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Aurélien Berlan, Pouvoir et dépendance, 2016

décroissance

Lien publiée le 14 janvier 2017

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://sniadecki.wordpress.com/2017/01/13/berlan-pouvoir/

La réflexion sur le pouvoir – catégorie associée en priorité à la sphère politique, au point d’y être réduite – est en général absorbée entre les pôles de la force et de la normativité, de la coercition subie et de la soumission volontaire, de la domination dont la violence serait le « moyen spécifique » voire, en cas de défaillance des autres moyens, l’« ultima ratio » (Max Weber), et de l’autorité reconnue et consentie comme légitime (Hannah Arendt) 1. Pourtant, il y a des formes de pouvoir, au sens large de manières d’influencer l’action d’autrui, qui ne relèvent ni de la domination, ni de l’autorité : je pense aux formes impersonnelles ou indirectes de pouvoir, spécifiquement modernes, consistant à peser sur le comportement des autres sans leur donner d’ordre explicite, juste en modifiant le champ des possibles qui s’ouvrent à eux ou « en façonnant les conditions de leur action d’une manière qui limite leur marge de choix, et par conséquent d’action “libre”, tout en maintenant la fiction de cette liberté » 2. Parmi elles, je vais m’intéresser plus particulièrement au pouvoir nourricier, celui qui se pose en grand pourvoyeur des biens permettant de satisfaire nos besoins. Il influence notre comportement sans le recours à la violence physique ni le secours de la légitimité, juste par la dépendance dans laquelle il nous tient.

Être dépendant, c’est être incapable de pourvoir à ses besoins sans la médiation d’une instance extérieure qui se trouve dès lors en position de pouvoir puisqu’elle peut nous inciter, en échange de ce dont nous avons besoin, à faire des choses que l’on n’aurait pas faites de notre propre initiative. En ce sens, la dépendance constitue un vecteur de pouvoir bien illustré par la toxicomanie, dépendance double à l’égard d’une drogue et des personnes qui en détiennent, c’est-à-dire dépendance personnelle médiatisée par une dépendance matérielle : le pouvoir des dealers est tout entier lié au besoin que les drogués ont d’une substance dont ils ne disposent pas et que les dealers sont les seuls à pouvoir leur fournir. Le besoin sert ici de relais intérieur au pouvoir : il suffit d’appuyer sur ce besoin, par la privation ou sa menace (ou par la promesse de l’abondance), pour influencer le comportement de celui qui le ressent. Il en va de même des besoins primaires, qui ont autant voire plus de force d’entraînement sur le comportement de ceux qui les ressentent que les besoins artificiels de drogue, créés par l’accoutumance. Mais il en va aussi de même de tous les besoins secondaires, qui deviennent justement des « besoins », c’est-à-dire des exigences impérieuses dont la non-satisfaction altère le sentiment de bien-être, par l’habitude qu’on a de les satisfaire.

Comme l’atteste un grand nombre de dictons, de maximes ou de fables dans lesquels l’expérience politique s’est sédimentée, la mise sous dépendance comme moyen de pouvoir est connue depuis longtemps. « On ne mord pas la main de celui qui vous nourrit » met en rapport dépendance alimentaire et servitude volontaire, en écho à la fable de La Fontaine, Le loup et le chien, montrant que le prix à payer pour le confort alimentaire est la soumission à l’égard du maître qui l’assure.

Mais la maxime la plus connue illustrant cette forme de pouvoir est « du pain et des jeux » (panem et circenses) : si on l’utilise souvent à propos de nos sociétés de consommation, où le pouvoir semble passer par les supermarchés et l’industrie culturelle (notamment les divertissements médiatiques), elle provient de la Rome antique où l’oligarchie patricienne a recouru, pour conserver son pouvoir, à une double stratégie de distribution de céréales et de divertissement par les jeux du cirque (permettant, par la mise en scène de la violence contre les vaincus, de canaliser la violence populaire et de ressouder la communauté romaine, par-delà ses divisions intestines).

