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Célestin Freinet, apports et limites d’un « éducateur prolétarien »
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://www.contretemps.eu/johsua-freinet-educateur-proletarien/
Il y a un peu plus de 50 ans mourait à Vence Célestin Freinet. Figure attachante que ce pédagogue acharné à améliorer « les conditions intellectuelles et morales de la grande masse populaire ».
Je suppose qu’il verrait d’un œil désolé comment sa réflexion a effectivement essaimé, mais ramenée à « des techniques » neutralisées dans leur espoir subversif. Car détacher sa pédagogie de « l’éducateur prolétarien » (nom qu’il avait donné à son journal) est une vraie trahison. Freinet, défenseur intransigeant de l’enseignement public, fut contraint de fonder une école privée pour poursuivre son idéal. Communiste (plutôt de tendance libertaire) il le fut toute sa vie, bien que poussé vers la sortie du PCF en 1952, avec ces bonnes méthodes staliniennes dont l’époque usa abondamment.
Pourtant, hommage du vice à la vertu, si ses « techniques » essaimèrent, c’est que sans doute elles correspondaient à une réalité qui dépassait ses engagements politiques. Il est utile de saisir pourquoi. Mais aussi de comprendre les limites. Il s’est révélé assez difficile d’étendre les succès qu’il obtint dans l’apprentissage de l’écrit à celui des mathématiques. Et il fut presque impossible de les étendre au-delà de l’enseignement primaire. Certes ses partisans ont mis en cause la mauvaise volonté « du système », son conservatisme, toutes choses certaines. Mais même dans les tentatives hors de ce système, les succès furent peu probants. Comment alors rendre compte des succès comme des échecs ?
Travailler librement !
Laissons parler Freinet, dans L’Éducateur prolétarien (n°2), en 1932.
« Nous pensons, avec tous les pédagogues contemporains, que l’enfant n’est nullement un être imparfait dont on ne peut rien obtenir que par dressage et autoritarisme. Il est un individu complet et original (…) Nous voulons enseigner l’activité libre et tout le système économique actuel est basé sur la passivité d’un prolétariat mineur, nous voudrions entraîner nos élèves à la coopération et tout n’est autour d’eux que concurrence et individualisme (…).
Vivre, pour la jeunesse surtout, c’est avant tout chercher, lutter, réaliser. Et on ne peut ainsi, chercher et agir sans un rudiment de techniques, sans un matériel approprié sans un aperçu de méthode, et surtout sans une organisation sympathique qui permette ces activités.
Travailler librement ! Deux mots qui, dans la société actuelle, jurent de se trouver accolés. La réalisation du travail libre suppose d’abord un but à l’activité scolaire spontanée, et ensuite une technique qui supprime l’autoritarisme adulte.
L’imprimerie à l’école, les échanges interscolaires, nos publications d’enfants, sont les premiers échelons de notre technique. »
On peut y ajouter au moins le travail d’enquête, les productions libres (texte, dessin) et les coopératives. À une époque où une stricte séparation existait entre le secondaire (l’ordre de la « rédaction ») et le primaire (l’ordre de la dictée), la seule idée de la production d’écrits par de si jeunes enfants était une vraie révolution, devenue entièrement banale depuis.
Il y a donc au principe un double rejet : celui de l’imposition de savoirs d’en haut aux enfants considérés comme « une cire molle », celui de la rupture de l’école avec la vie en général, prolétarienne en particulier. Par là Freinet est entièrement dans le mouvement de « l’éducation nouvelle », divers certes, mais pétri de considérations rousseauistes (L’Emile ou de l’Education, en particulier).
Mais il s’en distingue par la défense acharnée de l’appropriation sérieuse de techniques précises. Comment un soudeur pourrait-il travailler le métal s’il ne sait manier la soudure ? Confiant dans la « motivation » des élèves, il est entièrement hostile aux métaphores de l’éducation comme un « jeu ». On peut ainsi admettre que dans son « activité autonome » un enfant multiplie les erreurs d’orthographe. Mais dans le courrier qui part pour une autre classe, comme dans le cahier imprimé qu’on montrera aux parents, il ne doit plus en rester une seule.
Une option naturaliste contestable
Freinet a soutenu sur le tard ses intuitions par des théorisations particulières[1]. Il y affirme :
« Seule l’expérience sensible compte… C’est le sens qu’il faut retrouver et imprimer dans le comportement des individus…Il faut donc laisser l’enfant faire ses expériences, tâtonner longuement, parce que c’est ainsi que se forgent vraiment son intelligence et sa raison ».
Et s’étendant parfois à la société entière :
« Si l’école était parfaite, elle irait triomphalement à la vie et se réaliserait au sein même de cette vie. Elle s’épanouirait à même le travail et la vie du berger, du cultivateur, de l’artisan, de l’ouvrier, à même les conditions changeantes de la nature ».[2]
Voilà comment ces principes sont résumés par Philippe Geneste[3] :
« Célestin Freinet est un constructiviste, qui s’inspire de la méthode naturelle d’acquisition de la parole et des tâtonnements expérimentaux constatés et étudiés dans les domaines de la marche ».
