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"En 2030, on mangera la même merde qu’aujourd’hui, mais en pire"

santé

Lien publiée le 25 décembre 2016

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

(Libération) Gilles Stassart, cuisinier, écrivain, artiste-performeur vit entre la France et le Japon. Il imagine le contenu de nos assiettes et l'évolution de l'alimentation d'ici une quinzaine d'années.

3 mars 2015, à l'INRA dans le laboratoire d'Hervé This : un Dirac, ainsi nommé par le chef, est un plat réalisé selon les préceptes note à note au goût de steak.

3 mars 2015, à l'INRA dans le laboratoire d'Hervé This : un Dirac, ainsi nommé par le chef, est un plat réalisé selon les préceptes note à note au goût de steak. Photo François Coquerel 

En 2030, on bouffera encore plus de pilules… C’est ça qu’on disait quand on était gamin dans les années 80 à propos de l’an 2000. On se nourrira comme ça, comme les astronautes, une pilule de bœuf bourguignon… En fait, on n’était pas si loin. On mange pas mal des gélules aujourd’hui, des molécules en fait, pour bien se porter, pour soigner notre gueule de bois, notre érection, notre dépression, notre surexcitation, notre décalage horaire, nos angoisses, on prend des compléments alimentaires, du fer, du magnésium, du lithium, etc. Il paraît qu’il faut nourrir la chimie du cerveau pour soigner la chimie de l’âme… Bref ! En ce qui concerne l’avenir des mets de bouche et ce que nous mangerons en 2030, malgré ma considération pour la pratique de l’excrétion, que je considère comme hautement artistique et philosophique, ma première envie, est de vous répondre : «La même merde qu’aujourd’hui, mais en pire.»

Comme l’écrivait le grand et très regretté Raymond Dumay dans le Rat et l’abeille (1), la cuisine est l’une des plus anciennes pratiques culturelles de l’homme et certainement celle qui a mis le plus de temps pour faire ses révolutions.

Consommateur-médor

En premier lieu, de la lunette où je réfléchis sur votre dilemme, pour les gueux dont le lit sera vraisemblablement toujours fécond, en quinze ans, dans le landerneau de notre grande consommation, dans l’univers magnifique du maxigrandsupermarché, rien n’aura changé dans le bon sens. Le marketing et son frangin, le design, hissé en sciences «humaines», auront poursuivi leur inlassable travail de sape intellectuel, parvenant ainsi, au doigt et à l’œil, à dresser un «consommateur-médor» au langage sous évolué du pictogramme indiquant la zone de chalandise et du logotype, la marque de pâte. À cet instant, je repense aux Ecrits corsaires de Pier Paolo Pasolini (2), lorsqu’il dénonce en 1973 la société de consommation comme l’une des pires dictatures que l’humanité n’ait inventées. Les marques seront toujours là. Les produits auront changé de look et auront certainement de nouvelles options interactives plus ludiques. Un truc qui fait la langue bleue dans l’Époisses, un truc qui tue le cholestérol dans la sauce mexicaine, un truc qui fait que les oméga 3 passent à 12, un truc qui fait des dessins érotiques dans le jambon quand tu appuies dessus…

Acuité gustative

Si nous avons bien compris l’inutilité du sens critique pour le consommateur, nous ne serons pas surpris de la disparition totale de son palais. Les mécanismes du système bien rodés et la sélection biologique au fil des ans qu’ils imposent sur le genre humain, auront réussi le passe-passe de l’ablation de l’acuité gustative pourtant disponible chez l’homme depuis des millions d’années. Mon cher Raymond, vous devez vous retourner dans votre tombe. Il se trouve que l’histoire de notre cuisine s’accélère, la démographie galopante des villes et la concentration des exploitations agricoles dans un désert chaque jour plus vaste activent le grand railway. Après l’acmé, la tête est en bas, c’est la phase deux de la révolution et la descente asymptotique vers le rien infini.

Ananas dépressifs

L’offre de produits frais et plastifiés de chimie devenue peut-être écoresponsable sera sensiblement la même, c’est-à-dire une arche contenant peu de vraies variétés et cela malgré l’apparition de produits phares venus éclairer notre nuit gustative : des yuzu caviar mélancoliques, des ananas victoria dépressifs, tout un petit monde venu par avion spécial porter la joie et l’art de vivre sur la table française. En revanche au rayon du plat préparé, le progrès n’aura pas de limites, après les timides sauces salades, les ronflants parmentiers de canard d’untel, on verra certainement des copies gastronomiques de plus en plus sophistiquées, des kits : noix de Saint-Jacques et son émulsion de piquillos en bombe signé X, chaud-froid de suprêmes de poulet, poudre de Shitaké, de Y. Le summum de la création culinaire à portée de main, juste là, dans le linéaire. Au fond de la boîte, les traits de sauce qui vont bien, en gelée autocollante pour la finition sur le marly de l’assiette.

