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Arundhati Roy : "Les peuples d’aujourd’hui sont dociles"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
La romancière militante Arundhati Roy fait paraître deux essais : "Capitalisme" et "Que devons-nous aimer ?", né de ses visites à Edward Snowden. Rencontre.
Le Point : Comment avez-vous réagi quand votre ami le comédien John Cusack vous a proposé d'aller à la rencontre d'Edward Snowden à Moscou ?
Arundhati Roy : J'ai cru qu'il plaisantait ! John savait que je ne verrais pas forcément Snowden comme un héros, même si j'admire le courage qu'il a eu comme lanceur d'alerte ; il y a aussi chez lui ce patriotisme, cet attachement au drapeau dont je me méfie par-dessus tout. Cela dit, quand je lui ai demandé pourquoi il s'était engagé chez les marines, il m'a dit qu'il avait cédé à la propagande – donc nous pouvions nous entendre malgré tout !
Vous vous êtes fait accompagner dans cette rencontre par Daniel Ellsberg, le lanceur d'alerte qui, en 1971, avait confié au New York Times des documents sur la guerre du Vietnam...
Il a été le Snowden des années 1970. Ce qui est intéressant, c'est que c'est le lanceur d'alerte qui s'en est sorti ! À l'époque, il y avait des protestations massives contre le Vietnam. Il était difficile pour les pouvoirs publics de le mettre en prison alors qu'il était devenu le héros d'un mouvement de protestation d'une telle ampleur. Snowden ou Chelsea Manning n'ont pas tant de monde derrière eux. Les peuples d'aujourd'hui sont plus dociles.
Pourquoi vous méfiez-vous tant du patriotisme ?
Je n'ai jamais été capable de m'identifier à une nation… Les artistes devraient avoir un imaginaire plus ancien et plus vivant que celui d'un pays. Je crois que certaines personnes sont programmées pour se poser des questions, ne développer aucun sentiment d'appartenance. Par chance ou par malchance, j'en fais partie ! Le patriotisme est l'un des grands dangers, aujourd'hui, et ce, dans le monde entier. L'imagination des individus est bloquée à l'intérieur de frontières géographiques, alors que l'argent, lui, passe d'un pays à l'autre.
© Francesca Mantovani Copyright 1999 Adobe Systems Incorporated
Mais l'amour d'un pays ne peut-il pas aussi aider à unir, à forger une communauté ?
Non, je crois vraiment que le patriotisme peut seulement faire du mal. On ne devrait jamais se rallier derrière des slogans. Quand on commence à dire qu'il faut être ceci ou cela pour être « vraiment » indien, ça me hérisse. Plus vous fermez un pays, plus l'explosion menace.
En Inde, vous vous êtes régulièrement opposée à votre gouvernement, et notamment sur la question du nucléaire, dès 1998.
Au moment où Le Dieu des petits riens a été publié, la droite est arrivée au pouvoir en Inde et a commencé des essais nucléaires. Beaucoup d'intellectuels étaient très heureux à ce sujet. J'ai eu l'impression que, si je me taisais, j'aurais l'air de me réjouir aussi. Ce qui était tout sauf le cas. Aujourd'hui, entre le Pakistan et l'Inde, nous sommes presque en situation de guerre. Résultat, tout le monde dans les médias, même les plus libéraux, est sommé de vénérer l'armée… L'hystérie de la haine ne cesse de gagner du terrain. Là encore, le danger réside dans qui peut utiliser l'arme nucléaire.
Comment avez-vous vécu ces élections américaines ?
On traite Trump de fou, et bien sûr, il l'est. Mais le problème, ce n'est pas lui, ce sont les soutiens qu'il reçoit. Le drame, c'est qu'ils sont nombreux aux États-Unis à être comme lui ! Il montre ce qui se passe dans la tête des gens, et qu'on voit maintenant sur de grands écrans de télévision. Bien sûr, l'idée que quelqu'un comme lui ait le doigt sur le bouton nucléaire est effrayante, mais je n'ai pas non plus une confiance illimitée en Hillary Clinton…
Votre ennemi affiché, aujourd'hui, c'est le capitalisme, et, entre autres, les fondations d'entreprises… Que leur reprochez-vous ?
Quand que je travaillais en Inde, je voyais la façon dont les grandes compagnies, par exemple, finançaient les festivals littéraires. Ils sont très forts pour domestiquer les gens. Y compris en créant de fausses résistances… Le festival de Jaipur est financé par une compagnie minière qui prend des terres à des centaines de paysans. Mais je ne prétends pas être au-dessus de la mêlée. La seule façon d'exister dans ce monde et de rester moralement pur serait de vivre dans un bois, un fusil à la main ! Si vous avez un compte en banque, quoi que vous fassiez, les géants de l'industrie ou de la finance sont là.
Vous sous-titrez votre essai sur le capitalisme Une histoire de fantômes. Pourquoi ?
Parce que le capitalisme est construit sur un grand cimetière. En Inde, c'est par exemple celui des millions de fermiers qui se sont tués parce qu'ils ne pouvaient pas assumer leurs dettes. Ce sont leurs fantômes, mais aussi ceux des forêts brûlées, des fleuves asséchés qui nourrissent le capitalisme.
Où en est votre prochain roman, attendu depuis plusieurs années ?
Je viens de le terminer, mais je ne peux pas en parler – c'est trop tôt. J'ai voulu un livre avec lequel je pourrais vivre quelques années, des personnages dont la compagnie ne me lasserait pas… À chaque fois que j'écris un article ou un essai politique, je me dis que c'est la dernière fois, parce que je sais combien je m'attire d'ennuis. Mais je crois que ce roman aussi devrait m'en valoir quelques-uns… Quoi que je fasse, c'est ce qui finit par arriver.
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Que devons-nous aimer ? À la rencontre d'Edward Snowden : essais et conversations, Arundhati Roy et John Cusack, traduit de l'anglais par Juliette Bourin, Gallimard, 122 p., 12 euros.Capitalisme : une histoire de fantômes, traduit de l'anglais par Juliette Bourdin, Gallimard, 148 p., 16 euros.