Et donc :
– partir du savoir de ceux « d’en bas » ;
– s’appuyer sur la globalité de l’expérience enfantine ;
– partir du besoin de l’expérience ;
– tisser des liens entre l’école et la vie.
Mais alors si la meilleure école est celle de la vie, si seule compte l’expérience sensible, pourquoi faudrait-il une école, fusse celle de Freinet lui-même ? Comme le dit Bernard Schnewly :
« Comment ce génial inventeur de démarches révolutionnaires d’enseignement peut-il tenir ce langage théorique qui naturalise et fige les processus psychiques et leur développement, qui individualise voire atomise les élèves apprenants et qui les sort de leur contexte social ? »[4].
C’est que l’école ne fait pas que singer « la vie ». Elle a sa propre spécificité, y compris l’école de Freinet. En fait, dans cette école la réponse repose dans le travail de la technique (non spontanément repérable comme telle dans « la vie », impossible à acquérir sans étude spécifique) et l’aspect « culture commune » construite dans la classe. Donc :
– créer une culture de l’écrit en classe ;
– développer une conception riche et précise de ce que c’est qu’écrire en se servant d’emblée des outils les plus avancés de la communication écrite ;
– concevoir l’entrée de l’écrit comme découverte de la valeur d’usage de l’écriture qui ne forme que le début d’un long processus de construction.
Paradoxalement, ce sont donc des considérations très éloignées des hypothèses de Freinet qui rendent compte de ses succès. Comme le dit le sociologue Bernard Lahire[5] :
« L’école développe un rapport spécifique au langage supposant que celui-ci soit mis à distance, considéré comme un objet étudiable en lui-même de multiples points de vue (phonologique, lexical, grammatical, textuel), pris comme l’objet d’une attention et d’un travail spécifique, d’une manipulation consciente, volontaire et intentionnelle. Les élèves qui échouent s’obstinent à ne pas vouloir prendre le langage comme quelque chose de dissociable de ce qu’il permet d’évoquer, de faire, de dire, de construire comme situations possibles, c’est-à-dire, comme quelque chose de dissociable des situations d’énonciation et des situations construites par les énoncés ».
Les principes psychologiques de Freinet ne trouvent en fait aucune confirmation dans une quelconque théorie contemporaine. Surtout il fait fausse route sur la forme scolaire elle-même et sur sa spécificité[6]. En gros, pour Freinet, il s’agit de rétablir à l’école les conditions des apprentissages informels, ceux qui pourraient se faire aisément sans l’école, dans des familles aptes et dévouées. On comprend ainsi à la fois que ce système soit « bien vécu » par les enfants, mais qu’il ne puisse aller au delà du primaire, et, de même qu’il se révèle très modérément adapté pour les mathématiques.
Mais – contrairement à ce qu’il dit lui-même de ce qu’il bâtit –, son système est bien une recréation spécifique d’une microsociété précise qui n’est pas « la vie » externe. Il ouvre alors la porte à une autre réflexion, celle de la « pédagogie institutionnelle »[7], où rien ne viendra bloquer, en théorie, l’artificialité (ceci bien que Freinet soit persuadé du contraire et de la « naturalité » de ce qu’il fait). Ces aspects demeurent intéressants, mais dépassés par le double processus de la technicisation et de la prolongation des études. Dans les limites de ce texte, c’est ce que je vais aborder maintenant avec la question dite du « sens »
La recherche du « sens »
La question du « sens » ne serait-elle pas plus aisée à résoudre si les élèves avaient le pouvoir de « négocier » localement la vie de la classe et les contenus à traiter ? Mais si une pression extérieure est maintenue sous forme d’un programme à traiter (et même en supposant qu’une faculté de modulation locale soit accordée), « la demande » des élèves sera-t-elle toujours au moins compatible avec « les programmes » ? C’est une hypothèse bien trop optimiste.
De plus, l’hypothèse de départ suppose que les élèves soient, plus ou moins, porteurs des « bonnes demandes ». D’où peuvent-elles surgir ? Puisqu’il s’agit de les faire advenir « d’en bas », elles se présentent inéluctablement comme une extension de pratiques sociales correspondantes. C’est bien ce qu’on trouve au fondement des conceptions de Célestin Freinet. Tant qu’un tel lien direct entre une pratique sociale donnée et les contenus scolaires est possible, il est clair que la question du « sens » de ces activités pour les élèves est beaucoup plus simple à résoudre. Mais on se heurte, tôt ou tard, au fait qu’une partie au moins des pratiques (et les savoirs correspondants) ne sont pas immédiatement disponibles dans l’environnement proche. Comment une « demande » universelle d’histoire de la Chine surgirait-elle ?
La question est encore beaucoup plus délicate pour tout ce qui concerne les enseignements scientifiques, dont la pratique sociale non-scolaire est en fait fort peu présente : d’où pourrait surgir la « demande » de savoir résoudre une équation du premier degré ou de savoir distinguer les atomes des molécules ? Existe-t-il une place pour des choix sociaux globaux (nationaux en ce qui concerne la France) à propos des savoirs à traiter « pour tous », et donc une fonction spécifique de l’École à ce titre ?
