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Vers une « union queer » du marxisme et du féminisme ?
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://www.contretemps.eu/union-queer-marxisme-feminisme/
La métaphore employée par Heidi Hartmann dans «The unhappy marriage of marxism and feminism»[1] illustre de façon efficace la rencontre manquée entre théorie féministe et théorie marxiste, du point de vue des faiblesses du marxisme. Leur union, souligne ironiquement Hartmann, reproduit en fait la logique du mariage entre homme et femme que l’on trouve dans la loi commune anglaise: de la même façon que pour mari et femme, marxisme et féminisme sont une seule chose, et cette chose est… le marxisme. Chaque fois que la question de cette union s’est posée, elle a été l’occasion soit de nier la spécificité de l’oppression des femmes, soit de démontrer qu’il s’agit bien d’une oppression seconde, subordonnée et moins importante que l’exploitation.
Cet article date de 1979, mais la question demeure ouverte. Une partie des courants féministes marxistes, ou proches du marxisme, en langue anglaise ont essayé, durant les deux dernières décennies, d’aborder les problèmes cruciaux que posent une véritable (more progressive) union du marxisme et du féminisme, ou encore l’élaboration d’une théorie marxiste qui soit également féministe de manière cohérente. Du point de vue analytique, on touche là à des questions de fond telles que la question de l’existence de deux systèmes réciproquement autonomes – patriarcat et capitalisme –, le rapport entre oppression des femmes et exploitation de la force de travail, le rôle de l’oppression de genre à l’intérieur des rapports capitalistes de production et, plus généralement, la relation entre genre et classe et ses conséquences sur la composition de classe, tant politique que sociale.
Dans le présent article je vais essayer de résumer très brièvement certains de ces débats, qui sont en grande partie peu connus et donc peu discutés en dehors des pays de langue anglaise, pour suggérer ensuite des pistes de discussion et de recherche susceptibles de nous rapprocher de ce que j’appellerai une «unionqueer» entre marxisme et féminisme: queer, car pour réaliser cette union il serait nécessaire de remettre en cause la distinction et la séparation de leurs rôles et tâches respectifs[2]. Il s’agit, à mon avis, d’une question tout à fait actuelle lorsque l’on pense aux conséquences du divorce entre féminisme et mouvements sociaux, c’est-à-dire en fait de la dissociation de la lutte pour la libération des femmes de tout contenu de classe: de l’académisation et de l’institutionnalisation du féminisme à l’intégration des mots d’ordre féministes par les forces libérales, jusqu’à l’utilisation, ces dernières années, du prétexte «passe-partout» de la défense des femmes pour justifier des interventions impérialistes (comme en Afghanistan) ou des politiques de discrimination vis-à-vis des communautés immigrées[3].
La théorie des deux systèmes
Dans « The unhappy marriage », Hartmann essaie de trouver une issue au problème de la combinaison du marxisme et du féminisme, à travers le développement d’une théorie des deux systèmes, à savoir patriarcat et capitalisme. Son point de vue est ce qu’elle considère comme les limites structurelles de la théorie marxiste dans l’analyse de l’oppression des femmes, qui aurait toujours eu tendance à être considérée comme une oppression secondaire, subordonnée à l’exploitation de classe. L’intuition d’Engels, dans L’Origine de la famille, qui est que la production et la reproduction de la vie immédiate, facteur déterminant de l’histoire, se compose de deux aspects – la production des moyens de subsistance et la production des êtres humains en tant que tels –, et que ces formes de production sont toutes deux socialement déterminées, n’aurait pas été approfondie ni par Engels lui-même ni par le marxisme par la suite[4]. Ce qui aurait contribué à la nature sex-blind (asexuée) des catégories marxistes, avec des conséquences non seulement du point de vue de la sous-estimation de la condition d’oppression des femmes, mais aussi de la capacité à comprendre la réalité complexe du capitalisme. Des catégories telles que «classe», «force de travail», «armée de réserve» seraient donc sex-blind car elles reproduisent la nature sex-blind des lois de développement du capitalisme.
