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Natixis est condamné à réintégrer un lanceur d’alerte
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
(Mediapart) C’est une décision de justice qui fera date : par un arrêt rendu le 16 décembre 2016, la cour d’appel de Paris reconnaît le statut de « lanceur d’alerte » à un salarié qui avait dénoncé à sa hiérarchie des manipulations de cours et délits d’initiés, et annule son licenciement décidé en 2008 par Natixis. La banque est coutumière de ce genre de pratique.
C’est une décision de justice qui est passée inaperçue quand elle a été rendue mais qui fera date : la cour d’appel de Paris a condamné le 16 décembre dernier la société Natixis, filiale du géant bancaire BPCE, à réintégrer un lanceur d’alerte qu’elle avait licencié, et à l’indemniser fortement. Si l’arrêt prend une grande importance, c’est pour une double raison. D’abord, c’est la première fois, à notre connaissance, que la justice reconnaît de manière aussi explicite le statut de « lanceur d’alerte » à un salarié qui a dénoncé au sein de son entreprise des pratiques illégales – en l’occurrence des manipulations de cours et délits d’initiés. Et ensuite, cela vient confirmer les très mauvaises pratiques qui ont cours au sein de BPCE : selon nos informations, c’est la troisième fois depuis le début de la crise financière que le groupe bancaire licencie l’un de ses salariés qui, en interne, a voulu alerter sa hiérarchie sur de graves irrégularités dont il avait été le témoin.
L’arrêt rendu le 16 décembre dernier par la XIe chambre de la cour d’appel de Paris mérite effectivement une grande attention. Pour en comprendre l’importance, il suffit de prendre connaissance de ses attendus. On y découvre l’histoire peu banale d’un salarié de la banque, Stéphane B. – défendu par l’avocate Pascale Bikard. À sa demande, nous avons choisi de ne pas révéler l'identité complète de ce salarié. En revanche, comme l'Autorité des marchés financiers a refusé d'anonymiser les noms de ceux qui ont été mis en cause dans cette affaire, nous avons suivi sa décision.
Voici cet arrêt, dans une mouture encore provisoire. On peut le télécharger ici (pdf, 52.5 kB) ou consulter ci-dessous.
Natixis: la décision de la commission des sanctions by Laurent MAUDUIT on Scribd
C’est l’histoire d’un jeune homme qui est embauché en 1999, d’abord en CDD puis très vite en CDI par la société Natexis Capital, qui se transformera en 2007 en Natixis Securities, filiale de Natixis, qui deviendra elle-même peu après filiale de BPCE. Au tout début, il occupe un petit boulot : comme on dit dans le jargon de la banque, il est « dépouilleur » : en clair, il adresse par télécopie aux clients la confirmation des ordres de Bourse passés pour leur compte par les « traders ».
Mais visiblement, le jeune homme est débrouillard et apprend vite, tant et si bien qu’il grimpe, année après année, dans la hiérarchie, et finit par devenir « contrepartiste » au sein du département « Vente institutionnelle actions », ce qui lui permet d’empocher une forte hausse de salaires et d’entrer dans la catégorie des salariés les plus choyés, ceux qui peuvent accéder à un « bonus » en fin d’année.