Une autre illustration du lien entre pouvoir et dépendance est le mythe de Circée, dans l’Odyssée : cette magicienne transforme les humains en animaux domestiques par une drogue qui leur ôte la mémoire. Avant que les compagnons d’Ulysse soient changés en pourceaux captifs, en « cochons qui se vautrent », Homère déclare à propos des humains qu’elle avait précédemment transformés en lions et loups inoffensifs, et qui vont à leur rencontre pour leur faire la fête : « Tel le maître, en rentrant du festin, voit venir ses chiens qui le caressent sachant qu’il a toujours pour eux quelques douceurs » 3. Bref, les gratifications alimentaires, ressort premier de l’apprivoisement et de la domestication des bêtes sauvages, sont vecteur de servilité.

L’histoire moderne, notamment coloniale, illustre exemplairement le recours à la dépendance matérielle comme ressort de pouvoir. Les conquêtes impérialistes ont bien sûr reposé sur la force brute, mais son emploi absurde confinant à la furie (saccage des récoltes, des cultures, des villes et des villages au-delà de tout intérêt) servait autant à terroriser et spolier qu’à couper les populations indigènes de leurs moyens de subsistance pour les forcer à se rendre. Lors de la colonisation de l’Algérie, cette stratégie consistant a « combattre nos ennemis africains par la poudre et le fer joints à la famine » fut mise en œuvre parallèlement à l’interdiction du commerce 4.

Mais bien avant, cette technique de pouvoir avait été largement utilisée, de deux manières. D’une part, la mise sous dépendance commerciale exclusive avec la métropole, consistant à interdire aux colonies de commercer avec d’autres pays, pour verrouiller l’asymétrie de leur rapport et permettre aux métropoles, en situation de monopole, de dicter à leur aise et à leur avantage les conditions de l’échange. Dès 1770, on peut lire sous la plume de Guillaume Raynal :

« Le système adopté par tous les gouvernements de l’Europe, de tenir les colonies dans la dépendance la plus absolue de la métropole, a toujours rendu suspecte à beaucoup de politiques espagnols les liaisons du Mexique avec l’Asie. » 5

D’autre part, la mise sous dépendance toxicomaniaque des populations : en Amérique du Nord, les colons troquaient de l’alcool contre les produits indigènes, afin de rendre les populations dépendantes et assurer ainsi la continuité du commerce ; en Chine, la « guerre de l’opium » visait le même objectif ; dans les colonies sucrières des Caraïbes, les maîtres s’assuraient de la docilité de leurs esclaves en les imbibant de rhum. Cette mise sous dépendance par l’alcool a aussi été employée en Europe, où le versement des payes se faisait parfois au bistrot…

Si la mise sous dépendance est l’une des plus vieilles techniques de pouvoir – sans doute aussi ancienne que la domestication –, elle n’a rien d’obsolète. De nos jours, elle est explicitement préconisée par les grandes institutions néocoloniales : dans ses plans d’ajustement structurel, le Fond monétaire international (FMI) préconise souvent aux États de lutter contre l’arriération de l’agriculture vivrière. Comme hier, la mise sous dépendance matérielle passe essentiellement par l’argent, équivalent général servant à satisfaire tous les besoins et devenant donc ce dont on a tous et toujours besoin. Les mécanismes de la dette illustrent bien la manière dont la dépendance financière constitue un puissant levier de pouvoir 6. C’est l’endettement de l’État grec qui le met à la merci de ses bailleurs : ayant structurellement besoin de nouveaux prêts pour assurer son fonctionnement, l’État est forcé d’accepter les conditions des bailleurs de fonds, exprimées dans les différents « mémorandums » dont l’un demandait carrément, dans le même esprit que le FMI, l’interdiction des jardins potagers !

