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Grève des cheminots de 1986: quels enseignements ?

histoire sncf

Lien publiée le 29 décembre 2016

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://revolutionpermanente.fr/Interview-Greve-des-cheminots-de-1986-A-chaque-greve-j-ai-ce-sentiment-d-etre-enfin-libre

Partie 1

Du 18 Décembre 1986 au 15 Janvier 1987 a eu lieu une des grèves cheminotes les plus importantes de tout le XXème siècle. Une grève offensive, sous un gouvernement « de gauche », s’attaquant au blocage des salaires imposé depuis 1982 par les gouvernements successifs, au public comme au privé. Mais elle a été bien plus qu’une grève pour les salaires. On entend souvent parler de 95 et le rôle très important que les cheminots ont joué dans le bras de fer entamé avec le gouvernement Juppé et sa réforme. Mais la grève de 86, pourtant beaucoup moins connue même chez les cheminots, est une grève qui mérite notre attention et celle de tous ceux qui veulent apprendre des meilleures expériences de lutte de notre classe. La grève de 1986 a été clairement à l’initiative des cheminots à la base et non des directions syndicales. Le développement de l’auto-organisation a été important avec la construction partout de comités de grèves et de coordinations nationales. Révolution Permanente a interviewé Myriam, contrôleuse à Paris - Ouest depuis 1983, qui nous raconte cet événement mémorable et riche en enseignements de l’histoire de notre classe. Des leçons à tirer en ce temps de loi travail et attaques contre nos conditions de vie et de travail encore à venir.

Propos recueillis par Laure Varlet et Gherasim B

Les prémisses de la grève

Révolution Permanente : Quand avez-vous décidé de vous mettre en grève ?

Myriam : À l’époque on était en grève tout le temps, au moins une fois par mois. Les syndicats appelaient à des grèves carrées, et on était de plus en plus à se retrouver et à se dire que cela ne suffisait pas, que si on voulait gagner il nous fallait partir en reconductible, décider nous même, pas les syndicats. Vers mai-juin on commençait vraiment en avoir ras le bol, on était beaucoup à se dire qu’il y avait trop de problèmes dans cette boîte, dans nos conditions de travail, les roulements ... Moi j’étais toute jeune, j’avais 25 ans, j’étais rentrée à la SNCF trois ans avant, en 83. On était une bande de jeunes, il venait d’y avoir une vague d’embauches. On s’est retrouvé un certain nombre à se dire : en septembre il y aura une autre grève, il faut commencer à s’organiser ; on amène tous un ou deux copains aux AG pour être plus nombreux à décider. En septembre, ça a commencé, puis octobre, novembre ont passé. On s’organisait, on faisait des réunions où on ramenait tous de plus en plus de gens. On était une dizaine au départ, jusqu’à être une vingtaine ou une trentaine. On se disait qu’il fallait passer à l’action.

RP : C’était juste après le mouvement des étudiants contre la loi Devaquet c’est ça ?

M : Oui, en même temps il y avait des manifestations d’étudiants. On s’était rendu à la manifestation après la mort de Malik Oussekine en tant que comité de grève avec une banderole, on ne pouvait pas laisser les jeunes se faire tabasser.

4 et 5 décembre 1986 : deux premiers jours de grève

RP : Peux-tu nous raconter comment a commencé la grève ?

M : On s’est mis en grève le 3 décembre au soir. On savait qu’il fallait qu’on parte, que dans toutes les régions il y avait des gens qui s’organisaient mais il n’y avait pas de détonateur, parce qu’il n’y avait pas d’appel des syndicats. C’est moi qui ai commencé, le soir, comme j’étais à la réserve. À 23h j’ai appelé pour annoncer que j’étais en grève et qu’il y allait en avoir d’autres, sans préavis, sans rien, mais on était déterminés.

Dès le 4 décembre la CGT est arrivée pour faire des piquets de travail. Elle voulait nous empêcher de faire grève, en disant qu’on était des petits cons. Ça a été très violent, avec des méthodes de staliniens : si tu ne comprenais pas en paroles ils te faisaient comprendre avec les poings.