D’après Hartmann, en fait, le capitalisme crée continuellement des hiérarchies à l’intérieur de la force de travail, mais ses propres lois de développement ne suffisent pas à déterminer qui est destiné à occuper telle ou telle position à l’intérieur de cette hiérarchie. Car du point de vue des «pures lois de mouvement» du capital il est tout à fait indifférent que ce soit les hommes ou les femmes, les blancs ou les noirs qui en occupent les positions inférieures. Puisque les catégories de la critique de l’économie politique ne font que refléter les lois de développement du capital, elles sont tout autant impuissantes à expliquer les différentes positions des uns et des autres dans la hiérarchie. Autrement dit, la notion de classe n’est pas suffisante et doit être intégrée aux notions de genre, de race, de nationalité et de religion. Ce qui permet donc au capitalisme de remplir les espaces vides des hiérarchies qu’il crée, ce n’est pas ses lois internes, mais plutôt les lois d’un autre système, le système patriarcal, qui, tout en étant aujourd’hui fortement entrelacé au capitalisme, possède sa propre vie autonome.
La définition du patriarcat énoncée par Hartmann essaie, par le biais de son historicisation, d’éviter l’écueil d’en faire une structure universelle et invariable. Pour elle, il n’est donc pas possible de parler d’un patriarcat à l’état pur, car ses bases matérielles sont toujours ancrées dans des modes de production déterminés, qui en changent le caractère et la nature. Il faut donc parler plutôt d’un patriarcat esclavagiste, d’un patriarcat féodal, d’un patriarcat capitaliste, etc. En historicisant le patriarcat, Hartmann développe donc une position qui diffère d’une autre tentative d’articulation des deux systèmes, opérée par Juliet Mitchell dans Psychanalyse et féminisme[5].
A l’encontre de Mitchell, Hartmann souligne que ce qui change, ce ne sont pas seulement les formes sous lesquelles s’expriment des structures patriarcales qui resteraient autrement invariables par rapport aux différents modes de production, mais les structures elles-mêmes, au fur et à mesure que leurs bases matérielles changent. Pourtant, malgré leur entrelacement, mode de production et système patriarcal sont régis tout deux par leurs propres lois internes, spécifiques, qui peuvent être en syntonie, mais aussi en conflit. Ne pas saisir la relative autonomie propre à chacun des deux systèmes serait donc un obstacle à la compréhension de la nature des contradictions entre les lois sex-blind du capital et les lois spécifiques du système patriarcal.
Parmi les nombreuses critiques et objections adressées à Hartmann – et publiées dans Women and Revolution – celle de Iris Young se focalise sur la question de la contribution du genre à l’articulation de la division du travail et sur le refus de reléguer le marxisme au domaine des catégories économiques sex-blind[6].
Le premier argument de Young est que la préexistence de l’oppression des femmes à l’avènement du capitalisme, et donc le fait que celui-ci n’est pas la cause originaire de cette oppression, n’est pas une raison suffisante pour affirmer qu’elle forme un système autonome. Il en est de même, en fait, pour la société divisée en classes et l’exploitation: de même que l’oppression des femmes, ils ne sont pas une création du capitalisme, et constituaient déjà la base des modes de production esclavagistes et féodaux. Cela n’implique pas que la division en classes ou l’exploitation constituent des structures autonomes, qui se modifient historiquement à travers la succession des modes de production, tout en gardant une autonomie par rapport à ces derniers. Autrement dit, la division en classes n’est pas un système séparé du mode de production qui la détermine, malgré le fait qu’on la retrouve dans plusieurs modes de production différents tout au long de l’histoire. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour le patriarcat?
Le deuxième argument est de nature plus générale, et concerne les catégories analytiques propres au marxisme. La théorie des deux systèmes, relève Young, permet au marxisme traditionnel de continuer à sous-estimer le rôle du genre dans les rapports de production et de continuer à utiliser des catégories sex-blinddans l’analyse du capitalisme et des changements sociaux, laissant de cette façon au féminisme la tâche d’analyser le patriarcat. Il vaudrait mieux, souligne Young, travailler à une sérieuse révision du marxisme, à travers l’élaboration d’une théorie de la division du travail sur la base du genre, du travail de reproduction à l’intérieur de la famille et de la hiérarchie sexuelle de la force de travail dans la production.