Il en va des individus et des entreprises comme des pays : une fois endetté, l’individu en difficulté financière n’a guère d’autre choix que d’accepter les conditions de ses bailleurs. Les agriculteurs le savent bien, eux que le Crédit agricole n’a aucun mal à contraindre à se moderniser, en échange de nouveaux prêts. Mais la mise au pas de la paysannerie européenne est aussi passée par une autre forme de mise sous dépendance monétaire, celle liée aux primes et aux subventions qui sont toujours assorties de conditions et de contrôles. Bien sûr, la mise sous dépendance par les subventions ne se limite pas à l’agriculture : elle a été largement utilisée dans le domaine culturel 7 ainsi que dans le domaine associatif, afin de « tenir » les artistes et les associations. Un bon exemple en est la manière dont la contestation écologique est canalisée par l’État, qui subventionne certaines associations cogestionnaires afin de pouvoir monnayer leur collaboration en cas de crise 8.

Si cette approche du pouvoir en termes de dépendance plutôt que de domination ou d’autorité m’intéresse, c’est qu’elle peut nous aider à comprendre les ressorts de l’impuissance actuelle. Nous sommes dans une impasse : notre système économico-politique repose sur une exploitation de la nature et des humains qui a depuis longtemps dépassé les limites du « soutenable » (au double sens écologique des ressources renouvelables et, psychophysique, de ce qui est supportable par les humains) et nous conduit à coup sûr vers le chaos climatique, politique et social ; mais nous sommes incapables de réagir, impuissants à bloquer ou à freiner ce processus calamiteux. Pourquoi ? Cela ne vient pas d’un défaut d’information : la montée des inégalités et de la violence est aussi bien documentée que celle des océans. Cela ne semble pas non plus venir d’un manque d’alternatives, qui fourmillent de toutes parts. Si le système peut poursuivre sa fuite en avant, n’est-ce pas parce que nous sommes tous devenus dépendants, pour tous les aspects de notre vie quotidienne, de son bon fonctionnement ? N’est-ce pas ainsi qu’il nous tient ?

L’omnipotence de nos classes dirigeantes s’appuie certes sur le pouvoir policier, dont les capacités de surveillance et de répression ne cessent d’être accrues, mais je pense qu’elle repose aussi sur le pouvoir nourricier : la proportion des besoins auxquels nous sommes capables de subvenir par nous-mêmes se réduisant comme peau de chagrin, nous sommes pieds et poings liés au système, au point de ne même plus pouvoir imaginer en changer 9. En ce sens, il y aurait un lien étroit entre le pouvoir et le supermarché, métonymie d’un système marchand où les populations ne peuvent plus couvrir elles-mêmes leurs besoins, même élémentaires ; et la toxicomanie serait un verre grossissant de la condition de l’homme postmoderne, de plus en plus dépendant de biens marchands qui sont par ailleurs toujours plus toxiques. Loin d’être un phénomène anecdotique ou une dérive de nos sociétés, la dépendance sous sa forme toxicomaniaque est un révélateur de la manière dont le pouvoir les fait tenir. Car l’histoire de son développement suggère que sa généralisation résulte d’une stratégie politique consciente, s’il est vrai que les autorités étasuniennes ont alimenté le trafic de drogue pour juguler une contestation afro- américaine qui, avec les Black Panthers (qui ont lutté contre l’usage des drogues, parce qu’il affaiblit individus et communautés 10), devenait effectivement très dangereuse.

Si la dépendance matérielle fut à toute époque l’un des ressorts du pouvoir, et si elle est au cœur de son exercice aujourd’hui, on peut se demander pourquoi cette question est si peu présente dans le champ de la réflexion politique. Je ne vais pas relire l’intégralité de la pensée politique afin de montrer que, bien que sous-jacente à nombre de réflexions, elle ne joue qu’un rôle secondaire dans les théories du pouvoir – ni tenter d’expliquer cette omerta ou cet impensé en démontant la « posture scolastique » 11 d’intellectuels coupés de la vie matérielle, peu enclins donc à analyser les tenants et aboutissants politiques de la dépendance qui caractérise leur condition.

