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La fausse bonne idée du revenu universel
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
(Mediapart) Le revenu universel est devenu la question du moment. Les économistes en débattent avec acharnement. Les politiques l’inscrivent à leur programme. Tour d’horizon de ce dispositif présenté comme un remède miracle en ces temps de chômage de masse mais qui, pour ses détracteurs, revient à abandonner la justice sociale.
L’expérience va être suivie avec la plus grande attention par les économistes car c’est une première. Depuis le 1er janvier, la Finlande a instauré un revenu universel de base. Même si le sujet est débattu depuis de nombreuses années, il n’a jamais été réellement mis en œuvre. Pour cette première tentative, le gouvernement finlandais a décidé de le tester de façon limitée : 2 000 personnes sans emploi, entre 25 et 58 ans, vont recevoir pendant deux ans la somme garantie de 560 euros par mois. Ce revenu forfaitaire remplacera toutes les allocations qu’ils percevaient auparavant. Il continuera à être versé, même si la personne retrouve un emploi. Le gouvernement finlandais pense que ce système permettra d’encourager le retour au travail des chômeurs. Si l’expérience se révèle concluante, le dispositif pourrait être généralisé à partir de 2018.
Avant la Finlande, la Suisse avait aussi commencé à discuter d’un revenu universel de base. Selon une proposition d’initiative citoyenne, il s’agissait d’accorder un revenu mensuel minimum garanti de 2 500 francs suisses (2 330 euros environ) à toutes les personnes, quels que soient leur situation et leur revenu. Le projet soumis à une votation populaire en juin a été repoussé par plus de 75 % des votants.
Mais ce n’est qu’une question de temps, à en croire les partisans du revenu universel de base. Pour eux, le concept finira par s’imposer. En ces temps de crise, alors que les systèmes de protection sociale paraissent à bout de souffle, que la révolution numérique, l’intelligence artificielle, la robotique bousculent tout, que les frontières du travail deviennent de plus en plus difficiles à définir sous la poussée par exemple de l’uberisation, il est urgent, selon eux, de redéfinir toute l’architecture sociale. Le revenu universel de base leur paraît une idée parmi les plus prometteuses pour l’avenir. Ce serait la plus grande révolution de l’économie sociale depuis Beverige, le créateur de la social security, différente de la sécurité sociale française, affirment certains. Rien de moins.
Le revenu universel est désormais un sujet imposé chez les économistes. Il a ses farouches partisans et des opposants irréductibles. Le club libéral Génération libre en défend le principe avec énergie. Le collectif Charles-Fourier, animé par le philosophe belge Philippe Van Parijs, en a fait son cheval de bataille depuis des années. Des ONG comme ATD quart monde militent elles aussi pour l’instauration de ce revenu universel. La fondation Jean-Jaurès s’est convertie à son tour au revenu universel, rejoignant les thèses du mouvement français pour un revenu de base. À droite comme à gauche, les politiques commencent à l’inscrire dans leur programme.
Comment expliquer que des mouvements, se situant parfois aux extrêmes opposés sur l’échiquier politique, se retrouvent pour défendre le revenu universel ? Parlent-ils vraiment des mêmes choses ? Au moment où l’idée devient un des thèmes de la campagne présidentielle, tour d’horizon de tout ce qui se cache vraiment derrière le revenu universel.
Qui sont les concepteurs du revenu universel ?
Le revenu universel est une idée qui vient de loin, de très loin, à en croire certains de ses défenseurs. De Thomas More, disent-ils. Dans son livre Utopia (1516), le penseur britannique défendait le principe de procurer à chacun des moyens d’existence. Ce serait le meilleur antidote contre le crime, assurait-il.
D’autres préfèrent considérer le philosophe politique Thomas Paine, seul étranger à avoir siégé à la Convention en 1792, comme le concepteur originel du revenu universel. Dans son livre La Justice agraire, celui-ci, poursuivant la pensée rousseauiste sur l’état de nature, envisageait le versement d’une somme, prélevée sur les propriétés foncières, qui serait versée à chaque personne à l’âge de 21 ans, « afin de l’aider à débuter dans le monde », ainsi que le paiement d’une faible rente annuelle à toutes les personnes de plus de 50 ans « afin de les aider à vivre leur vieillesse sans misère ».
