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    Théoriser et comprendre le Moyen Âge avec Alain Guerreau

    histoire

    Lien publiée le 14 novembre 2016

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

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    Théoriser et comprendre le Moyen Âge

    avec Alain Guerreau

    Clément Homs

       Les sciences sociales en France ayant émergées au XIXe siècle en se démarquant lamentablement de la philosophie, l’historiographie universitaire qui règne depuis cette époque dans les différentes écoles historiques, aime peu la réflexion théorique. Le métier d’historien reste frappé d'un positivisme des « faits » qui est une donnée congénitale à sa profession, incapable de joindre à une analyse érudite et technique fine une recherche abstraite visant des constructions théoriques en avant.

       Depuis lors, la maladie historiographique la plus répandue est celle de toute pensée rétroprojective, qui par sa démarche est de projeter en arrière les catégories capitalistes (valeur, argent, économie, travail, etc.) pour saisir la réalité socio-historique non capitaliste. Les catégories capitalistes deviennent dès lors des concepts transhistoriques et l'on traîne impunément l'Homo capitalisticus par les cheveux jusqu'au début de la préhistoire. Dans la célèbre querelle des primitivistes contre les modernistes, les historiens les plus conséquents de l’antiquité (parce qu’ils n’étaient pas réticents à la réflexion philosophique et à la théorie critique francfortienne comme anthropologique) notamment sous la bannière de Moses I. Finley, ont été les premiers à se tourner vers la spécificité historique des formes et catégories sociales et à batailler ferme contre la rétroprojection des catégories capitalistes opérée par la pensée-marchandise de l'orthodoxie historiographique d'hier et d'aujourd'hui. En ce sens, comme le résume Pierre Vidal-Naquet, certains historiens travaillèrent « à éliminer de l’histoire ancienne les modernismes honteux ou avoués qui se dissimulent sous le masque de l’érudition. Non, l’antiquité n’a pas connu le capitalisme. L’atelier que possédait le père de Démosthène n’a rien à voir avec une entreprise moderne. Une République ancienne, un empire ancien ne sont pas assimilables aux institutions qui dans le monde moderne portent le même nom, toutes propositions qui sont évidemment réciproques »[1].

       Pour autant, à partir des années 1980, le capitalisme néolibéral s’est accompagné d’une nouvelle logique historiographique qui a vu le retour de balancier en faveur des positions simplificatrices modernistes et leur pensée-marchandise rétroprojective (pensons à l’inénarrable historien de la Grèce antique Alain Bresson et sa Cité marchande, une sorte de Jacques Heers – le « capitalisme populaire » médiéval… - de l’antiquité).

    De l’antiquité au Moyen Âge : le retour du problème de la « sémantique historique »

       A dire vrai, l’historiographie médiévale fut à tort moins touchée par les questionnements catégoriels fondamentaux des « antiquistes ». Le médiéviste Alain Guerreau est pourtant un des rares théoriciens de la société médiévale à s’être engagé dans cette démarche, dans une solitude quasi monacale et avec une grande exigence. Cet historien méconnu est notamment l’auteur de deux ouvrages vraiment remarquables et toujours d'une grande actualité pour la théorie critique, Le féodalisme : un horizon théorique (Le Sycomore, 1980) et L’avenir d’un passé incertain. Quelle histoire du Moyen Age au XXIe siècle ? (Seuil, 2001).

       Je disais un des rares théoriciens, peut-être pas le seul puisqu’il s’inscrit justement, avec une certaine filiation, dans l'« histoire conceptuelle » de Reinhart Koselleck. Les questionnements catégoriels des « antiquistes » ressurgissent en effet chez les médiévistes sous une autre forme dans le problème de la « sémantique historique » qu’a pointé de manière magistrale Koselleck dans Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques (éd. Ehess, 2016) et à sa suite Guerreau, ou des historiens comme Bartolomé Clavero (« ignorer l’historiographie »disait déjà celui-ci), Jérôme Baschet ou Jacques Le Goff, en mettant en avant l’impérieuse nécessité de la prise en compte du contexte social-historique et de sa logique d’ensemble (la totalité).