Au début de l’été 2008 toutefois, le 3 juillet précisément, survient un incident grave. Stéphane B. se rend compte que son supérieur hiérarchique, Jean-Marc Boutoux, fait ce que les financiers appellent du « front running ». Explication de Wikipedia : « Le front running est une technique boursière qui consiste à ce qu’un courtier utilise un ordre transmis par ses clients pour s’enrichir. La technique consiste à profiter des décalages de cours engendrés par les ordres importants passés par les clients du broker (courtier). Par exemple, si un client est sur le point de placer un important ordre d’achat pour une action, le courtier qui reçoit cette instruction va acheter une petite quantité de cette même action pour son propre compte juste avant d’exécuter l’instruction de son client. Il bénéficiera ensuite d’une hausse mécanique des prix en diffusant l’ordre d’achat de son client sur le marché. Il pourra ensuite revendre quelques instants plus tard les titres qu’il a achetés pour son propre compte et réaliser un profit sans risque. Cette technique est une forme de délit d’initié car elle consiste à utiliser une information privée ayant une influence sur les cours pour prendre une position. D’autre part elle pénalise le client qui payera potentiellement ses titres plus chers et rentre donc en conflit avec l’obligation dite de “best execution” (oblige le broker à exécuter l’ordre de son client dans les meilleures conditions de marché). »
Des opérations autour de Gaz de France et Veolia
Découvrant cette pratique irrégulière, Stéphane B. alerte aussitôt par mail le supérieur de Jean-Marc Boutoux, un dénommé Philippe W. Lequel lui fait, également par mail, cette réponse stupéfiante : « Ce matin, à 9 h 08, tu as volontairement dérangé et perturbé Jean-Marc Boutoux, alors même qu’il était occupé à devoir déboucler une position délicate. Ce comportement est inacceptable car il a mis Jean-Marc Boutoux et donc Natixis Securities, en situation de risque opérationnel important. Je te demande instamment d’adopter un comportement professionnel à l’avenir. »
Stéphane B. est comme de juste interloqué par cette réponse. Aussi, le lendemain, le 4 juillet, il repart à la charge et insiste auprès de Philippe W. : « J’ai volontairement émis une remarque que tu aurais dû faire, celle d’interdire à Jean-Marc Boutoux de faire du front running. De ce fait, je suis obligé alors que c’est ton rôle de faire part à Natixis Securities de ces événements. Sache que vendre des titres avant l’acceptation d’un prix, pendant que le prix est demandé par le client dans la boîte, c’est du front running et tu le sais. Il est à prévoir que ce n’est pas la première fois que cela est arrivé. Je te signale par là-même que de vendre avant, ça diminue les risques, cela favorise le trader dans son débouclement et donc sur son 1/3 volume source de ton évaluation dans notre travail. »
Et, pour le moins courageux, le même Stéphane B. décide d’alerter sans délai la direction de la conformité de la banque, c’est-à-dire le service chargé de veiller à ce que les pratiques de l’établissement soient en conformité avec la loi et la réglementation bancaire. Ce même 4 juillet, il demande donc rendez-vous au service de la conformité. Et le 7 juillet, il adresse un mail à ce même service de la conformité, dans lequel il donne encore plus de détails sur les pratiques irrégulières dont il a eu connaissance : « Suite à notre pré-entretien d’aujourd'hui et dans l’attente de m’entretenir de façon plus approfondie, je vous livre un premier fait grave qui s’est déroulé le 3 juillet 2008. Lors d’une demande de prix faite par Gilles P. à 9 h 08, ce jeudi 3 juillet pour 50 K de Gaz de France à la vente pour le compte de client CAAAM, j’ai pu constater, à nouveau, que le front running et la manipulation de cours sont une pratique régulière de M. Jean-Marc Boutoux sous couvert de Monsieur W. En effet, ce jour-là lorsque le client CAAM demande un prix à Monsieur B. celui-ci vend 25 K titres à 40,2 et fait décaler le cours à 40,1 pour lui proposer le prix de 10 cents plus bas. Le client, d’ailleurs, s’aperçoit du décalage du cours et demande un moment puis finit par accepter le prix. Ce n’est pas la première fois que ce fait est constaté par le reste de l’équipe et je vous fournirai les informations pour vos recherches. Je me réfère à l’article VI du grand livre de l'AMF[l’Autorité des marchés financiers] pour dénoncer ces actes d’irrégularité qui portent préjudice à l’intégrité de mon métier et à Natixis Securities. Par ailleurs, lorsque j’ai réagi verbalement à cette transaction pour en dénoncer l’irrégularité, je me suis fait rabrouer et insulter. J’ai de suite fait un mail à mon responsable M. W., pour lui faire constater les faits. Je vous joindrai sa réponse. »
Or qu’advient-il après que Stéphane B. eut usé de son droit d’alerte ? Tout se retourne contre lui, comme l’arrêt de la cour d’appel continue d’en faire le récit : « Une réunion est organisée par la direction de l’entreprise le 2 septembre suivant pour traiter cet incident ; la procédure de licenciement de Monsieur Stéphane B est engagée le 2 septembre 2008 et il est licencié le 4 octobre 2008. » Malheur donc au lanceur d’alerte ! Chez Natixis, les licenciements sont rondement menés…
À l’époque de ce licenciement, Natixis n’est encore que la filiale commune des Caisses d’épargne et des Banques populaires. Et la fusion de ces deux dernières banques, qui donnera naissance à BPCE, n’est pas encore consommée : ce ne sera chose faite que six mois plus tard, sous la houlette de François Pérol.