La discussion sur les deux systèmes n’est pas tranchée pour autant. Elle réapparaît quelques années plus tard, par exemple dans le débat qui oppose Johanna Brenner et Maria Ramas, d’un côté, et Michele Barrett, de l’autre[7]. Le cœur de la discussion est le rapport entre idéologie de genre et bases matérielles de l’oppression des femmes. L’oppression matérielle et économique représente-t-elle la source de l’idéologie patriarcale ou bien, à l’inverse, est-ce cette dernière qui a des effets concrets, y compris sur le plan de la structure économique, telle la division sexuelle du travail ?
Au-delà des contresens qui ont en partie caractérisé la discussion, cette question est cruciale; elle concerne en fait le rapport entre idéologie (ou culture) et économie (au sens des rapports de production), le poids respectif des deux aspects dans l’oppression spécifique des femmes, et la capacité du marxisme à prendre en compte le poids de la dimension idéologique. Cela conditionne la possibilité de développer une théorie capable d’échapper à la dichotomie des oppressions et des tâches, selon laquelle le marxisme est censé traiter de la critique de l’économie politique par le biais de ses catégories purement économiques, alors qu’il doit emprunter au féminisme la critique de l’idéologie patriarcale et de la construction culturelle du genre. Et cela touche également au problème du statut de l’idéologie par rapport aux rapports de production: ne faut-il pas abandonner, en fait, une conception de l’idéologie comme «fausse conscience» pour la comprendre, au contraire, comme une véritable force matérielle fortement enracinée dans les rapports de production[8] ? Et dans le cas précis de l’idéologie patriarcale, est-elle dans sa forme actuelle un produit du capitalisme ou bien faut-il plutôt abandonner l’idée d’une causalité unilinéaire infrastructure/superstructure, pour comprendre leur entrelacement réciproque ?
Il faudrait donc examiner la façon dont l’idéologie patriarcale a contribué à façonner la division entre travail productif et reproductif et entre secteurs de travail, tout en étant elle-même profondément modifiée et d’une certaine façon «re-créée» par l’affirmation et le développement du capitalisme. Ce qui permettrait de dépasser l’idée que les lois de développement du capitalisme sont dans leur ensemble sex-blind.
Reconnaissance ou redistribution ?
La question du rapport entre «idéologie» et «économie», en ce qui concerne l’oppression des femmes et le capitalisme, a ressurgi dans un autre débat, au milieu des années 1990, dans les pages de la New Left Review, qui proposait de faire le point sur le divorce entre les politiques de l’identité et de la reconnaissance d’un côté, et les luttes sociales de l’autre. Dans un article publié en 1997[9], Iris Young critique comme une « théorie des deux systèmes » la position élaborée par Nancy Fraser dans « From redistribution to recognition ? »[10]. Elle se base sur la distinction opérée par Fraser entre deux paradigmes analytiques auxquels pourraient être ramenées, selon elle, les différentes formes de manifestation de la justice et de l’injustice, à savoir reconnaissance et redistribution[11].
Les arguments employés par Young dans sa critique de Fraser s’organisent sur plusieurs niveaux. Tout d’abord, elle conteste la réduction analytique des formes d’injustice à deux paradigmes, en proposant plutôt une catégorisation selon cinq paradigmes[12] : exploitation, marginalisation, privation de pouvoir, impérialisme culturel et violence. En ce sens le cadre analytique proposé par Fraser ne saurait expliquer la complexité des réalités d’oppression et d’exploitation et les dynamiques des différentes luttes concrètes, en proposant plutôt une logique d’opposition binaire entre redistribution et reconnaissance et en la juxtaposant aux procès concrets de subjectivation. Contrairement à cette logique binaire, la demande de reconnaissance et les politiques de l’identité ne sont pas, pour Young, en contradiction avec la demande de justice économique, dans la mesure où elles contribuent à construire des identités capables de lutter pour l’égalité sociale. C’est le cas des zapatistes ou du black power.
Ainsi, puisque l’oppression culturelle de groupes spécifiques est utile à l’oppression économique, les deux revendications ne sont pas en contradiction: elles le deviennent seulement lorsque, dans un processus concret de lutte, la politique d’affirmation de l’identité (de race, de genre, d’ethnie, de religion) met au premier plan l’expression culturelle en tant que but en soi, en négligeant de ce fait le rôle de l’oppression culturelle dans la reproduction d’oppressions économiques structurelles. Enfin, Young reproche à Fraser de n’attribuer au marxisme que des catégories de critique de l’économie politique et aucune catégorie de critique culturelle, de postuler ainsi une nouvelle forme de l’opposition analytique entre l’économique et le culturel, et de réduire le marxisme à l’analyse et à la critique économique du capitalisme.
