise en cause des accords RTT et augmentation du temps de travail). Le positionnement des organisations syndicales représentatives des salariés et la mobilisation de ces derniers contre la remise en cause de la convention se sont juxtaposés, ces derniers mois, au mouvement contre la loi El Khomri. La lutte des travailleuses et travailleurs du secteur social pour la défense de la CCNT 66 suppose, de fait, l’exigence du retrait de cette loi qui la rendrait obsolète.
Entre déqualification et logique
de contrôle et de gestion
Un véritable processus de casse des métiers et des pratiques professionnelles, enclenché depuis deux ans, est planifié sur les cinq ans à venir selon le « plan d’action en faveur du travail social et du développement social » présenté en conseil des ministres le 21 octobre 2015.
Après la loi 2002 et dans le cadre du processus de Bologne (uniformisation des systèmes d’enseignement supérieur européens), une première réforme des métiers du social a eu lieu en 2007. Elle a introduit dans le secteur la notion de compétences à acquérir, issue du monde de l’entreprise, en lieu et place de la qualification. Cette translation de la qualification vers la compétence permet de déqualifier massivement les métiers du social et de rendre la main-d’œuvre plus flexible.
Sous prétexte de simplifier la formation aux métiers du secteur, dont les diverses spécialités manqueraient de lisibilité et de cohésion (affaiblies sous l’influence gestionnaire), cette seconde réforme propose :
- une polyvalence des travailleurs avec l’idée d’un travailleur social unique ayant une simple spécialisation en dernière année de formation et remplaçant les métiers d’éducateurs spécialisés et d’éducateurs de jeunes enfants, d’assistants de service social, de conseillers en économie sociale et familiale, etc. Ceux-là deviendraient « experts » de la méthodologie de projets et animeraient les équipes au contact des « usagers » (nom donné de manière générique et gestionnaire aux personnes accompagnées par des travailleurs sociaux), cette option permettant un encadrement hiérarchique allégé et donc une réduction des coûts ;
- une déqualification massive des personnels qui seront au plus près des publics (filières communes de « bas et moyen niveau ») : assistants médico-psychologiques, veilleurs de nuit, moniteurs-éducateurs, etc.
Cette réforme, en raccourcissant les temps de stage, tente également de balayer la question de l’absence de moyens débloqués pour la gratification horaire minimale des stagiaires en formation (qui, loin de représenter un salaire permettant de vivre, confère à la recherche de stage des étudiants l’allure d’un véritable parcours du combattant). La réforme entraînera aussi compétitivité et concurrence entre organismes de formation qui devront s’adapter pour faire face à la réforme.
Le travail social fait donc face à une triple attaque dont les 3 dimensions sont articulées et ont pour finalité l’adaptation au néo-libéralisme : loi travail et casse des conventions collectives, introduction du financement privé à but lucratif et privatisations, déqualification et adaptation à la gestion de la misère et des inégalités….sur fond de politiques austéritaires !
Austérité et contrôle social
En contrats précaires, de moins en moins formés et rémunérés, comment les travailleurs sociaux pourront-ils agir face aux situations de plus en plus difficiles et explosives dans lesquelles se retrouvent les personnes auprès desquelles ils doivent intervenir ? Les répercussions sur le terrain, englué dans des logiques sécuritaires sur fond d’austérité, sont et seront désastreuses.
En protection de l’enfance, les attaques massives contre la prévention spécialisée et les « éducs de rue » n’en sont qu’un exemple, avec la diminution des budgets alloués par les pouvoirs publics, de nombreuses suppressions de postes, l’abandon de certains secteurs, le recentrage sur certaines tranches d’âge, voire sur certaines missions (décrochage scolaire, « prévention de la radicalisation », etc.).
C’est aussi en 2016 la fermeture de services entiers : le centre éducatif de formation professionnelle de Pontourny (qui rouvrira ses portes en tant que premier « centre de déradicalisation »...), les deux foyers départementaux pour ados du 92, ou encore 700 places en maisons d’enfants dans le Nord avec 400 à 500 licenciements annoncés, etc. C’est encore la disparition progressive de l’accompagnement des jeunes majeurs : le département n’accorde un « contrat » à ces jeunes – pourtant les plus fragilisés – qu’à des conditions de plus en plus contraignantes en leur demandant l’impossible (autonomie, projets solides, formation, etc.).
Dans le champ du handicap, nous ne citerons que l’absence de moyens pour former les enseignants ou la diminution des crédits alloués à de nombreux établissements (- 4 % pour le Nord en 2016).