       C’est-à-dire en s’opposant sur ce point à l’idéalisme linguistique du linguistic turn, du postmodernisme déconstructionniste pensé par Jacques Derrida comme une opération portant avant tout sur des textes et des institutions en tant que textes, ou de l’intertextualité de Julia Kristeva et consorts[2]. L’historien, pour Koselleck, doit reconnaître l’« altérité absolue du passé »[3], c’est-à-dire sa matière sociale qui est aussi sa matière sociale sémantique. « Aucun objet matériel n’a de sens an und fûr sich remarque Guerreau à sa suite. Mais exclusivement au travers des procédures sociales qui le mettent en jeu, et dont il devient alors un marqueur, un outil, un enjeu »[4].

       Alain Guerreau est alors un peu comme un éléphant dans le magasin de porcelaine de toute l'historiographie médiévale de ces deux derniers siècles, dont il est d'ailleurs un grand connaisseur. Tout le monde en prend pour son grade, historiens et archéologues, marxistes compris, dans une écriture joyeusement et ouvertement polémique, chose rare dans l’Université/Cnrs. « Religion », « droit seigneurial », « économie », « politique », « propriété », etc., tout ceci n’existe pas dans la formation sociale médiévale nous dit Guerreau, c’est un immense malentendu de l’historiographie bourgeoise et marxiste. Terminons-en avec la « méthode du ciseaux et de la colle », une vinea dans un texte du XIsiècle n’est en aucune façon une vigne au sens moderne, il faut pratiquer la réflexion théorique à un haut niveau d'abstraction et fabriquer des nouveaux concepts pour saisir la spécificité historique des rapports sociaux médiévaux, leur agencement et hiérarchie, comme leur dynamique et leur logique d’ensemble au niveau du tout. On voit combien cette perspective résonne avec la critique de la valeur allemande forgée par Krisis et Exit !, et notamment avec le dernier ouvrage de Robert Kurz, Geld ohne Wert. Grundrisse zu einer Transformation der Kritik der politischen Ökonomie (Horlemann, 2012, cf. recension par Anselm Jappe).

    L'avenir d'un passé incertain : nouveaux horizons sur le Moyen Âge

       L’ambition de Guerreau – « proposer un schéma rationnel du fonctionnement-évolution de l’Europe féodale » - reste inscrite dans la pensée dialectique et plus largement marxienne, avec ce rare intérêt chez un historien pour la réflexion théorique (notamment une confrontation avec Maurice Godelier dont il ne dépasse pourtant pas le substantivisme fonctionnaliste, mais aussi récemment avec le dernier Lukacs d'Ontologie de l'être social) dégageant des constructions abstraites opérantes :

    « il y a toujours une certaine naïveté à chercher un ‘‘ordre logique’’ de présentation. […] Les historiens ont longtemps cru échapper à cette difficulté en se réfugiant derrière l’ordre chronologique : il y a pourtant beau temps qu’on a parfaitement montré le faux-semblant de tout ‘‘raisonnement’’ fondé sur la relation ‘‘post hoc, ergo propter hoc’’. La nécessité de penser en termes de système oblige à recherche des formes qui soient mieux adaptées à l’enchevêtrement organisé que constitue toute société. Les quatre ‘‘plans’’ [rapport de dominium, rapport ecclesia, parentés artificielles et aspects matériels] que je distingue ne sont ni juxtaposés ni à proprement parler hiérarchisés ; il faut les considérer comme étroitement imbriqués les uns dans les autres, et avoir présents à l’esprit, à propos de chacun, les trois autres »[1]

       Comme nous le disions, la vulgate marxiste – et en particulier le matérialisme historique - n’a pas le moindre trait convaincant aux yeux de cet historien :