Stéphane B. aurait donc pu espérer qu’à l’occasion de ce big-bang bancaire et de l’arrivée d’un nouveau PDG, ses mérites soient enfin reconnus et que son licenciement soit annulé. Et pourtant non ! Rien ne change : avec son conseil, Me Pascale Bikard, Stéphane B. doit alors se lancer dans un marathon administratif et judiciaire, pour obtenir réparation de l’injustice qu’il a subie.
D’abord, c’est l’Autorité des marchés financiers (AMF) qu’il saisit, dès le 28 novembre 2008. Et sur ce front-là, même si la procédure est toujours longue et épuisante, il obtient une première victoire. L’affaire est finalement renvoyée devant la commission des sanctions, qui épluche dans le détail, non seulement cette affaire de manipulation de cours concernant une opération effectuée pour le compte de Gaz de France, mais aussi une autre, survenue en avril 2008, portant sur des titres Veolia. Et pour finir, la commission des sanctions prononce des sanctions le 4 juillet 2011, dans une décision que l’on peut télécharger ici (pdf, 120.4 kB) ou consulter ci-dessous.
Natixis: la décision de la commission des sanctions by Laurent MAUDUIT on Scribd
Trois licenciements identiques au sein de la banque
Refusant d’anonymiser sa décision, la commission des sanctions prononce « à l’encontre de [chacune des personnes physiques mises en cause] une sanction pécuniaire de 35 000 € (trente-cinq mille euros) ». Les trois personnes mises en cause sont Jean-Marc Boutoux, ainsi que Pierre Heydacker et Christian Brévard en leur qualité respective de directeur général et président du conseil d’administration de Natixis Securities. En sa qualité de personne morale, la société Natixis Securities écope, de son côté, d’une « sanction pécuniaire de 250 000 euros ».
Pour Stéphane B., c’est là une première et importante victoire. Mais cela ne change pas grand-chose à son sort personnel, puisqu’il a fait l’objet d’un licenciement, qui n’a pas été annulé. Il doit donc croiser le fer aussi devant les prud’hommes.
Au début, c’est sans grand succès. Par un jugement en date du 4 décembre 2013, la justice prud’homale condamne Natixis à verser 38 825,34 euros à Stéphane B. à titre d’indemnités pour licenciement sans cause réelle ni sérieuse, et 750 euros en dédommagement de ses frais de procédure. Natixis est aussi condamné à rembourser à Pôle emploi un mois d’indemnités de chômage versé à Stéphane B. Mais c’est tout. Le lanceur d’alerte est débouté du surplus de sa demande. En bref, la société Natixis s’en tire à très bon compte et n’aura aucune raison à l’avenir de ne pas jeter à la porte le prochain salarié qui se risquerait de dénoncer des pratiques irrégulières.
Stéphane B. décide donc de contester ce jugement. Et c’est ici que l’histoire, de nouveau, bascule. Car, comme cela arrive si souvent, la cour d’appel rend un arrêt autrement plus énergique que le jugement prud’homal. D’abord, l’arrêt qu’elle rend le 16 décembre 2016 accorde très explicitement à Stéphane B. le statut de « lanceur d’alerte ». Il s’attarde en effet à faire ce rappel à la loi : « L’article L.1132-1 du code du travail, qui est destiné à protéger les lanceurs d’alerte, dispose : “Aucune personne ne peut être écartée d’une procédure de recrutement ou de l’accès à un stage ou à une période de formation en entreprise, aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, notamment en matière de rémunération, au sens de l’article L. 3221-3, de mesures d’intéressement ou de distribution d’actions, de formation, de reclassement, d’affectation, de qualification, de classification, de promotion professionnelle, de mutation ou de renouvellement de contrat, pour avoir relaté ou témoigné, de bonne foi, de faits constitutifs d’un délit ou d’un crime dont il aurait eu connaissance dans l’exercice de ses fonctions.” »
Si cette clause existe depuis 2008, et a été amendée à plusieurs reprises depuis, c’est la première fois, à notre connaissance, qu’une juridiction précise que la loi protège de la sorte les « lanceurs d’alerte ». Cette victoire arrachée par Stéphane B. pourrait donc faire jurisprudence – ce qui serait pour le moins heureux.