Je vais plutôt tenter de combler ce vide en m’appuyant sur les rares textes où cette problématique émerge. Dans un premier temps, j’examinerai avec Simone Weil les fondements matériels de l’oppression sociale pour montrer que, sous sa forme contemporaine, elle passe par la dépendance matérielle de populations dépossédées de tout moyen de subvenir à leurs besoins. Ensuite, nous verrons avec Karl Marx, Max Weber et Silvia Federici que cette dépossession est au principe du système capitaliste et des formes modernes de domination. Enfin, je me tournerai vers l’analyse des nouvelles formes de contrôle social proposée par la Théorie critique pour démonter le mécanisme d’un pouvoir industriel que Weil n’avait pas encore sous les yeux, ou seulement sous forme rudimentaire : un pouvoir nourricier qui ne repose pas uniquement sur l’expropriation des moyens de subvenir aux besoins traditionnels, mais sur la manipulation des besoins, l’inoculation de nouveaux besoins liant les populations au système qui les génère et peut seul les assouvir.

La dépendance matérielle, verrou de l’oppression sociale à l’âge industriel

Parmi les penseurs de la dépendance comme mécanisme de pouvoir, il y a d’abord Simone Weil, philosophe injustement méconnue alors qu’elle a fait preuve, durant l’entre-deux-guerres, d’une lucidité exceptionnelle par rapport à nombre d’intellectuels de son époque. Dans ses Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale (1934), elle estime que l’indépendance matérielle, sur le plan des conditions de vie (ne pas s’en remettre à autrui pour assurer sa subsistance et sa sécurité, et disposer de ses propres outils pour ce faire), est l’un des piliers de la liberté, à côté de l’action lucide et du contrôle démocratique des institutions 12. En effet, elle souligne l’importance des « liens qui maintiennent l’individu dans la dépendance matérielle de la société » :

« Ces liens sont tantôt plus lâches et tantôt plus étroits, et il peut s’y trouver des différences considérables, selon qu’un homme est plus ou moins contraint, à chaque moment de son existence, de se tourner vers autrui pour avoir les moyens de consommer, les moyens de produire, et se préserver des périls. Par exemple, un ouvrier qui possède un jardin assez grand pour l’approvisionner en légumes est plus indépendant que ceux de ses camarades qui doivent demander toute leur nourriture aux marchands ; un artisan qui possède ses outils est plus indépendant qu’un ouvrier d’usine […]. Quant à la défense contre les dangers, la situation de l’individu à cet égard dépend du mode de combat que pratique la société où il se trouve. » 13

L’homme étant un être social, il est toujours pris dans des groupes dont il est, d’une manière ou d’une autre, dépendant. Si l’indépendance absolue dans la solitude et l’autarcie est pour Weil une image de la « liberté véritable », celle qui mettrait l’individu « directement aux prises avec la nécessité nue, sans qu’il ait rien à attendre que de soi » 14, elle sait que cet idéal est irréalisable. Même Robinson, physiquement seul sur son île, reste en pratique dépendant de la société dont il provient, via les outils qui se sont échoués sur l’île avec lui. Mais entre l’horizon contrefactuel d’une indépendance absolue et le cas tout aussi limite d’une dépendance intégrale, il y a divers degrés de dépendance à l’égard de la société, sur les trois plans des moyens de subsistance, des outils de production et des techniques de défense – et l’oppression est fonction de ces degrés.

Moins on est capable de subvenir à ses besoins dans ces trois domaines essentiels, plus on est opprimé, et c’est exactement ce qui se passe dans la société industrielle moderne. Voilà ce que Weil explique à la fin de son essai, où elle dresse un rapide tableau de la « vie sociale contemporaine », c’est-à-dire de la situation de son époque, marquée par le règne de la grande industrie 15 :

« La dépossession de l’individu au profit de la collectivité n’est au reste pas totale, et ne peut l’être ; mais on conçoit mal comment elle pourrait aller beaucoup plus loin qu’aujourd’hui. La puissance et la concentration des armements mettent toutes les vies humaines à la merci du pouvoir central. En raison de l’extension formidable des échanges, la plupart des hommes ne peuvent atteindre la plupart des choses qu’ils consomment que par l’intermédiaire de la société et contre de l’argent ; les paysans eux-mêmes sont aujourd’hui soumis dans une large mesure à cette nécessité d’acheter. » 16

Avec le développement industriel, la dépendance matérielle s’accroît et aboutit à une société d’individus dépossédés de toute maîtrise sur leurs conditions de vie, c’est-à-dire sur les moyens permettant d’assurer leur existence. Elle constitue donc un ressort de l’oppression sociale. Mais c’est un phénomène nouveau qui s’attaque désormais au monde paysan, jusque-là bastion de l’autoproduction.