Ces références, toujours les mêmes, censées illustrer le fait que le revenu universel s’inscrit dans la droite ligne de la philosophie des Lumières, prônant une plus grande justice sociale, mettent en rage nombre d’économistes plus classiques. Pour eux, cet appel à des penseurs lointains pour défendre un dispositif économique moderne est au mieux une ruse, pour cacher des intentions beaucoup moins avouables. « La reconstruction d’une filiation plus que contestable sur le plan intellectuel – pour ne pas dire totalement fictive – est en effet une manière de fonder en légitimité des idées qui sont plus récentes qu’on voudrait le faire croire […] L’effet premier de l’enracinement de l’allocation universelle dans un passé lointain a pour paradoxale conséquence d’empêcher toute historisation, de porter hors du regard des sciences sociales sa genèse », soutient le sociologue Daniel Zamora, travaillant à l’université de Cambridge, dans l’ouvrage collectif Contre l’allocation universelle.
Car pour de nombreux économistes, le principe de l’allocation universelle a un père unique : il s’appelle Milton Friedman, l’inspirateur du néolibéralisme mis en œuvre par Reagan et Thatcher.
Dès 1947, dans son livre La Route de la servitude, l’économiste Friedrich Hayek défend le principe d’une assurance universelle pour garantir « un minimum de nourriture, de vêtements, de protection afin de préserver la santé et la capacité de travailler de chacun » qui pourrait être fournie « en dehors et en plus du système de marché ». Mais il n’en dit pas plus.
En 1962, Milton Friedman reprend l’idée dans son livre Capitalisme et liberté. Il propose que l’État verse une allocation à toute personne en dessous du seuil de pauvreté, quelle que soit sa condition, chômeur ou non. Cet impôt négatif, à ses yeux, aurait le mérite d’être plus efficace économiquement, en rendant libre cours au jeu du marché, car elle mettrait fin à toute socialisation des revenus, au système de sécurité sociale et à la bureaucratie.
Nixon tenta d’implanter le dispositif au début des années 1970. En vain. En France, l’idée fut reprise un peu plus tard par Lionel Stoléru, alors conseiller de Valéry Giscard d’Estaing, qui y voyait lui aussi le dispositif le plus équitable et efficace pour lutter contre la pauvreté. L’idée sera reprise et défendue par des ONG ou des personnalités comme Nicole Notat. Elle sera à l’origine, après de nombreux amendements et changements, de la création du RSA ou de la prime à l’emploi.
Dans son cours au collège de France (Naissance de la biopolitique), Michel Foucault prend aussi la défense d’une allocation universelle, sans distinction entre les « bons pauvres et les mauvais pauvres ». Pour lui, ce système a le mérite de sortir l’individu du contrôle tatillon, arbitraire et inquisiteur de l’État, de supprimer l’approche morale dans l’assistance aux plus démunis.
Cette approche libertaire nourrit tout un courant de la gauche européenne à partir de 1968. Revendiquant la fin d’une gauche étatique et jacobine, elle voit dans le revenu universel un moyen pour permettre aux individus d’échapper à l’aliénation du travail et de transformation du système capitaliste. Le philosophe belge Philippe Van Parijs, au sein du collectif Charles-Fourrier, affine dans les années 1980 un peu plus le concept, en prônant la suppression de la Sécurité sociale et son remplacement par un revenu universel distribué à tous, afin de vaincre le chômage et la pauvreté. Le collectif y adjoint la suppression de tous les systèmes de redistribution, de toutes les aides personnalisées, et la recommandation d’une totale dérégulation du marché du travail. Ce qui fait dire aux économistes keynésiens, marxistes et autres, qu’entre les idées libérales et les idées libertaires autour de l’allocation universelle, il n’y a bien souvent qu’une feuille de papier à cigarettes.