Autre exemple à la Protection judiciaire de la jeunesse, où la révision générale des politiques publiques a laissé derrière elle une baisse de 632 postes entre 2008 et 2012. Les quelques créations de postes qu’elle peut brandir depuis lors ont été largement destinées à l’ouverture de Centres éducatifs fermés, dans la droite ligne des mesures sécuritaires qui l’ont affectée depuis les lois Perben.
Le cas des Mineurs isolés étrangers est l’illustration dramatique des logiques racistes guidant les choix politiques en matière d’action sociale. Ils sont triés sur le volet à coup de tests d’âge osseux largement contestés. Pour les « plus chanceux » reconnus mineurs, leur accueil en foyer devient l’exception, la majorité se retrouvant en chambre d’hôtel avec le risque d’une remise à la rue en cas d’arrêt de financement par le département (comme en Haute-Garonne en juin 2016). Cela, sans aucune garantie de régularisation à la majorité, à l’occasion de laquelle un renvoi dans le pays d’origine ou bien l’accès au statut de sans-papiers leur est cyniquement promis. Ceux déclarés majeurs sont immédiatement exclus des dispositifs d’Aide sociale à l’enfance et mis à la rue. Le pire qu’il puisse leur arriver : accusations d’usurpation d’identité, de faux et d’usage de faux, condamnations à des peines d’emprisonnement, d’interdiction du territoire et à de lourdes sanctions financières.
Le surenchérissement de lois sécuritaires illustre bien les tentatives d’instrumentalisation du travail social par l’Etat qui, au nom du maintien de l’ordre social, tente de gérer les contradictions du système, en imposant des fonctions normatives et de contrôle social. Ainsi assiste-t-on à la mise en place du partage d’informations à caractère secret (y compris avec la police ou les maires dans certains cas), aux attaques contre l’ordonnance de 1945 qui consacrait « la primauté de l’éducatif sur le répressif », au fichage généralisé de la population, ou encore à des politiques d’incarcération massive, d’expulsions, etc. Tous les moyens sont bons pour donner l’illusion d’agir, pour encore et toujours ficher, stigmatiser, contrôler et aliéner. Cela, sans s’attaquer aux véritables processus d’exclusion, de marginalisation et d’échec dans une société toujours plus inégalitaire et raciste.
La mobilisation
contre la loi Travail
Du côté des travailleurs et travailleuses du secteur, contraints d’appliquer des dispositifs et méthodes de travail dictés par de telles logiques, incompatibles avec leur éthique professionnelle, une telle redéfinition des missions occasionne pour beaucoup une perte de sens dans leur engagement professionnel.
Souvent attachés à ne pas abandonner leur présence auprès des personnes accompagnées, avec tout le jeu de la culpabilisation et de responsabilité individuelle entretenu dans le fonctionnement même du système, l’éclatement du secteur (public/privé, petites structures et petites équipes, secteur dispersé géographiquement et très diversifié) n’a par ailleurs jamais facilité la convergence de luttes existantes mais très isolées, peinant à se rendre visibles.
Depuis le 9 mars cependant, des salarié-e-s, étudiant-e-s et formateurs/trices du secteur descendent dans la rue, font grève et s’organisent. La commission Action travail social née début avril dans le cadre de la Nuit Debout parisienne a rassemblé les travailleurs et tenté d’impulser une dynamique de mobilisation massive du secteur social, en développant l’intervention sur les lieux de travail et de formation, un cortège dynamique – sectoriel puis rapidement interprofessionnel – et une mobilisation sur des revendications propres. Dans ce mouvement se sont côtoyés des militants révolutionnaires marxistes et libertaires, des syndicalistes et beaucoup de nouveaux militants qui se sont formés au sein de la mobilisation, et y ont joué un rôle décisif. Dépassant très rapidement les traditions syndicales tout en les actualisant, permettant des rencontres et une centralisation des bonnes volontés comme des initiatives, la Nuit Debout est une nouveauté pour le mouvement social et ouvrier.
Des tentatives de coordination nationale, des prises de contact sérieuses comme de multiples expériences d’organisation d’AG locales et régionales, d’élaboration d’orientations communes inclusives et radicales, la participation à l’intersyndicale nationale du travail social, et aussi certains affrontements avec les forces de l’ordre, ont été des expériences précieuses. Ces mois de mobilisation augurent certainement dans le secteur d’un niveau de confrontation accru.
Les nombreuses échéances qui concernent le secteur en septembre devraient permettre de continuer à construire ces luttes : loi Travail, calendrier de la Commission professionnelle consultative concernant la refonte des diplômes, CCNT 66.
Le 8 septembre contre la casse du travail social et le 15 contre la loi Travail, les travailleurs et travailleuses du secteur seront dans la rue. De plus, nous n’excluons pas de perturber la rentrée scolaire sur les écoles et instituts de formation.
Mathilde Harmand et Tys Hibou