Contrairement aux critiques de Young, le propos de Fraser était et reste motivé par un objectif exactement opposé, celui de dépasser la séparation entre le culturel et l’économique et de construire un cadre théorique susceptible de mettre en lumière leur entrelacement. De ce point de vue, il est difficile de considérer sa position comme une version de la théorie des deux systèmes, ou alors il s’agit d’une version tout à fait particulière.
L’utilisation des deux paradigmes, redistribution et reconnaissance, se situe dans le cadre du débat philosophique contemporain sur la justice, et Fraser essaie de montrer – sur le même terrain théorique que celui d’auteurs comme Rawls, Habermas ou Honneth – la nécessité de dépasser l’opposition entre ces deux paradigmes pour élaborer une conception de la justice susceptible d’inclure les deux ensembles qui leur sont spécifiques. Cette tentative est issue de la prise de conscience du danger, largement confirmé dès les années suivantes, de la création d’une division politique croissante entre les politiques de l’identité – et les mouvements qui y sont liés –, et les politiques et mouvements basés sur la demande de justice économique et sociale. Question tout à fait actuelle, si l’on pense que non seulement ce divorce s’est creusé, mais que de façon plus grave encore, les politiques de l’identité, dissociées de toute demande de justice sociale, ont contribué à l’émiettement des mouvements et des processus de subjectivation, sans pour autant contribuer à éviter le repli dans l’identité culturelle ou religieuse de communautés immigrées, favorisé par la marginalisation sociale et économique[13]. C’est un problème auquel il faut néanmoins se confronter si l’on veut essayer de comprendre la façon dont les Etats s’emparent de mots d’ordre relevant de l’universalisme, du laïcisme ou de la défense des droits des femmes pour les utiliser comme instrument de marginalisation et d’oppression des communautés. En d’autres termes, il s’agit d’éviter que notre universalisme, lui aussi, ne devienne une source d’oppression, en étant instrumentalisé par l’Etat.
Nancy Fraser propose donc un schéma conceptuel qui, au niveau analytique, permet de comprendre aussi bien les différences spécifiques entre les demandes de justice basées sur la redistribution et sur la reconnaissance, que la possibilité de leur articulation réciproque. Ce schéma repose sur la distinction entre une injustice ayant des racines économiques (exploitation, dépossession, marginalisation économique) et une injustice ayant un caractère symbolique et culturel (domination culturelle, mépris, manque de reconnaissance).
A la lumière de ce schéma, on peut affirmer que l’oppression basée sur la sexualité ne puise pas son origine dans l’économie politique: «La sexualité dans sa conception est une modalité de différenciation sociale, dont les racines ne résident pas dans l’économie politique, étant donné que les homosexuels sont répartis dans toute la structure de classe de la société capitaliste, n’occupent pas une position spécifique dans la division du travail et ne représentent pas une classe exploitée. Leur mode de collectivité est plutôt celui d’une sexualité méprisée, il est ancré dans la structure d’évaluation culturelle de la société. Dans cette perspective l’injustice qu’ils subissent est fondamentalement une question de reconnaissance »[14].
Ce qui n’équivaut pas du tout à dire que l’oppression basée sur la sexualité n’aurait pas de conséquences matérielles et économiques importantes, telles que la marginalisation dans les lieux de travail ou dans le système de santé, ou bien encore qu’elle n’aurait pas de bases matérielles. Il s’agit plutôt de prendre en compte la nature spécifique d’un ensemble d’injustices qui ne sont pas partie prenante des rapports de production, qui ne structurent pas la division du travail et qui nécessitent, pour être dépassées, un changement d’ordre symbolique. C’est à la lumière de cette spécificité qu’il faut comprendre encore le débat entre Fraser et Butler[15]. Ce que Fraser reproche en fait à Butler, c’est de ne pas prendre en compte la différence entre le matériel et l’économique. Butler analyse, bien sûr, les éléments matériels dont se nourrit la «performation» du genre et les institutions qui appuient l’hétérosexualité normative, ainsi que leurs conséquences dans la vie matérielle des gens. Mais ce qu’elle ne prend pas suffisamment en compte, selon Fraser, c’est l’aspect non pas matériel, mais plutôt économique, à savoir le lien entre « performation » du genre et rapports de productions capitalistes.