Le philosophe André Gorz, un des fondateurs de l’écologie politique, a lui-même beaucoup varié sur le sujet. Dans un premier temps, il s’est dit opposé à la création d’un revenu universel. Puis, après avoir révisé sa conception du travail, jugé que celui-ci ne pouvait plus être un facteur d’émancipation, il s’est déclaré favorable à un revenu d’existence à vie, vu comme moyen de s’affranchir de l’aliénation du travail imposé par le capitalisme. Dans les dernières années de sa vie, il reviendra sur sa proposition, jugeant que le revenu universel présupposait une transformation du système capitaliste qui lui semblait impossible à court terme. Implanter le revenu universel, sans ce préalable indispensable, risquait de conduire à une plus grande précarité des personnes.
Un revenu universel… des revenus universels
« Il y a trois caractéristiques communes à toutes les propositions sur le revenu de base : d’abord il est universel et d’un montant égal pour tous, ensuite il est versé sur une base individuelle, enfin il est accordé de façon inconditionnelle sans contrepartie », énumère Henri Sterdyniak, directeur à l’OFCE. Mais au-delà ?
Car la dénomination a beau être la même, tous ne mettent pas la même chose derrière le revenu universel. Cette confusion se retrouve dans les programmes des candidats de la primaire à gauche, comme l’a souligné Mathilde Goanec (voir le revenu universel, ligne de partage des candidats à la primaire socialiste). Entre ceux qui visent à une simple fusion des aides existantes en une aide unique et ceux qui prônent un revenu garanti à tous, quelle que soit leur situation, il y a dix mille nuances.
Le revenu universel comme outil de simplification administrative
Ce n’est pas la référence à laquelle les économistes et philosophes, défenseurs du revenu universel, pensent spontanément. Mais c’est sûrement celle que les responsables politiques évoquent le plus couramment : beaucoup rêvent d’un système unique, comme ce qui est testé actuellement en Finlande. Un rapport du Sénat, rédigé par Christian Sirugue en 2016, préconisait d’aller dans cette voie en lançant une expérimentation auprès de 20 000 personnes. En parlant d’un revenu d’existence dans son programme, Manuel Valls paraît aussi s’inscrire dans cette logique.
Entre le RSA, l’allocation handicapé, l’allocation parent isolé, la prime à l’emploi, le minimum vieillesse, la France compte dix dispositifs de minimas sociaux. Ils sont accordés selon des critères de ressources, de situation familiale, d’emploi. Plus de 4,1 millions de personnes bénéficient de ces aides. L’ensemble représente plus de 30 milliards d’euros par an.
Plutôt que maintenir ce système compliqué et lourd, certains préconisent la création d’une allocation unique, constituée à partir de la fusion de toutes les aides existantes auxquelles pourraient être adjointes, pour certains, l’allocation logement voire les allocations familiales. Cette prime serait attribuée à « tous ceux qui en ont besoin ». Une condition de ressources est donc bien inscrite.
Pour les partisans de cette formule, y compris des ONG confrontées à des situations de grande précarité, ce système présente de nombreux avantages. Il permet d’abord d’atteindre des populations qui sont exclues actuellement des dispositifs d’aide, comme les jeunes qui n’ont pas le droit au RSA avant 25 ans, les étudiants, les inactifs, ou ceux rebutés par la complexité du système (près de la moitié des bénéficiaires potentiels du RSA ne le demandent pas). Les défenseurs de cette proposition soulignent aussi l’avantage de sortir d'un dispositif compliqué, arbitraire et inquisiteur, qui parfois n’autorise aucun recours après un refus.
Cette simplification administrative est ce qui charme de nombreux politiques. Elle leur semble parée de tous les avantages. Que d’économie de temps et d’argent ! Sans compter le retour d’un pouvoir de décision politique : la baisse ou la hausse de cette allocation unique pourrait être décidée d’un seul trait de plume. En ces temps où il n’est question que de rationnement des finances publiques, il est assez aisé de savoir dans quel sens irait la décision.
Certes le système actuel est complexe et parfois injuste mais il permet aussi de moduler les aides en fonction des situations. Il retient la situation familiale plutôt que l’individu isolé, répondent les opposants. Ceux-ci redoutent que tout soit égalisé par le bas, que tout le monde soit ramené au niveau du RSA. Aujourd’hui, un célibataire au RSA touche 463 euros. En y ajoutant l’aide au logement, cela représente un revenu mensuel de 785 euros. Le minimum vieillesse s’élève à 800 euros par mois plus 300 euros d’aide au logement. Ces sommes sont jugées insuffisantes pour vivre décemment.