Rillettes du Han

Plus sérieusement, c’est dans la fosse du Palais Grognard que ça va bouger. Les plus forts des trusts auront croqué les plus faibles. Fusion-acquisition, les gros, plus gros encore. Les boîtes changent de mains, de noms, disparaissent… Malgré les manifestations des employés et les milliers de litres de saindoux déversés sur l’A11, les rillettes du Mans deviennent les rillettes du Han et sont finalement préparées dans la banlieue de Pékin. Oui, c’était plus simple ! Le repreneur de Bordel et Chenaux possède une usine de savon là-bas. Il peut donc réutiliser sans soucis ses moules, et puis c’est sans compter que la RH, là-bas, c’est les doigts dans le nez.

Agriculture industrialisée

On mangera donc la même chose, mais produit par un Léviathan plus concentré dans son pouvoir et plus automatisé dans ses outils, ses multiples process, avec des produits de base issus eux-mêmes d’une agriculture industrialisée dans des pays où tout l’art de l’industrie est encore possible. Le résultat sera nécessairement au détriment de la santé et du goût. Au cœur d’une abondance sans intérêt et peut-être parfois toxique : l’ataraxie… Nada, rien, pas une beursaude, pas une alouette, pas un rillon à l’horizon, la famine quoi !

Parafine

Pardonnez-moi, un instant, un rapide flash-back pour mieux éclairer ma pensée sinusoïdale. 1942, alors que les Français font revenir dans la poêle leur carte de rationnement avec un morceau de parafine, le petit commerce des BOF (beurre, œuf, fromage) bat son plein et les bonnes tables de la collaboration ne désemplissent pas. Le bon cochon dont la côtelette ne rétrécit pas au lavage vaut alors de l’or, l’œuf, un seul petit coco, qui ne sent pas la farine de poisson est un joyau digne de la couronne. Le marché parallèle ! Oui, c’est ça la solution. Nous allons redécouvrir le luxe du marché parallèle. Toi qui possèdes une maison dans le noir Périgord, le matin après ton jogging, tu passes à la ferme prendre tes légumes et ton lait frais. Tu fais le plein le dimanche soir en tassant le coffre de la R 16 sur les poulets gras, les haricots beurre, honnêtes et sans fil. Le jeudi d’après, tu frimes devant tes amis, en concoctant un poulet Gaston Gérard dont je vous donne la recette sans soucis. Tu peux aussi rapporter pour tes collègues de l’open space, quelques terrines, car avec les chasseurs du coin de ta campagne, le dimanche d’avant, t’as fait des bocaux chevreuil-foie de porc et poivre vert du cap. Ce poivre-là, tu l’avais rapporté au préalable des beaux quartiers parisiens, car au bled tu ne trouves rien, niveau épices. En revanche, la truffe là, c’est de la vraie ; tu as même caressé le truffier. Oublie celle que tu trouves sur Paris, c’est de la chinoise. Si tu veux manger comme ça, c’est un bras, et en ville, c’est deux bras, et au restau, si tu ne couches pas avec le chef, c’est un mois de salaire pour un smicard, ou alors tu ne lis que la carte.

Cantines

Je me rends compte que les compétences m’échappent, qu’il vous faudrait pour le confort et l’intérêt de vos lecteurs, prendre peut être le problème d’une façon plus large et convoquer de grandes visions pour obtenir un scénario prospectif plus palpitant et dramatique. Par exemple, emparons-nous du Soumission de Michel Houellebecq et imaginons un instant notre belle France, sans porc à son menu. Wahou ! Là ça bouge ! Ou alors mieux… Avec Marine Le Pen, bientôt, l’interdiction du couscous au menu des cantines scolaires, avec Jean Luc Mélenchon, avec Emmanuel Macron… Je ne me souviens plus si dans Soleil vert (3) il est question de cuisine…

(1) Le rat et l’abeille de Raymond Dumay (éd. Phébus, 1997, 19,95 euros)

(2) Ecrits corsaires de Pier Paolo Pasolini (éd. Flammarion, 9,20 euros)

(3) Film de science-fiction de Richard Fleischer (1973) où l’anthropophagie est désormais intégrée au système alimentaire humain.