Or, entre les deux pôles de la redistribution et de la reconnaissance, il y a aussi des injustices dans lesquelles on retrouve les deux aspects mêlés : c’est le cas de l’oppression raciale et de l’oppression des femmes. Toutes deux ont des racines économiques et sont déterminantes dans la division du travail à plusieurs titres. Dans le cas des femmes, on a une division entre travail productif et reproductif, qui assigne ce dernier comme tâche non rétribuée aux femmes, ainsi qu’une hiérarchie à l’intérieur de la force de travail, le genre étant une source de distinction entre des secteurs de travail principalement féminins, moins payés, et des secteurs principalement masculins, mieux payés. Pourtant, ce n’est là qu’un aspect de l’oppression des femmes, car celles-ci sont en outre assujetties à une dévalorisation à caractère symbolique et culturel, qui produit toute une série de discriminations et de violences: violence dans le ménage, violence sexuelle, exploitation sexuelle, marchandisation du corps de la femme dans les médias, harcèlement. De même que l’oppression raciale, celle des femmes appelle donc deux types de réponses, à la fois dans le domaine de la redistribution et dans le domaine de la reconnaissance.
Fraser souligne en même temps que cette double condition produit des contradictions. La demande de justice redistributive implique en fait l’élimination de la race et du genre en tant que fondement de la discrimination, en exigeant des changements économique susceptibles d’amener au dépassement de ces identités et de la différentiation opérée sur leur base. La demande de reconnaissance, au contraire, a tendance à valoriser ces différences et ces identités, en exigeant un changement dans la façon dont elles sont considérées: de la dévalorisation à la valorisation. Comment combiner ces deux logiques apparemment si opposées ?
La réponse de Fraser consiste en une distinction entre une approche «affirmative» et une approche «transformative». La première propose une série de mesures face aux injustices économiques et culturelles, qui ne mettent pas en question la structure qui les produit (voir, par exemple, les politiques d’assistance, de charité ou le multiculturalisme, qui présupposent la permanence des groupes existants tels qu’ils sont). L’approche transformative, tout au contraire, vise à mettre en question la structure d’où découlent les injustices : c’est le cas du socialisme, qui se fixe pour but la transformation des rapports de production et le dépassement de la division en classes, et – sur le plan culturel – le cas de la déconstruction, qui se fixe pour but de réarticuler les relations de reconnaissance, en nuançant ou en éliminant les différentiations entre les groupes.
C’est à cette dernière approche qu’appartient la théorie queer, qui ne se donne pas pour but la revendication d’une identité homosexuelle, transsexuelle ou intersexuelle, mais plutôt la déconstruction de la dichotomie homosexuel/hétérosexuel via une déstabilisation de toutes les identités sexuelles figées. La théorie queer veut donc déconstruire le genre, comme le socialisme veut déconstruire la classe: ni l’un ni l’autre ont pour but le maintien et l’affirmation de l’identité de genre et de classe, même si dans la pratique politique le problème de l’identité se pose pour les deux. Ce caractère commun, que Fraser appelle «transformatif», offre la base pour une possible combinaison du socialisme et de la déconstruction, susceptible de s’attaquer en même temps à l’injustice économique et à l’injustice culturelle, et de donner des réponses aussi bien dans le domaine de la redistribution que dans le domaine de la reconnaissance. Cette combinaison est d’autant plus nécessaire pour Fraser que l’oppression de genre et l’oppression raciale sont constituées par les deux formes d’injustice.
D’un unhappy marriage à une « union queer » ?