Le revenu universel vu par la gauche
Préconisant de passer dans une ère du post-capitalisme, qui permettrait de sortir de l’aliénation du travail et de rémunérer de nombreuses activités qui ne sont pas aujourd’hui reconnues à leur juste valeur, des économistes de gauche, très inspirés par les travaux de Philippe Van Parijs, avancent l’idée d’un revenu universel versé à tous, quelle que soit leur situation financière. Des discussions savantes opposent les uns et les autres pour savoir si les enfants devraient y avoir droit ou pas, et à partir de quel âge.
Benoît Hamon s’inscrit dans ce courant de pensée, en proposant un revenu pour tous, quel que soit le revenu. L’égalité étant rétablie par la suite grâce à la fiscalité. Dans le cadre imaginé, tout le système assurantiel de la protection sociale (assurance chômage, assurance maladie) subsisterait. Le financement serait assuré en partie par les économies réalisées par la fusion de toutes les aides existantes et par une rénovation de la fiscalité, notamment avec la création d’une taxe carbone, d’une taxe sur les transactions financières, d’une taxe sur les robots.
Ces changements impliquent des transferts massifs, quasiment impossibles à réaliser, mettent en garde des économistes. « Pour ne pas dégrader la situation des actuels bénéficiaires des minima sociaux, le revenu universel devrait être au minimum de 785 euros par mois par adulte […] La prestation devrait être de 1 100 euros pour les plus de 65 ans ou les handicapés, toujours pour ne pas dégrader leur situation », relève l’OFCE dans une note de décembre sur le revenu universel. « Une telle prestation coûterait 588 milliards, soit 43 % du revenu primaire des ménages (1 360 milliards) », calcule l’institut de conjoncture. Même si des économies sont réalisées avec la disparition des allocations familiales, du RSA, des allocations logements et autres aides, du changement de fiscalité sur le quotient familial – tous fusionnés dans le revenu universel –, cela supposerait des dépenses supplémentaires de l’ordre de « 480 milliards, soit 22 points de PIB, soit encore 35 points de CSG », estime l’OFCE qui en conclut que la mesure est « irréaliste ».
Pour contourner l’obstacle du financement, la fondation Jean-Jaurès préconise quant à elle de mobiliser tous les systèmes assurantiels existants, y compris les régimes de retraite complémentaire. « Pour 500 euros par mois (336 M d'euros de dépenses, soit 16 % du PIB), le revenu de base peut être financé sans mobiliser les cotisations de la branche vieillesse. Par conséquent, chaque individu pourrait le cumuler avec une retraite. Les branches maladie et famille ainsi que l’assurance-chômage seraient en revanche incluses dans le revenu de base. Enfin, 38 M d'euros de prélèvements obligatoires supplémentaires (près de 2 % du PIB) seraient nécessaires pour équilibrer les finances publiques. Pour 750 euros par mois (504 M d'euros de dépenses, soit 24 % du PIB), le revenu de base peut être financé en mobilisant l’ensemble des dépenses actuelles de protection sociale, branche vieillesse incluse, sans prélèvements obligatoires supplémentaires et en dégageant un excédent budgétaire de 14 milliards d’euros, qui peut permettre d’anticiper la hausse tendancielle du revenu de base », calcule-t-elle.
Une folie pour Jean-Marie Harribey, professeur d’économie à l’université Bordeaux IV et farouche opposant à l’allocation universelle. Remplacer la protection sociale existante par un revenu universel ne pourrait, selon lui, qu’aggraver la pauvreté et les inégalités. Tout le système de protection sociale serait démantelé. Ce serait la porte ouverte à tous les fonds de pension pour les plus riches. Quant à verser un revenu universel tout en conservant la protection sociale existante, cela lui paraît impossible. « Sur la base des chiffrages les plus généreux (entre 800 et 900 euros par mois) on arrive à doubler les sommes distribuées : 1 320 milliards d’euros par an. Ce qui correspond à la totalité du revenu disponible des ménages en France. Par quel coup de baguette magique, tout le revenu disponible des ménages pourrait-il être socialisé ? » interroge-t-il.
