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    Erri De Luca: "Le capitalisme s’est affranchi du souci de l’utilité"

    écologie

    Lien publiée le 1 novembre 2016

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    https://reporterre.net/Erri-De-Luca-Le-capitalisme-s-est-affranchi-du-souci-de-l-utilite

    Né à Naples en 1950, Erri De Luca est écrivain, poète et traducteur. Ses livres sont traduits dans le monde entier. Alpiniste chevronné, il s’est aussi engagé auprès des habitants du Val de Suse, en Italie, contre le percement de la ligne Lyon-Turin. Sa parole est rare et précieuse sur la crise écologique, sociale et politique que traverse son pays. Il s’entretient avec Reporterre

    Reporterre — La ligne Lyon-Turin (TAV) ou le pont sur le détroit de Messine entre la Sicile et le continent… que pensez-vous de ces grands projets lancés en Italie ?

    Erri De Luca — On déplace l’argent public en faveur de grandes entreprises qui sont liées au système des partis. Hors d’Italie, on appellerait cela corruption, mais chez nous, c’est devenu un modèle de développement. En Val de Suse, par exemple, on ferme des hôpitaux, mais on continue à gaspiller des milliards pour un trou inutile. Le pont au-dessus du détroit de Messine ne se fera jamais, mais plus de 300 millions d’euros ont déjà été dépensés, alors que les routes et le réseau de chemin de fer en Sicile sont dans un état déplorable. Le problème est que le citoyen italien est devenu un sujet, comme au Moyen-Âge.


    L’Italie, un pays féodal ?

    Aujourd’hui, les décisions sont prises par une oligarchie, mais qui n’est pas éclairée ni intéressée par le bien commun. Elle s’intéresse seulement à gaspiller l’argent public au service d’intérêts privés. C’est encore pire qu’au Moyen-Âge, parce qu’à l’époque, on construisait des châteaux pour se défendre, maintenant, on les construit pour les laisser à l’abandon. En Italie, des centaines de chantiers sont inachevés et des centaines d’autres achevés, mais inutilisés. Le capitalisme s’est aujourd’hui affranchi du souci de l’utilité !


    Quand avez-vous senti ce basculement en Italie ?

    Dans les années 1990, le pays a connu une dérive « économiciste », un délire de l’enrichissement et c’est pour cela que les Italiens ont élu pour vingt ans l’homme le plus riche du pays, Silvio Berlusconi, à la tête du gouvernement. Dans le même temps, le principal opposant, Romano Prodi, était professeur d’économie, tandis que le président de la République, Ciampi, était ancien gouverneur de la Banque d’Italie. Les premières mesures de Berlusconi ont été de déréguler l’économie. C’est à ce moment-là que l’État est devenu une agence qui, au lieu d’appliquer le droit, dispense des services. La santé n’est plus un droit, c’est un service, et si vous ne pouvez pas payer, tant pis pour vous. De plus en plus d’Italiens ne vont pas voir de médecin, car ils n’ont pas les moyens.


    Vous avez été attaqué en justice, pour « incitation au sabotage », par la société LTF (Lyon Turin Ferroviaire), dont le siège est en France. Que signifie cette démarche ?

    Dans cette affaire, la dérive a consisté dans le fait qu’une société privée portait plainte, mais surtout qu’elle a trouvé au tribunal de Turin et dans l’administration régionale un écho très favorable. Le préfet de la région a demandé à la LTF, société privée, de payer l’hébergement de 400 policiers qui venaient débarrasser les lieux des opposants au Lyon-Turin, c’était du jamais vu ! Une section spéciale du tribunal de Turin s’occupait à plein temps des poursuites pénales des militants anti-TAV. Ce chantier est l’exemple même de ces affaires combinées entre entreprises et institutions. C’est devenu, hélas, la normalité.


    Vous êtes un écrivain de la nature, et de la montagne. Comment cette nature est-elle saccagée en Italie ?

    Il a été décidé de continuer les forages pétroliers et gaziers dans l’Adriatique, contre l’évidence desdommages faits à la côte. Au niveau local aussi, c’est la fuite en avant. Il y a peu, le maire de Pescara a décidé de couper des pins d’Alep centenaires sous prétexte qu’ils étaient dangereux à cause de la chute de leurs aiguilles qui font glisser les passants. La vérité est qu’il ne veut pas dépenser de l’argent pour faire de l’entretien ! On pourrait aussi parler de l’aciérie Ilva, de Tarente, dans les Pouilles, autour de laquelle on meurt du cancer ou d’accidents cardio-vasculaires, car les particules toxiques n’ont jamais été recouvertes par l’entreprise : cela coûterait trop cher, dit-elle. La santé des citoyens est devenue une variable du profit. Ces comportements sont notre plaie quotidienne. Il faut revenir à l’habeas corpus, au droit à l’intégrité physique.

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    Le nuage polluant de l’aciérie d’Ilva


    Dans votre livre La Parole contraire (lire ci-dessous), vous déplorez le droit de s’opposer à ce saccage est criminalisé…

    En Italie, on a inventé un « droit d’intérêt stratégique national », dont la première application a eu lieu sur une décharge en Campanie, près de Naples, que le gouvernement a décidé de construire malgré l’opposition de la population. Comme le lieu était « stratégique », on a envoyé l’armée. C’est un déplacement de vocabulaire qui prend tout son sens.

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    En Italie, on a inventé un « droit d’intérêt stratégique national », dont la première application a eu lieu sur une décharge en Campanie, près de Naples, que le gouvernement a décidé de construire malgré l’opposition de la population. Comme le lieu était « stratégique », on a envoyé l’armée.