On a été en grève le 4 et 5 décembre, ça nous a permis de vadrouiller, d’aller sur les autres gares, Massena, Ivry, d’aller rencontrer la coordination des mécanos [conducteurs, NdR] de Gare du Nord. On a diffusé largement, on s’est montré, on est vraiment allé à la rencontre des gens pour expliquer notre démarche : dire qu’on n’était pas un syndicat, mais des grévistes. Pleins de gens d’autres régions nous appelaient. On avait beaucoup de retours d’autres régions mais ils ne se sentaient pas prêts. On n’a fait que deux jours de grève d’abord, en se disant : on ne va pas continuer tous seuls, qu’il fallait faire le boulot pour convaincre les autres. Et on s’est mis tous d’accord pour repartir tous ensemble à partir du 18 décembre.

RP : Quelle a été la réponse de la direction ?

​M : Après le 5 Décembre on a tous reçu des demandes d’explications écrites, tous ceux qui s’étaient mis en grève le 4 et 5, parce qu’on avait fait ça alors qu’il n’y avait aucun préavis des syndicats, on avait osé se mettre en grève et la boîte voulait nous le faire payer ! Mais on a fait une réponse collective, qu’on a photocopiée et donné à tout le monde. On l’a donnée à la direction, mais aussi à tous nos collègues pour qu’ils sachent qu’on avait peut-être fait quelque chose d’illégal, mais qu’on avait une réponse collective et qu’on continuait dans le collectif quoiqu’il arrivait. La direction ne savait vraiment pas quoi faire, elle n’allait pas virer une trentaine de personnes comme ça. Du coup on n’a jamais rien eu, aucune sanction. Mais à la limite, si on avait eu quelque chose on s’en foutait complet, parce qu’on savait qu’on avait raison. C’était clair pour nous, on savait qu’on était dans le juste, que ce n’était pas délirant. Et ce malgré la machine de la direction de la CGT qui était derrière nous, qui nous prenait un à un, pour essayer de nous retourner, de nous faire peur.

"Le 18 décembre c’était parti" : le début de la reconductible

​M : Le 18 décembre c’était parti. Chaque matin on faisait un piquet de grève, puis les Assemblées générales sur nos secteurs, et après on partait à Ivry pour transmettre ce qu’avaient décidé nos AG à la coordination, qui elle faisait le lien et redistribuait les informations. Les AG décidaient, la coordination ne faisait que retransmettre. Il y avait des discussions, des militants de divers groupes politiques qui donnaient leur analyse. La coordination se voulait nationale. Elle regroupait beaucoup de gares parisiennes, on avait aussi beaucoup de contacts avec Marseille, même s’ils ne pouvaient pas se déplacer – comme il n’y avait pas de trains c’était pas simple. Le but, c’était vraiment de faire circuler les informations et se coordonner, c’était important pour continuer la lutte et surtout pour gagner. On ne voulait pas rester dans notre coin.

Le temps de l’auto-organisation et des coordinations

RP : D’après ce que j’ai lu, une des limites de la grève était l’aspect un peu corporatiste de la mobilisation des agents de conduite, sur Paris Nord notamment ils avaient la politique de ne rester qu’entre conducteurs

M : On avait des liens avec la coordination de Gare du Nord. Eux, ils étaient très étonnés que de notre côté il y ait des contrôleurs, des femmes en plus – à l’époque on n’était pas nombreuses. Nous, à Invalides, on revendiquait le fait d’être un comité de grève interservices : il y avait des mécanos, mais aussi des contrôleurs, puis on a été rejoint par les ouvriers des ateliers et des chantiers. On n’excluait personne et on ne faisait pas de différences. On avait fait un cahier revendicatif qu’on voulait pour tout le monde. Alors qu’eux ils voulaient rester une coordination de mécanos, et avaient des revendications très sectorielles. Nous on a tout fait pour qu’ils s’ouvrent, qu’ils nous rejoignent, ou qu’ils fassent la même chose. La coordination interservices était importante, pour nous c’était une découverte, on se retrouvait entre nous, chacun racontait ce qu’il vivait dans son boulot. Je pense que c’est à partir de cette grève que la SNCF a commencé à nous séparer de plus en plus.