Certes, Weil connaît suffisamment bien l’histoire des luttes entre les peuples pour savoir que « tout pouvoir s’efforce aussi, et toujours consciemment, de détruire chez ses rivaux les moyens de produire et d’administrer » 17. En quelque sorte, cette vieille maxime du pouvoir, couper ses ennemis de leurs conditions d’existence afin de les affaiblir, est transposée à l’intérieur même de la société industrielle : couper les opprimés de leurs conditions de vie, afin de les rendre dépendants et de les subjuguer définitivement.

Car dans les formes précédentes d’organisation sociale, c’est plutôt l’inverse qui était vrai : ce n’était pas les opprimés qui étaient matériellement dépendants, mais les oppresseurs 18. Si la dépendance matérielle est un vecteur d’oppression sociale, ce n’est donc pas son fondement : ce vecteur se rajoute aux autres pour verrouiller la domination de classe. La question se pose alors de savoir quels sont les autres vecteurs, plus fondamentaux, de l’oppression. Et pour y répondre, il faut revenir à la nature même de l’oppression.

Pour Weil, ce n’est pas la simple existence de règles communes et contraignantes, indispensables à toute vie sociale, qui définit l’oppression au sens d’une contraction étouffante des marges de manœuvre individuelles :

« Cette contrainte inévitable ne mérite d’être nommée oppression que dans la mesure où, du fait qu’elle provoque une séparation entre ceux qui l’exercent et ceux qui la subissent, elle met les seconds à la discrétion des premiers. » 19

Autrement dit, l’oppression suppose la division de la société en deux groupes, ceux qui commandent et ceux qui exécutent ; plus précisément, il y a oppression quand les premiers peuvent imposer un pouvoir discrétionnaire, c’est-à-dire arbitraire, aux seconds. Comment se constituent ces deux groupes ? Pour la plupart des penseurs avant Weil, l’oppression résultait de l’usurpation. Mais cette idée ne permet pas de comprendre pourquoi, à chaque fois qu’une forme d’oppression fut abattue, une autre en prit implacablement la relève. Pour le comprendre, il faut revenir aux meilleures intuitions de Marx et chercher les causes de l’oppression dans les conditions objectives, matérielles, de l’organisation sociale : « et dans le domaine social, explique Weil en commentant Marx, ces conditions sont définies par la manière dont l’homme obéit aux nécessités matérielles en subvenant à ses propres besoins, autrement dit par le mode de production » 20. Bref, Weil propose une approche matérialiste de l’oppression sociale qui montre ce qui la relie au « régime de la production » 21 :

« L’oppression procède exclusivement de conditions objectives. La première d’entre elles est l’existence de privilèges ; et ce ne sont pas les lois ou les décrets des hommes qui déterminent les privilèges, ni les titres de propriété ; c’est la nature même des choses. » 22

Une théorie matérialiste de l’oppression doit montrer qu’elle résulte non de décisions subjectives et arbitraires pouvant être abrogées, mais de structures objectives. Au cours du développement historique, des instruments sont peu à peu inventés qui s’interposent entre l’individu et ses conditions d’existence: l’homme ne fait plus face à la nature seul pour subvenir à ses besoins, il invente des médiations qui, à partir d’un certain seuil de sophistication, sont « par leur essence même le monopole de quelques-uns » et deviennent alors des « instruments de pouvoir » pour ces privilégiés 23.