    Quelle est la place des citoyens en Italie ?

    Il n’y a plus de pacte entre un État et des citoyens, mais des services offerts en fonction du patrimoine personnel. Chacun est évalué en fonction de son pouvoir d’achat et non plus sur la citoyenneté. Si ce pays se maintient encore, c’est grâce à son immense réseau de bénévoles. C’est miraculeux. S’il n’existait pas, l’Italie se serait écroulée depuis longtemps. Il est là notre vrai produit intérieur brut ! Ces bénévoles sont un contrepoids, mais pas encore un contre-pouvoir.


    Justement, comment passer de l’un à l’autre ? Faut-il révolutionner la politique ? Se radicaliser pour se faire entendre ?

    Il y a quantité d’associations qui font un travail excellent, au niveau du « rez-de-chaussée » de la société. En ce qui concerne les partis politiques, il n’y a officiellement que le Mouvement 5 étoiles, qui recueille les mécontents et ceux qui s’opposent à la corruption qui est partout.


    Les jeunes Italiens sont-ils prêts à s’engager ?

    Je dois avouer que je ne connais pas bien cette génération, je ne la vois pas, à quelques exceptions près. La semaine dernière, je suis allé rencontrer des élèves dans une école en Sicile. Ils m’ont posé des questions extrêmement précises, pleines de bon sens. Mais ils manquent d’indépendance. Le problème est que ce sont des jeunes dans un pays de vieux, qui ont pour modèle les vieux, et pour eux, la politique n’est pas motivante, ils subissent. C’est un gaspillage : cette énergie et cette intelligence, ils devraient la mettre au service de leur avenir, car ils sont l’avenir du pays. Les jeunes Italiens me font penser à ces philosophes indiens qui attendent sur la rive du fleuve que notre génération passe, avec tous ses cadavres, pour ensuite prendre sa place.


    Faut-il voter aujourd’hui ?

    C’est une question très privée et je ne veux pas me prononcer là-dessus. En Italie, nous sommes invités le 4 décembre à nous prononcer par référendum sur la réforme constitutionnelle, mais ces affaires de politique institutionnelle ne m’intéressent guère. Ce qui m’intéresse est ce qui se passe sur le terrain, ce que vivent les gens. Pour moi la Constitution est l’équivalent laïque d’un texte sacré : on ne doit pas la toucher ! J’admire les biographies de ceux qui ont écrit cette Constitution. Ils ont rédigé l’article 21 sur la liberté d’expression parce qu’ils en avaient été privés, on les a mis en prison, parfois exilés ou même tués.


    Que pensez-vous de la crise migratoire ?

    Il n’y a pas de crise migratoire. La crise, c’est le sentiment des gouvernements qui voient de l’urgence là où il ne devrait y avoir que de l’administration. Il n’y a pas de crise, il s’agit de flux migratoires qui ne peuvent pas être arrêtés. Ces flux sont nécessaires à la biologie et à l’économie de l’Europe. Dans nos sociétés, il y a toute l’intégration nécessaire, de la pire exploitation à la possibilité de créer son entreprise. En Italie, de nombreux étrangers ont ouvert leur boîte quand celles d’Italiens fermaient. Le problème vient des murs que l’on dresse. Un mur sert à soutenir une maison, à faire reposer un toit. Mais un mur n’enferme personne. Le mur entre États-Unis et Mexique a-t-il empêché les Latinos d’être de plus en plus nombreux sur le sol états-unien ? Que peut-on faire contre un mur ? Absolument rien. Il ne sépare rien du tout, même les montagnes, avec leurs sentiers, ne sont plus des obstacles ! Les murs aujourd’hui servent à exploiter les mauvais sentiments d’une population, ils sont la dernière ressource de la droite. Ils ne servent que d’argument électoral. L’Europe est en train d’absorber les flux migratoires, et rien d’autre. C’est un processus inévitable et régulier.

    - Propos recueillis à Rome par Olivier Bonnel


    « LA PAROLE CONTRAIRE », D’ERRI DE LUCA

    Pour avoir déclaré que la ligne Turin-Lyon est une entreprise « inutile et nuisible », que le sabotage est la seule alternative, puisque toutes les négociations ont échouées, Erri De Luca est poursuivi par la justice italienne pour incitation au sabotage.

    Dans La Parole contraire, l’auteur italien revient sur ses engagements, depuis la lecture d’« Hommage à la Catalogne », de Georges Orwell, qui éveilla sa conscience politique dans une Italie où les journaux de gauche lançaient une souscription pour fournir des armes à la résistance chilienne après le coup d’État du 11 septembre 1973. Autre époque !

    Erri De Luca revendique la liberté de parole, le droit de mauvais augure, le droit de parole contraire.

    La société privée Lyon Turin Ferroviaire [1], qui a porté plainte contre l’écrivain, bénéfice d’une aide exceptionnelle de l’État italien. Un département judiciaire composé de 4 magistrats a été spécialement créé pour inculper les militants les plus actifs.

    Contre ce qu’il considère comme un abus de pouvoir, un acte de censure, Erri De Luca ne décolère pas. Face à une procédure injuste, il rappelle que Rouget de Lisle attend toujours sa convocation pour avoir écrit les paroles de La Marseillaise. Dans une langue remarquable, il affirme sa détermination à rester lui-même, dans ses engagements, prêt à en assumer les conséquences.

    Bref, efficace et fort.

    - La Parole contraire, par Erri De Luca, éditions Gallimard, 48 p., 8 €.