RP : Tu veux dire la politique de commencer à séparer les activités ?

M : Oui, parce qu’ils se sont aperçu qu’en fin de compte on se connaissait, on travaillait ensemble, on se parlait. Ils ont bien compris – parce que je pense qu’il y a des gens pour réfléchir à ce genre de choses – que c’était un système qui fallait abattre, et c’est ce qu’ils ont fait à partir de ce moment-là. Aujourd’hui, on ne se connaît pas entre nous, on ne connaît plus nos métiers respectifs. Quelques temps après la grève, alors qu’on était à Invalides, ils ont déplacé les contrôleurs à Austerlitz pour nous séparer des conducteurs. On ne voyait plus les mécanos que quand on bossait avec eux. Alors que quand, mécanos et contrôleurs, on était tous aux Invalides, on avait une salle commune, on faisait les AG ensemble... Quand ils ont fait ça, ça a été le début de la fin. Il y avait encore les liens, mais qui s’estompaient de plus en plus. Je me sens dinosaure quand je me dis que je suis une des dernières, à avoir fait une partie de ma carrière avec les mécanos. On avait vraiment un esprit d’équipe, quand on partait en train. Il y avait un contrôleur, un mécano, et il n’y avait pas de différence.

L’auto-organisation des travailleurs : "La grève nous appartient"

RP : Peux-tu nous parler de comment vous vous êtes organisés ?

M : Ce qui m’a étonné en 2016, c’est que certains militants disaient : "on va faire des coordinations". Or, ça ne se fait pas comme ça. Une coordination ce n’est pas parce que les militants le décrètent que ça se fait. Ça doit vraiment être une réflexion qui émane de la base. Nous c’était la base qui parlait, c’étaient les cheminots qui décidaient. Quoiqu’on fasse. Quand on allait voir les postiers ou d’autres secteurs par exemple, on mandatait des gens pour y aller. Tout était voté en AG. Moi à l’époque j’étais la base, je n’étais pas militante et tu savais que c’était toi qui décidais. Ça changeait du fonctionnement des syndicats où les délégués seulement avaient la parole. Cette grève était une remise en question des méthodes bureaucratiques qui existaient dans les syndicats.

Pour que la lutte prenne de l’ampleur il faut que ça soit la base qui s’organise et le rôle des militants est en grande partie d’aider la base à s’organiser. Sans ça tu ne fais rien. Là dans les dernières manifs on était beaucoup de militants mais très peu de mecs de la base, c’était hyper dur quand on faisait les piquets de grève. C’est vrai qu’à l’époque, en 1986, 68 n’était pas très loin. On était des enfants de 68, pour nous la lutte des classes ça voulait dire quelque chose. On était politisés, malgré nous. Nos parents avaient fait les grèves, pendant qu’ils ne travaillaient pas on n’avait pas école, ils organisaient de grands repas collectifs, des tournois de foot... Aujourd’hui c’est complètement différent, mais il faut apprendre de ces traditions et ces expériences. Un comité de grève ça ne se décrète pas, il faut faire comprendre aux grévistes que « la grève nous appartient et c’est nous qui décidons ».

Répression et violences policières

RP : Sur les violences policières, c’était un sujet qui préoccupait beaucoup pendant les mobilisations étudiantes à l’automne contre la loi Devaquet …

M : Les violences policières étaient énormes, pour la première fois ils avaient sorti les voltigeurs, les flics en moto avec les matraques. J’avais des copains qui ont été pris dans le truc alors qu’ils n’étaient même pas en manif et qui racontaient que c’était d’une violence inouïe. À l’époque il fallait les faire taire, les abattre. Je pensais qu’on avait atteint un summum dans les violences policières, mais en fait pendant les manifs contre la Loi Travail au printemps dernier ça a été beaucoup plus violent. Je n’avais jamais vu un canon à eau par exemple, sauf à la télé. Trente ans après on a vu des trucs qu’on n’aurait jamais imaginés. En plus à l’époque c’était Pasqua, les mecs du SAC [Service d’Action Civique ], d’extrême droite ; il y avait une riposte violente mais ça n’a rien à voir avec ce qu’on vit maintenant. A l’époque c’était contre les étudiants, et beaucoup moins contre les salariés. Au printemps 2016 qu’on soit étudiant ou travailleur on faisait face à la violence, tous les secteurs qui se mobilisaient la subissait.