La nécessité de rattraper les retards accumulés par la théorie marxiste vis-à-vis de l’oppression des femmes pour proposer une théorie à la hauteur de la situation devient de plus en plus urgente au fur et à mesure que la mondialisation capitaliste affecte plus profondément la vie des femmes. Du fait que le processus de féminisation du travail est fortement accéléré par la mondialisation, le divorce substantiel entre marxisme et féminisme soulève des difficultés encore plus graves. L’analyse de la division sexuelle du travail, du rôle de la reproduction pour le capitalisme, de la façon dont l’idéologie patriarcale s’entrelace aux dynamiques de l’accumulation capitaliste n’a encore été parfaitement intégrée ni dans la critique marxiste de l’économie politique ni dans l’activité et les programmes des organisations politiques de la gauche et des mouvements sociaux : cela représente un très grave obstacle à la capacité de compréhension et d’intervention sur la réalité. La question de la composition de classe et celle du rapport entre capitalisme et oppression des femmes devraient, en fait, être abordées par une approche qui n’essaie pas de réduire la complexité des enjeux ou de les réorganiser selon une hiérarchie des oppressions ou des déterminations.
Certaines théories, comme le féminisme matérialiste[16], ont essayé de penser en termes d’exploitation du travail le rapport actuel entre femmes et hommes, compris en tant que classes antagonistes; pourtant, le patriarcat comme forme d’organisation d’une partie de la production a cessé depuis longtemps d’assurer cette fonction. Ce qui en restait a été subsumé par le capitalisme. Le processus n’a pas été et n’est pas linéaire. Le capitalisme a brisé les liens économiques basés sur le patriarcat, mais a gardé, utilisé et profondément changé les rapports de pouvoir et l’idéologie patriarcale. Il a brisé la famille en tant qu’unité de production, mais l’a utilisée et transformée pour s’assurer à un prix bien inférieur le travail de reproduction de la force de travail. Ici, les rapports de pouvoir patriarcaux ont bien montré leur utilité.
Reconnaître que, dans ce contexte, les hommes – y compris les hommes de la classe travailleuse – ont tiré et continuent à tirer un bénéfice relatif de l’oppression de genre n’équivaut pas à faire des hommes une classe d’exploiteurs, mais à comprendre la complexité qui permet au capitalisme d’intégrer et d’utiliser des rapports de pouvoir pré-capitalistes pour créer des hiérarchies au sein des exploités et des opprimés, en creusant des fossés et en dressant des barrières. Il en est de même pour la question du rapport entre femmes et travail, qui, avec le développement de l’emploi des femmes, devient centrale non seulement du point de vue de la division entre travail productif et reproductif, mais aussi du point de vue général de la division sexuelle du travail productif. La «féminisation du travail» a au moins deux significations. D’une part, cela recouvre le fait que les femmes participent de façon croissante au travail de production, ce qui est susceptible de modifier leurs conditions de vie ainsi que les formes dans lesquelles l’oppression des femmes se manifeste. Mais, d’autre part, cela signifie aussi que l’emploi d’une force de travail féminine joue un rôle essentiel du point de vue du capital, en tant que moyen de déqualification de certains secteurs de la production, d’abaissement du coût de la force de travail, d’aggravation des conditions de travail et d’introduction de formes de précarité. Encore une fois, il n’est pas possible de le comprendre sans faire référence au rôle fondamental de l’idéologie patriarcale – comprise comme force matérielle, et donc ensemble de rapports de pouvoir patriarcaux – et à la façon dont le capitalisme s’en est emparé, l’a modifiée et, dans certains cas, l’a créée.
Cette impasse pèse lourdement dans les processus de subjectivation, dans la difficulté majeure des femmes à se mobiliser et à prendre la parole, surtout à l’intérieur d’organisations de la gauche marxiste qui continuent à se montrer incapables de penser la classe en tant que sexuée, et oublient que sexe et genre sont des facteurs puissants de division idéologique et politique, dont le capital profite. Plus qu’avant, pourtant, la classe est sexué, c’est-à-dire que la façon dont les femmes et les hommes vivent, subissent l’exploitation et trouvent des stratégies de résistance, personnelle ou collective, n’est pas forcément la même, et le problème de la hiérarchie entre travailleur et travailleuse est réel. Sous-estimer ces aspects serait esquiver l’une des questions fondamentales propres à une classe qui, dans les pays occidentaux, est de plus en plus composée de femmes et de femmes immigrées.