Le revenu universel vu par les libéraux
« Le revenu de liberté ». C’est sous cette appellation que Marc de Basquiat et Gaspard Koenig, animateurs du club libéral Génération libre, ont repris l’idée de Milton Friedman, d’un impôt négatif. Dans leur proposition, chaque adulte a le droit à la même somme (450 euros dans leur proposition, soit l’équivalent du RSA en 2014). Mais il ne recevrait que la différence de cette somme, le Liber et le montant de l’impôt dû (la Libertaxe). Si le montant de l’impôt est supérieur à la somme de base, le contribuable n’a à payer que la différence. Ce dispositif, selon ces concepteurs, est le plus efficace pour ne pas perturber les mécanismes de marché.
Le « revenu de liberté » s’élèverait dans leur calcul à 470 euros par mois pour les adultes. Il serait financé par un impôt uniforme (flat taxe) de 23,5 % sur l’ensemble des revenus y compris du patrimoine. Il se substituerait à l’impôt progressif en vigueur ainsi qu’à tous les prélèvements obligatoires. Naturellement, toutes les aides existantes (minimas sociaux, prestations familiales, etc.) seraient supprimées.
© Les dangers du Liber. Denis Clerc
Passant au crible leurs propositions et les comparant aux enquêtes sur les revenus des ménages réalisées par l’Insee, l’économiste Denis Clerc établit un constat détonnant dans son article sur « Les dangers du Liber ». « Le résultat est sans appel : seul le dernier dixième de la distribution [les plus hauts revenus – ndlr], celui qui est le mieux loti sort gagnant. Avec le Liber, il voit son revenu disponible moyen par ménage augmenter de 18 % […]. En revanche, tous les autres dixièmes sont perdants : – 9 % pour le premier [les plus pauvres – ndlr], – 24 % à – 13 % pour les cinq dixièmes suivants. » En d’autres termes, le revenu universel préconisé par Génération libre, censé lutter contre la pauvreté, reviendrait à effectuer un transfert massif vers les plus hauts revenus, en supprimant de surcroît tous les filets de sécurité pour les plus fragiles et les plus démunis.
De l’émancipation à l’aliénation
Le sujet revient à chaque débat sur le revenu universel. À un moment ou à un autre, il est toujours question du surfeur de Malibu. Ce fameux surfeur est au centre d’une controverse entre le philosophe américain John Rawls – qui a nourri tout le courant néolibéral sur la justice en substituant l’idée d’équité à celle d’égalité – et Philippe Van Parijs. Pour John Rawls, le revenu universel ne peut être un encouragement à l’oisiveté : il ne saurait être question de verser un revenu à une personne qui a fait le choix de ne pas travailler et de ne faire que du surf à Malibu. Pour Philippe Van Parijs, le revenu universel doit être versé à tout le monde, sans considération de son utilisation, sans jugement moral.
La question reste pendante. Pour certains économistes, le revenu universel est un moyen d’émancipation, un premier pas vers une société où le travail n’est plus obligatoire, une première ébauche vers la sortie d’un capitalisme productif. Grâce à lui, la contribution de chacun à l’enrichissement collectif dans l’emploi ou hors emploi pourrait être enfin reconnue. Les travaux artistiques, ceux réalisés dans les associations, les coups de main apportés dans l’intérêt général seraient ainsi valorisés, avance Baptiste Mylondo, professeur à Sciences Po Lyon.
D’autres soulignent que grâce au revenu universel les salariés retrouveraient un pouvoir de négociation face au patronat qu’ils ont perdu depuis la persistance du chômage de masse. Rassurés par ce revenu universel attribué sans conditions, ils auraient la possibilité de refuser les travaux les plus pénibles, les plus dangereux, les moins payés. Les employeurs seraient obligés de composer, de proposer des améliorations.
« Galéjades », rétorquent les opposants au revenu universel. Loin de renforcer le pouvoir de dire non, celui-ci risque au contraire de pousser encore plus vers des emplois au rabais, arguent-ils. Le revenu universel, soulignent-ils, serait bien en deçà du seuil de pauvreté (établi autour de 1 000 euros environ). Son niveau serait insuffisant pour subvenir au strict nécessaire, d’autant que toutes les aides annexes (aide au logement, gratuité des cantines ou des crèches, etc.) seraient appelées à disparaître. Les bénéficiaires du revenu universel seraient donc dans l’obligation de trouver des emplois d’appoint. Des emplois d’autant plus précaires et mal payés que les employeurs, avertis de l’existence du revenu universel, en défalqueraient le montant. En d’autres termes, ils redoutent que le revenu universel ne se transforme en une subvention généralisée des entreprises, les aidant à abaisser encore le coût du travail.