Selon Weil, il y aurait quatre sources principales de privilèges :

  • le savoir (religieux ou scientifique) à partir du moment où il devient spécialisé, c’est-à-dire quand il devient le monopole d’un groupe de prêtres ou de savants ;

  • les armes à partir du moment où leur maniement exige une formation spécialisée et un entraînement continu, et où elles condamnent les individus désarmés à l’impuissance ;

  • la monnaie à partir du moment où la division du travail fait émerger les banquiers qui exercent un monopole sur les conditions de l’échange ;

  • la coordination des efforts à partir du moment où elle atteint un tel degré de complexité qu’elle se retrouve nécessairement aux mains de quelques-uns, qui dirigent les autres.

On le comprend, le problème n’est pas dans ces médiations en tant que telles, dont Weil nous dit qu’elles sont liées « à des étapes sans doute inévitables du développement humain » 24, mais dans le degré de leur sophistication qui, passé un certain seuil (celui où les moyens deviennent des fins en soi), entraîne nécessairement une spécialisation mettant le commun des mortels en situation d’infériorité.

Vu leur caractère apparemment indispensable, on pourrait espérer « humaniser » ou « moraliser » ces médiations. Mais pour Weil, l’espoir de régulation éthique est un vœu pieux, car un autre facteur surgit, la « lutte pour la puissance ». Ces médiations confèrent de la puissance à ceux qui en détiennent le monopole. Or, « conserver la puissance est, pour les puissants, une nécessité vitale » 25 : car c’est de cette puissance qu’ils tirent les privilèges dont ils vivent. Ils entrent donc nécessairement en conflit à la fois avec leurs rivaux et leurs subordonnés, et cette double lutte pousse à la fuite en avant dans la quête de puissance : conserver la puissance, c’est sans cesse l’accroître, sous peine de se la voir ravir. La quête du pouvoir est sans mesure, sans limite, et elle finit par asservir tout le monde, les puissants (condamnés à perdre leur vie à accumuler les moyens de puissance) comme les faibles. C’est exactement ce que Marx a montré à propos du capitalisme : la concurrence condamne les entreprises, quelle que soit la volonté de leur PDG, à toujours chercher à s’agrandir. Bref, dès que la société est divisée en deux groupes, ceux qui ordonnent et ceux qui exécutent, elle est forcément gouvernée par une lutte pour le pouvoir qu’aucune éthique ne pourra jamais réguler.

Fondamentalement, l’oppression sociale est liée à l’existence de médiations objectives qui sont indispensables pour alléger le fardeau des nécessités naturelles, mais qui deviennent vite le monopole de spécialistes dès lors privilégiés. Le « problème fondamental » de l’oppression sociale est donc qu’elle s’accroît avec la domination de la nature, censée pourtant nous libérer de la dépendance immédiate aux nécessités naturelles 26. Et le paradoxe auquel cette évolution aboutit est celui d’une dépossession totale : au stade ultime de l’oppression, les opprimés sont dépendants du mécanisme social qui les opprime, et leur destin est ainsi scellé.

La dépossession au fondement des formes modernes de domination

La manière dont Weil analyse la nouveauté du pouvoir industriel, par rapport aux formes précédentes d’organisation sociale où les oppresseurs dépendaient matériellement des dominés, pose la question de savoir comment les opprimés, qui jadis subvenaient à leurs besoins matériels et à ceux de leurs oppresseurs, se sont retrouvés en position de dépendance matérielle. Marx y a répondu sous la forme, non d’une théorie du pouvoir, mais d’une réflexion sur la genèse du capitalisme. Si « la production capitaliste […] n’entre en scène qu’au moment où des masses de capitaux et de forces ouvrières assez considérables se trouvent déjà accumulées entre les mains de producteurs marchands », alors la genèse du capitalisme présuppose une accumulation primitive expliquant d’où viennent ces capitaux et ces travailleurs prêts à vendre leur force de travail.