Le féminisme a développé des instruments essentiels de compréhension de la réalité du genre: dans son rapport contradictoire avec la psychanalyse, il a contribué à éclairer l’aspect psychologique de l’oppression des femmes et le rôle des relations familiales dans la reproduction de la division sexuelle des rôles, la construction du genre et la consolidation et la perpétuation de l’hétérosexualité normative. Prendre en compte pleinement ces aspects n’implique pas d’abandonner une approche matérialiste, mais plutôt de saisir la façon dont les rapports de pouvoir et l’idéologie patriarcale sont intériorisés, notamment par les femmes, et agissent sur un plan qui n’est pas économique mais qui a des effets décisifs du point de vue politique. Faire abstraction de ces éléments et ne pas s’interroger sur les formes organisationnelles et les moments politiques les plus propices pour affronter ces difficultés ôterait tout espoir d’ouvrir un véritable espace démocratique où les femmes puissent trouver à s’impliquer et à participer.
Il s’agit de lire les intersections entre genre, classe et race et de déchiffrer la relation complexe entre les éléments patriarcaux archaïques qui subsistent à l’état de fantômes dans un monde capitaliste mondialisé et ceux qui, au contraire, ont été entièrement intégrés, utilisés et transformés par le capitalisme. Cela demande un renouvellement du marxisme, susceptible d’aller au-delà de l’opposition du culturel et de l’économique, du matériel et de l’idéologique. Un projet politique qui vise à la création d’un nouveau mouvement ouvrier ne peut que s’interroger sur la façon dont genre et race exercent une influence sur la composition sociale de la force de travail et sur sa subjectivation politique en tant que classe. Cela nécessite de dépasser la question de «l’oppression première» qui a divisé mouvements féministes et mouvement ouvrier dans les dernière décennies. Ce qui est intéressant n’est pas tant de savoir si la contradiction entre capital et travail est plus importante ou davantage «première» que l’oppression des femmes, mais plutôt de comprendre la façon dont toutes deux sont désormais entièrement imbriquées dans les rapports de production capitalistes et dans l’ensemble des relations de pouvoir du capitalisme, ce qui donne lieu à une réalité complexe. Il faudra bien, comme nous y invite Nancy Fraser, plutôt que de vouloir la nier, créer un paradigme analytique et programmatique capable d’appréhender l’ensemble de cette complexité.
Cet article est issu de la réélaboration du dernier chapitre de mon livre Las sin parte. Matrimonios y divorcios entre feminismo y marxismo, Critica & Alternativa, 2010. Le livre est dédié à la mémoire de Daniel Bensaïd, tout comme cet article qu’il m’avait demandé pour la revue ContreTemps. Il est paru une première fois dans la revue Contretemps (n°6).
Notes
[1] L’article a été publié pour la première fois en 1979 puis reproduit en 1981 dans le livre dirigé par Lydia Sargent, Women and Revolution : A Discussion of the Unhappy Marriage of Marxism and Feminism, South End Press, 1981. Ce livre est un recueil d’interventions en réponse à l’article de Heidi Hartmann: parmi ces contributions, et mise à part «The unhappy marriage : towards a more progressive union» (p. 1-41) nous ne retiendrons que la réponse de Iris Young «Beyond the unhappy marriage : a critique of the dual systems theory» (p. 43-69).
[2] Je ne pourrai donc pas discuter ici le débat français, mais je renvoie aux écrits de Josette Trat (voir par exemple «Engels et l’émancipation des femmes», dans Georges Labica, Mireille Delbraccio (dir.), Friedrich Engels, savant et révolutionnaire, PUF, Paris 1997, p. 175-192, et «Les femmes dans les luttes et dans les mouvements sociaux», paru sur www.penelopes.org/xarticle.php3?id_article=5291), ainsi qu’à ceux d’Antoine Artous (voir «Oppression des femmes et capitalisme», Critique communiste, n° 154, 1999 ; www.europe-solidaire.org/spip.php?article2758).
[3] De ce point de vue, l’Italie a été ici encore le «laboratoire du pire»: il suffit de voir comment le mot d’ordre de la défense des femmes contre la violence masculine a été utilisé en Italie en 2007 et 2008 pour criminaliser la communauté roumaine, après des cas de viols, puis pour faire approuver des lois à connotation raciale.