Mais en 86 la répression nous faisait prendre conscience de beaucoup de choses. On avait les RG après nous, on était beaucoup à habiter dans le même quartier, il y avait un flic pour la rue. Daniel Vitry [ militant de Lutte Ouvrière ] a été menacé donc il a été obligé de changer d’appartement, il dormait chez des personnes différentes tous les soirs. Il y avait une violence qu’on n’imaginait pas. À ce moment on était tous surveillés, tous sur écoute téléphonique. Mais ça ne nous a pas arrêtés, même si ça nous a appris beaucoup de choses, car on imaginait que ce genre de choses ça n’arrivait que sous Staline…

"La grève ça t’apprend la vie, et la liberté."

M : On dit que je suis une grévicultrice parce que j’adore ça. Mais c’est tellement important : avec la grève on se retrouve tous, on échange, on discute de tout. Surtout tout d’un coup tu as la conscience du poids du collectif, que c’est en masse qu’on y arrive. Ceux avec qui j’ai vécu 86, j’ai une tendresse énorme pour ces gens-là, on passait 20 heures sur 24 ensemble, on s’est battu, on a vécu des choses qu’on ne pensait pas vivre un jour. Ça je le garderai toute ma vie. La grève ça t’apprend la vie, et la liberté. On était libre. À chaque grève j’ai ce sentiment d’être enfin libre, c’est pour ça que j’attends ça avec impatience. Enfin c’est nous qui décidons. En 86 le fait de revoter tous les jours la reconduction de la grève c’était que du bonheur. D’ailleurs on a dû reprendre trois ou quatre jours après tous les autres parce qu’on ne pouvait pas arrêter. On ne pouvait pas accepter que ça soit fini.

RP : Ça s’est passé comment le retour au travail ?

M : Quand on a repris ils ne nous ont pas laissé tranquille au boulot. La direction a dit : "d’accord vous reprenez demain à vos conditions" et c’est ce qu’on a fait. Là tu as vraiment conscience que ce n’est pas individuellement que tu vas régler les problèmes, mais en groupe. On avait vraiment ce fonctionnement. Par exemple dès que tu entendais quelqu’un gueuler parce qu’il y avait un problème de congé, systématiquement tout le monde descendait. Ça changeait la donne, le cadre voyait tout le monde et se disait "si je ne lui donne pas ses congés, ils risquent de se remettre en grève, de ne pas faire partir le train". Le fait qu’on soit tous unis faisait qu’on exerçait une pression énorme sur la direction. Avant dès qu’on avait une demande d’explication, systématiquement on marquait à la fin "je préviens mes collègues", tu l’accrochais au mur et tout le monde était au courant de ce qu’il se passait, dès qu’il y avait une sanction.

C’est ce chemin de l’unité et du tous ensemble et soudés qu’il faut reprendre en ce temps de réforme ferroviaire, de loi travail et d’attaques contre nos conditions de travail et de vie. Ce sont des enseignements précieux de cette belle grève cheminote de 1986.

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http://www.revolutionpermanente.fr/Interview-Greve-des-cheminots-de-1986-Les-syndicats-ont-mal-vecu-la-greve-mais-on-etait-tellement

Partie 2

Révolution Permanente : Tu disais que la CGT avait organisé des « piquets de travail », quel a été le rôle de la CGT dans la grève ?