    « il est ridicule et absurde de se représenter les rapports féodaux comme la simple relation entre de braves paysans ployant sous le joug et des seigneurs cupides et oisifs extrayant ‘‘ la rente’’ à coups de ‘‘contrainte extra-économique’’. Que ce mythe ait une forte valeur idéologique, on n’en disconviendra pas ; mais il faut commencer par s’en débarrasser clairement […]. Il est d’ailleurs très instructif de constater que ce mythe écrase avec une force comparable la plupart des historiens »

       Si la société non capitaliste médiévale reste hors de portée de la forme de pensée moderne à ses yeux, c’est que le processus même de la modernité a fait éclater le cadre de pensée qui nous aurait aidé à rendre compte de manière adéquate d’une telle formation sociale.

       Ce processus est constitué d’une part, par « la destruction de deux notions indispensables à la perception de la cohérence du système médiéval et, dans le même mouvement, la négation radicale de toute évolution endogène de ce système [point sur lequel insiste aussi beaucoup Jérôme Baschet]. Destruction et négation intimement liées, dans un même mouvement offensif de rejet par disqualification d’un système social caractérisé comme révolu, incohérent et oppressif. […] Pour le médiéviste, le fait fondamental réside dans l’éclatement de deux notions clés : celle d’ecclesia et celle de dominium »[2]. Car selon A. Guerreau la formation sociale de l’Europe féodale jusque dans le « long Moyen Age » (J. Le Goff), c’est-à-dire le XVIIIe siècle, comporte quatre plans de structuration : le rapport de dominium, les parentés artificielles, les contraintes matérielles et enfin le rapport ecclesia qui constitue la logique d’ensemble de la totalité.

       Un nouveau continent théorico-historiographique à défricher pour repenser à nouveaux frais, la question de la transition de la formation sociale médiévale à la formation sociale capitaliste, la fameuse « accumulation initiale » pointée brièvement par Marx. Et ce de manière bien plus féconde que les bases proposées par le « Brenner debate » et le livre d’Ellen Meiksins Wood,L’origine du capitalisme, dont les présupposés « marxiste s politiques » qui sont les leurs (et ce malgré des visées justes sur la critique du « modèle de la commercialisation » et des inconséquences de l'historien identitaire Fernand Braudel), resteront toujours marqués par les faiblesses du marxisme traditionnel au sens de Moishe Postone et de la Wertkritik.

      Nous mettons en ligne ci-dessous le PDF de son premier ouvrage Le féodalisme : un horizon théorique (Le Sycomore, 1980, préfacé par Jacques Le Goff) dont nous recommandons tout particulièrement le chapitre VI intitulé « Pour une théorie du féodalisme » et la poursuite de cette théorisation, dans L'avenir d'une passé incertain, où l'on trouve certaines évolutions et d'importants approfondissements qu'il faudra discuter. On peut aussi renvoyer à son article« Fief, féodalité, féodalisme. Enjeux sociaux et réflexion historienne » (Annales, 1990). 

    Clément Homs  

    [pdf] GUERREAU_FEODALISME


    [1] Dans la préface au livre de Moses I. Finley, Démocratie antique et démocratie moderne, Petite bibliothèque Payot, 1976, p. 13.

    [2] Moishe Postone montre la méprise de Derrida au sujet de Marx dans son Spectres de Marx et les limites de sa déconstruction, dans « La déconstruction comme critique sociale : ce que Derrida pense de Marx et du nouvel ordre mondial », in Postone, Marx est-il devenu muet ? Face à la mondialisation, L’Aube, 2003 (traduit par Luc Mercier et Olivier Galtier), pp. 39-78.

    [3] Rapporté dans Reinhard Koselleck, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, éditions EHESS, 2016, p. 17.

    [4] Alain Guerreau, L’avenir d’un passé incertain, op. cit., p. 201.