Et si l’on « part du bas », les pratiques sociales seront très inégalement partagées, aussi bien entre les groupes d’élèves qu’entre les domaines inscrits dans les « programmes ». On peut ainsi supposer que la demande de « pratiques écrites » sera relativement répandue, en raison de la visibilité sociale de ces pratiques à l’extérieur de l’École. D’où les succès de Freinet sur ce plan. Mais le reste ?
Si l’École est une institution de médiation entre une « culture » sociale et les groupes d’élèves qui étudient cette dernière, le « sens » de cette « culture » est une question qui intéresse la société dans son ensemble. Inversement, si ce « sens » est attesté au niveau social global, il restera à le traduire au niveau local. Autrement dit, il est bien vrai qu’une partie de la crise du sens peut provenir de la perte d’un soutien culturel (local par exemple) à la légitimité de ce qui est enseigné, ou au contraire de la protestation « silencieuse » contre l’absence de certains autres domaines. Mais alors la « raison d’être » des activités est une conquête, à renouveler à chaque étape des actes didactiques et, qu’on le veuille ou non, une grande partie de leur « sens » se bâtit pour les élèves (quand il se bâtit) à propos des activités en cours, hic et nunc.
La « motivation » des élèves, leur engagement, comme la « demande » elle-même sont, de ce point de vue, non des conditions de l’enseignement, des pré-requis, mais des produits didactiques. On peut rêver d’un cercle vertueux qui nous donnerait des enfants motivés d’emblée par une tâche scolaire, laquelle correspondrait par miracle à la « demande » sociale exacte prévue pour leur âge, enfants dont, de plus, l’engagement serait assuré dans la durée. Mais on ne peut douter non plus qu’il s’agirait de cas rares, en tout cas pas assez nombreux pour combler les attentes sociales vis-à-vis de l’École.
Dans ces dernières situations, il faut bien pourtant construire du « sens », sous peine que les activités demeurent étrangères aux élèves.
Un pionnier, pas un maître à penser
En conclusion les limites maintenant visibles des options de Célestin Freinet ne doivent pas faire oublier qu’il a ouvert de vraies voies alternatives. Un pionnier si l’on peut dire, en ce qui concerne l’entrée dans l’écrit comme dans les pratiques collaboratives. En rupture qui plus est avec tant de naïvetés qui marquent des courants apparemment proches dans « l’éducation nouvelle » avec qui il partage la recherche de la mise en activité des élèves y compris autonome, mais pas le mépris des techniques.
On mesure mal aujourd’hui les ruptures qu’il a introduites dans un système de rapport hiérarchique rigide avec une inventivité remarquable pour produire de nouveaux objets didactiques en vue de favoriser la maîtrise des pratiques écrites. Certes les bases théoriques qui furent les siennes, entièrement marquées par le naturalisme d’une partie des Lumières, ne tiennent pas la distance. Et son système ne permet pas d’aborder l’ensemble des problèmes bien plus larges qui sont ceux des autres cycles d’enseignement comme de l’ensemble des matières à étudier.
Mais il n’y a pas tant de pédagogues qui aient explicitement lié leurs réflexions avec le combat pour l’émancipation du prolétariat et pour le communisme. Pas un maître à penser peut-être ; mais un camarade, un pionnier dont il convient de saluer la mémoire.
Notes
[1] Freinet C., 1971, « Essai de Psychologie sensible », Delachaux et Niestlé, T1, p.129
[2] Freinet C., 1969, Pour l’école du peuple. Paris, Maspéro, p. 85.
[3] Geneste P., « Célestin Freinet et l’enseignement du français ». Ecole Emancipée, n° 10, 20-21.
[4] Schnewly B., 1994, Vygotsky, « Freinet et l’écrit ». In P. Clanché et E. Debarbieux (Eds), Pédagogie Freinet : perspectives et réalités. Bordeaux, PUB, 313-323.
[5] Lahire B, 1996, « Culture écrite scolaire et production des inégalités à l’école élémentaire ». In Enseigner : une prise de risques. Fenêtres sur cours, 114, 56-57.
[6] Je laisse de côté ici sa fonction reproductrice dans une société capitaliste, évidente. La spécificité de la forme scolaire dépasse ce cadre capitaliste, comme le montre le fait qu’elle fut hautement revendiquée dans la dite « école du travail » qui scolarisa avec succès des millions d’élèves russes sous Lénine. C’est même cette « spécificité », considérée comme « petite-bourgeoise » qui fut l’argument avancé par Staline pour la détruire. Pour un abord plus théorique de la question voir Johsua S.,1998, « Des « savoirs » et de leur étude : vers un cadre de réflexion pour l’approche didactique »,L’année de la Recherche en Sciences de l’Éducation, Paris8, PUF.
[7] Que je n’aborde pas ici.