Myriam : C’était 86, je pense que toutes les désillusions avaient déjà eu lieu par rapport à la gauche au pouvoir. La première année ça avait peut-être été un peu fabuleux mais après c’était fini. On a eu Fiterman comme ministre du transport, un communiste pour museler la CGT. On savait qu’on avait raison de faire la coordination parce qu’on voyait très bien que la direction de la CGT avait d’autres intérêts que les nôtres. Pour la plupart c’était flagrant, ça a été beaucoup de désillusions, de se dire « qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? La CGT est contre nous ». Pour nous ça a vraiment été une prise de conscience à ce moment-là de la liberté qu’on pouvait avoir en faisant grève et en décidant nous-mêmes ce qu’on voulait faire, mais qu’il fallait se battre, que ça n’arrivait pas d’un claquement de doigts.

À l’époque la CGT, surtout à Austerlitz, c’était de vrais staliniens, il fallait faire ce qu’ils disaient, pas autre chose, comme s’il n’y avait qu’eux qui pouvaient réfléchir. Un mois après mon entrée dans la boite j’étais allée à une réunion CGT, à un moment de la discussion je lève le bras pour poser une question et on me répond « t’avais qu’à être là la fois précédente ». En clair : tu fermes ta gueule, on n’est pas là pour discuter. Je dis « j’aurais bien aimé être là un mois avant, mais je n’étais pas encore embauchée à la SNCF ».

Après, moi je suis rentrée à la CFDT, où il y avait vraiment des gens combatifs à ce moment-là. Mais pour nous c’était un moyen. À l’époque c’était Daniel Vitry qui animait le syndicat sur Paris Sud-Ouest. Pendant toute ma vie de militante c’était ça, un syndicat je m’en tape, même si je suis syndiquée, même si je suis déléguée, ce qui m’intéresse c’est les moyens qu’on a avec un syndicat pour faire des choses, après j’irai pas les défendre. Je me revendique pas syndicaliste pure et dure.

RP : C’est un outil qui peut être au service des travailleurs comme il peut être au service des patrons…

M : Tout à fait. Quand on dit que la CGT est un syndicat de lutte, ce n’est vrai qu’en partie. Après la Libération, en 1945, quand les gens sont revenus de la guerre, ils ont dit « on ne peut pas continuer, on s’est battu pour la France, maintenant on va se battre dans nos entreprises pour que ça se passe mieux ». Et là la CGT a dit non, elle a fait reprendre le travail aux mineurs, à pleins de gens, en disant qu’on ne pouvait pas s’y mettre maintenant, qu’il fallait redresser la France.

En 86, ça a été vraiment violent, en tant que femme, et en tant que jeune. Et c’était vraiment insupportable. Ils me choppaient dans les coins, m’insultaient, pour essayer de me déstabiliser. Pour moi ça a été un choc que le syndicat soi-disant le plus dans la lutte fasse tout pour ralentir le mouvement, qu’ils fassent tout pour nous faire taire, jusqu’à nous frapper. Je me souviens notamment de la manif pour Malik Oussekine, où on était arrivés en tant que comité de grève, avec notre banderole. Il y avait la CGT, dont le permanent d’Austerlitz qui est arrivé vers Daniel Vitry[militant de Lutte Ouvrière] et qui lui a mis son poing dans la gueule en lui disant « On vous fera fermer votre gueule ». C’était vraiment violent, monter un comité de grève c’est pas quelque chose qu’on décide juste comme ça entre militants et on est contents. On savait qu’il fallait qu’on fasse gaffe à tout. C’est Daniel qui a calmé tout le monde, sinon ça partait en baston générale, en disant « on n’est pas venu pour ça, donc on reste digne. Et ça montre qu’ils ont peur ». Ils avaient vraiment peur alors qu’on n’avait même pas commencé. Ça, ça te renforce.