[4] L’intuition, à dire vrai, est aussi due à Marx: elle est fondamentale, malgré le fait qu’elle n’a pas été développée du point de vue du travail ménager des femmes et de leur rôle dans la reproduction au sens biologique, dans le Capital (cf. par exemple le ch. VIII du Livre I). Une des tentatives pour combler ce vide à été l’élaboration par le féminisme opéraiste, notamment Mariarosa Dalla Costa, d’une théorie de l’exploitation capitaliste du travail ménager en tant que travail directement productif, non seulement de marchandise-force de travail, mais aussi de plus-value, extorquée par le capital à travers le travail salarié du mari: cf. Mariarosa Dalla Costa, Le pouvoir des femmes et la subversion sociale, Genève, Adversaire, 1973. Pour un examen de la thèse féministe opéraiste des années 1970 et une version «post-opéraiste» du problème du travail de production-reproduction, on peut consulter Alisa del Re, «Produzione/riproduzione», inLessico marxiano, Rome, Manifestolibri, 2008, p. 137-153.
[5] Cf. Juliet Mitchell, Psychanalyse et féminisme, Paris, Des Femmes, 1978. D’après Mitchell, en fait, les structures patriarcales ont une nature psychologique et idéologique anhistorique qui demeure d’un mode de production à l’autre. De l’interaction entre ces structures et un mode de production déterminé relèvent les variations dans la façon dont ces structures s’articulent et se particularisent, donnant des formes de manifestation différente à l’oppression des femmes.
[6] Cf. Iris Young, «Beyond the unhappy marriage…», art. cit.
[7] Cf. Michele Barrett, Women’s Oppression Today : Problems in Marxist Feminist Analysis, Londres, Verso, 1980 ; «Rethinking women’s oppression: a reply toBrenner and Ramas», New Left Review, I/146, 1984, p. 123-128 et Johanna Brenner & Maria Ramas, «Rethinking women’s oppression», New Left Review, I/144, 1984, p. 33-71. Par ailleurs, Johanna Brenner a été l’une des protagonistes d’une autre grande controverses en langue anglaise à propos du rapport entre genre et classe, à savoir le débat historique sur la transformation de la famille aux origines du capitalisme industriel et les changements dans les conditions de vie et le rôle des femmes. Il s’agit d’une discussion qu’il n’est pas possible de résumer dans cet article.
[8] C’est la position, par exemple de Terry Eagleton, Ideology : An Introduction, New York-Londres, Verso, 199
[9] Cf. Iris Young, «Unruly categories : a critique of Nancy Fraser’s dual systems theory», New Left Review, 222, 1997, p. 147-160.
[10] Nancy Fraser, «From redistribution to recognition? Dilemmas of justice in a ‘post-socialist’ age», New Left Review, 212, 1995, p. 68-93; Fraser a repris et ultérieurement développé sa position dans Justice Interruptus : Critical Reflections on the «Postsocialist’» Condition, New York-Londres, Routledge, 1997 ; ou encore dans Adding Insult to Injury, New York-Londres, Verso, 2008, qui retrace non seulement le débat avec Iris Young, mais aussi la discussion qui a eu lieu par la suite avec Judith Butler, encore une fois dans les pages de la New Left Review.
[11] C’est une référence à la notion hégélienne de reconnaissance adoptée par certains des défenseurs des politiques de l’identité.
[12] Soit «pentagonale» comme le remarque ironiquement Fraser dans sa réponse: N. Fraser, «A rejoinder to Iris Young», New Left Review, 223, 1997, p. 128.
[13] Les politiques de l’identité sont même devenues récemment un terrain de conquête de la droite et de l’Eglise catholique. Il suffit de penser à l’utilisation explicite ou implicite du féminisme essentialiste par l’Eglise catholique. Cf. par exemple l’encyclique de Jean Paul II Mulieris dignitatem, ou encore la «Lettre aux évêques de l’Eglise catholique sur la collaboration de l’homme et de la femme dans l’Eglise et dans le monde», écrite en 2004 par l´actuel pape Joseph Ratzinger.
[14] Cf. Nancy Fraser, «From redistribution to recognition ?», in Adding Insult to Injury, op. cit., p. 21.
[15] Cf. Judith Butler, «Merely cultural», New Left Review, 227, 1998, p. 33-44 et Nancy Fraser, «Heterosexism, misrecognition and capitalism : a response to Judith Butler», New Left Review, 228, 1998, p. 140-149 (republiés également dans Adding Insult to Injury, op. cit.)
[16] Cf. Christine Delphy, L’Ennemi principal, Paris, Syllepse, 2009.