« Les femmes risquent d’être particulièrement pénalisées », avertit Hélène Périvier, professeur à Sciences-Po Paris. Elle voit en effet dans le revenu universel un grand danger pour la cause des femmes, les revendications d’égalité hommes-femmes. Avec le revenu universel, les femmes au foyer toucheraient elles aussi un revenu. Une vieille revendication de la droite. Ce qui pourrait apparaître comme une reconnaissance du travail domestique, un facteur d’indépendance, a toutes les chances devenir un piège. En ces temps de chômage de masse, ce dispositif pourrait pousser les femmes à renoncer à travailler à l’extérieur, à rentrer à la maison. Quant aux mères élevant seules leurs enfants, qui constituent déjà les catégories les plus fragiles de la société, elles risquent d’être encore plus pénalisées puisque le revenu universel serait versé sans que soit prise en compte la situation familiale.
L’abandon de la justice sociale
Derrière tous ces débats, les détracteurs du revenu universel ne peuvent s’empêcher de voir un nouvel assaut, l’ultime mise à sac des principes de justice sociale par un néolibéralisme qui avance masqué. « Prôner l’instauration d’une allocation universelle, c’est abandonner la lutte contre les inégalités », assure Daniel Zamora. Il ne s’agit plus, souligne-t-il, de mettre en place une politique qui cherche l’égalité mais de rendre supportable la pauvreté sans remettre en cause les inégalités les plus criantes.
La création du revenu universel entérine simplement le fait que la société accrédite la fin du plein emploi, du salariat. Cette idée est d’ailleurs largement contestée par Jean-Marie Harrirey qui relève qu’en dépit de tous les débats sur la fin du travail, le salariat constitue encore 90 % des emplois dans le monde occidental. Le déclinisme, selon lui, vise à faire accepter la précarisation, le creusement des inégalités, et enterrer l’idée du partage du temps de travail, d’une meilleure répartition des revenus. Ce qui revient selon lui à « entériner la fracture entre ceux qui peuvent s’insérer dans les sphères de la société et ceux qui seraient exclus de l’une d’entre elles, celle du travail validé collectivement ».
Tous les opposants au régime le relèvent : le revenu universel est imaginé pour que le système reste inchangé. À une exception près : la protection sociale. Le revenu universel constitue un véritable travail de sape contre les systèmes sociaux et de redistribution instaurés après la Seconde Guerre mondiale. Tous les projets de revenus universels prévoient ce démantèlement accepté de la Sécurité sociale, supposée à bout de souffle, de l’impôt progressif, des services publics. Au système reposant sur les principes de solidarité, d’égalité de redistribution familiale, on prévoit de substituer un dispositif individualisé, sans mécanisme de compensation. Il ne s’agit plus de constituer une société. L’individu est laissé seul, isolé face au reste du monde.
« Le problème du débat sur le revenu de base, c’est qu’il passe le plus souvent à côté des vrais enjeux, et exprime à dire vrai une conception au rabais de la justice sociale. Si nous voulons vivre dans une société juste, alors il faut formuler des objectifs plus ambitieux, concernant l’ensemble de la répartition des revenus et de la propriété, et par là même la répartition du pouvoir et des opportunités. Notre ambition doit être celle d’une société fondée sur la juste rémunération du travail, autrement dit le salaire juste, et pas simplement le revenu de base. Pour aller vers le salaire juste, il faut repenser tout un ensemble d’institutions et de politiques complémentaires les unes des autres : les services publics, et notamment l’éducation ; le droit du travail et des organisations ; le système fiscal », écrit Thomas Piketty sur son blog.
Mais tous ces débats essentiels restent occultés par le revenu universel. Plutôt que s’en tenir à une pensée magique, à un remède miracle, il serait peut-être temps de s’attaquer aux vraies questions sur les inégalités et la justice sociale.