C’est pour ça que j’aime bien la phrase des anars : « ni Dieu ni maître ». Moi je n’ai pas de maître au niveau syndical. Il n’y a pas quelqu’un qui va me dire ce que j’ai à faire. Nous on défendait une autre méthode. Avec Daniel Vitry, j’ai appris plein de choses, c’était un vrai militant, il était permanent CFDT mais il vadrouillait dans tous les secteurs, il organisait partout, en disant aux gens « vous l’avez la solution, c’est vous qui êtes la solution, je suis juste là pour vous aider mais c’est tout ». Il discutait beaucoup avec les gens, il leur faisait comprendre des choses, qu’ils étaient capables, que c’est pas parce que t’es un prolo que tu vaux rien ; tu peux faire des choses, tu peux écrire des tracts, avoir une réflexion. Pour moi ça, ça a été hyper important. C’était pas un gourou au contraire, c’était quelqu’un qui te disait que t’étais capable de tout. Donc c’est génial : tu te dis « si je suis capable de tout, je fais tout ».

RP : Sur le lien avec les syndicats c’est intéressant ce que tu dis, parce que ce qu’il a manqué au mouvement contre la loi travail, c’est ces organismes d’auto-organisation pouvant décider de la suite du mouvement, commander la lutte.

M : Pendant la grève de ce printemps on n’a pas eu le pouvoir de dépasser les directions syndicales. Même si on a fait un comité de grève à Austerlitz et dans quelques gares, ce n’était pas une généralité. On a bien vu que pour avoir la grève reconductible ça a été la croix et la bannière. On a dû attendre de mars à juin. Alors que nous en 1986 on avait décidé qu’on refusait les grèves carrées. Les deux jours où on avait fait grève, les 4 et 5 décembre c’était difficile pour nous parce qu’on avait fait que deux jours, mais on savait qu’on allait partir le 18 décembre tous ensemble. On savait qu’il fallait garder nos forces.

RP : Si on doit comparer la grève de 86 et celle du printemps, notamment sur le fait de dépasser la stratégie et la politique des directions syndicales, on se dit que ce n’est pas pour rien si la grève de 95 est beaucoup plus mise en avant . Alors qu’en terme d’expérience et d’auto-organisation celle de 1986 est bien plus avancée

M : En 86 le monde ouvrier n’avait pas vécu autant de défaites et de désillusions qu’aujourd’hui, on était dans l’après 68, aujourd’hui les travailleurs sont plus fatalistes. Mais surtout en face de nous, du côté du patronat ils nous ont déclaré la guerre, après la grève ils se sont dit « plus jamais ça ». Pareil du côté des directions syndicales. Ce vent de liberté qu’on a connu en 86, on l’a perdu petit à petit, surtout après 95. On a été plus ou moins achetés, Nous, syndicalistes, nous avions quelques réunions rares dans les années 80-90. Aujourd’hui on a des réunions tout le temps. Quand on dit dialogue social c’est aussi qu’on occupe les représentants syndicaux pour qu’ils ne soient pas ailleurs, ils ont beaucoup moins de temps pour être auprès de la base. C’est ce qui faisait notre force à cette époque : on était tout le temps sur le terrain. C’est une méthode pour éviter que la base s’organise.

Alors que les syndicats ont très très mal vécu 86 parce qu’ils se sont fait déborder par la base. Quand ils décidaient quelque chose nous on disait « non, on veut pas et on continue ». Pour eux ça a été une énorme défaite. Ils n’avaient plus aucun poids, on ne suivait pas, même s’ils appelaient à reprendre. Ils se sont rendu compte qu’il fallait être là la prochaine fois, et en 1995 la CGT a repris le pas. Ils ont dirigé la grève en essayant d’intégrer un peu tout le monde, mais malgré tout c’était eux qui tenaient les ficelles. Ils avaient tout intérêt à ce qu’on ne parle plus de 86. Après la grève ils ont entrepris tout un travail de démoralisation, pour convaincre qu’on avait fait grève pendant un mois pour rien. Ça, moi, ça me met en colère. Parce que même si on n’a pas gagné grand-chose en termes de revendications, la fierté qu’on a gagnée, c’est ça qui était incroyable. Ils ont tout fait pour atténuer ce mois de grève qu’on avait fait. C’est vrai que la reprise à été difficile, surtout financièrement, mais on était tellement fiers.