Du même coup, l’arrêt de la cour d’appel en déduit que le licenciement de Stéphane B. est frappé de nullité et « ordonne à la société Natixis de réintégrer Monsieur Stéphane B. dans son emploi ou dans un emploi équivalent ».
Et ce n’est pas tout ! Dans la foulée, la cour « condamne la société Natixis à payer à Monsieur Stéphane B. :
– la somme de 325 140,80 euros au titre du préjudice subi au cours de la période qui s’est écoulée entre la rupture de son contrat du travail et le 30 juin 2016 ;
– la somme de 5 470 euros par mois à compter du 1er juillet 2016 jusqu'à sa réintégration […] ;
– la somme de 6 000 euros au titre des heures supplémentaires ;
– la somme de 600 euros au titre de l'indemnité de congés payés sur les heures supplémentaires. »
Soit des indemnités beaucoup plus importantes que celles accordées en première instance.
La victoire est donc totale pour le lanceur d’alerte, dont le courage est judiciairement établi. Demeure cependant une question : cela suffira-t-il à dissuader Natixis et sa maison mère BPCE de recourir encore à l’avenir à de tels procédés : à protéger le plus souvent ceux qui commettent des irrégularités, et à sanctionner ceux qui prennent le risque de les dénoncer ?
Car, dans l’histoire tumultueuse de cette banque, c’est ce qui saute aux yeux : des Stéphane B., il y en a eu d’autres, plusieurs autres. Comme si BPCE n’avait pas la moindre envie de changer ses pratiques.
Il y a d’abord eu le cas du directeur des risques des Caisses d’épargne, révélé en son temps par Mediapart (lire Ecureuil : les lourds secrets de l’accident financier). On se souvient ainsi que pendant de longues années, cette banque avait pris le risque de spéculer pour son propre compte. Et le directeur des risques s’en était alarmé, en écrivant en janvier 2008 cette alerte à sa hiérarchie : « Si quelqu'un (…) voulait cacher une perte de trading aujourd'hui, il pourrait le faire sans que la direction des risques Groupe (…) puisse s’en apercevoir avant un certain temps. (…) Dans le contexte actuel, on joue avec le feu. » Et quand les faits, huit mois plus tard, lui ont dramatiquement donné raison, la banque perdant en octobre suivant 751 millions d’euros à la suite d’une spéculation hasardeuse, qu’est-il advenu ? Le directeur des risques a été discrètement licencié. Et quand François Pérol a pris le pouvoir quelques mois plus tard, le licenciement n’a pas été annulé.
Et puis, deuzio, il y a eu, quasiment à la même époque, ce licenciement de Stéphane B., que l’on ne découvre qu’aujourd’hui, grâce à cet arrêt de la cour d’appel de Paris.
Et, tertio, il y a encore eu les graves scandales qui ont secoué plus récemment Natixis Asset Management (une autre filiale de Natixis), et que Mediapart a également révélés (on retrouvera nos enquêtes sous l’onglet « Prolonger » de cette enquête : L’AMF, la grande lessiveuse des marchés financiers). Or là encore, quand le directeur des risques et de la conformité de Natixis Asset Management a dénoncé à sa hiérarchie les graves irrégularités qu’il avait constatées – l’affaire a finalement été aussi renvoyée devant la commission des sanctions de l’AMF –, que s’est-il de nouveau passé ? Allez, ouste ! Dans l’indifférence générale, cet autre courageux directeur des risques a à son tour été prestement licencié.
Et croit-on que le ministre de l’économie s’en soit ému ? Pense-t-on que le président de l’AMF ait fait savoir que cela ne correspondait pas aux valeurs éthiques de la place de Paris qu’il défendait ? Nenni ! Natixis a encore une fois fait comme bon lui semblait. C’est-à-dire comme si la place de Paris n’était pas le moins du monde surveillée ni régulée.
C’est pour cela que cet arrêt de la cour d’appel de Paris constitue un événement. Même s’il a fallu plus de huit ans pour que le lanceur d’alerte obtienne justice…