Or, qu’est-ce qui motive les ouvriers à accepter un contrat de subordination personnelle par lequel ils renoncent à tout droit sur le produit et l’organisation de leur travail ? C’est le fait, nous dit Marx, de ne rien posséder que sa force personnelle, « tandis que toutes les conditions requises pour donner corps à cette puissance, la matière et les instruments nécessaires à l’exercice utile du travail, le pouvoir de disposer des subsistances indispensables au maintien de la force ouvrière et à sa conversion en mouvement productif, tout cela se trouve de l’autre côté » 27. Autrement dit, si le prolétaire accepte le contrat de travail léonin que lui propose le capitaliste, c’ est qu’il est privé de toute maîtrise sur les conditions matérielles de son travail : les matières premières, les instruments de production et les moyens de subsistance. Et Marx de conclure :

« Au fond du système capitaliste il y a donc la séparation radicale du producteur d’avec les moyens de production. Cette séparation se reproduit sur une échelle progressive dès que le système capitaliste s’est une fois établi ; mais comme celle- là forme la base de celui-ci, il ne saurait s’établir sans elle. Pour qu’il vienne au monde, il faut donc que, partiellement au moins, les moyens de production aient déjà été arrachés sans phrase aux producteurs, qui les employaient à réaliser leur propre travail. » 28

Le « secret de l’accumulation primitive » est donc un processus massif d’expropriation : c’est seulement à partir du moment où les masses ont été privées des moyens matériels d’assurer leur vie que le capitalisme a pu les réduire au statut d’ouvriers dociles, prêts et poussés à accepter les pires conditions de travail, puis à celui de consommateurs spectateurs, prêts et conditionnés à avaler n’importe quoi. Or, les « moyens de production et d’existence traditionnels » dont parle Marx, c’était essentiellement la terre. La base de cette évolution, c’est donc l’expropriation de la population campagnarde par les enclosures, c’est-à-dire par l’appropriation privée des communaux (prairies, bois, etc.) dont les paysans, notamment les plus pauvres, tiraient une bonne partie de leurs ressources. Une fois « dépouillés de tous leurs moyens de production et de toutes les garanties d’existence offertes par l’ancien ordre des choses » 29, ils n’avaient d’autre choix que de quitter leur village pour vagabonder sur les routes ou chercher du travail en ville, aux conditions de ceux qui voudraient leur en donner.

Marx note que cette logique de domination par l’expropriation « se reproduit sur une échelle progressive dès que le système capitaliste s’est une fois établi » 30. On voit en effet qu’elle se retrouve dans d’autres secteurs que le secteur agricole, que le capitalisme colonise tous les aspects de la vie quotidienne en dépossédant les individus de la maîtrise de leurs conditions de vie, au sens le plus général du terme : l’habitat, la nourriture, la santé, la sécurité, la fête, etc. On peut donc généraliser l’idée de Marx et élargir le champ de la notion d’expropriation au-delà du foncier.

Comme l’a montré la philosophe et historienne féministe Silvia Federici, le processus d’enclosure, c’est-à-dire d’appropriation privée des conditions de vie, ne concernait pas que les terres : il s’est également emparé des savoirs, qui font partie des moyens de vie et de production. Ce n’est pas un hasard si les enclosures ont coïncidé avec la chasse aux sorcières : car les sorcières étaient justement les dépositaires de savoirs médicinaux, et notamment de techniques abortives que les classes dominantes honnissaient à la fin du Moyen Age, en raison du manque de main d’œuvre et de son prix excessif. En fait, les débuts du capitalisme ont supposé une vaste offensive contre toutes les formes d’autonomie des classes populaires, une expropriation des terres, des corps et des savoirs 31.

Si cette perspective décrit bien certains aspects de l’histoire longue du monde occidental moderne, on peut se demander si le « capitalisme » est vraiment l’origine unique de cette logique. Quoi qu’il en soit, il est patent que les formes spécifiquement modernes de domination reposent sur la mise sous dépendance de salariés dépossédés de leurs moyens de travail et contraints d’accepter les conditions de ceux qui en disposent. C’est ce que souligne Max Weber : dans tous les domaines, le renforcement de la domination à l’âge moderne passe par la perte de contrôle sur les moyens concrets de vivre et de travailler.

« Tout comme l’autonomie relative de l’artisan ou de l’ouvrier à domicile, du paysan d’un domaine seigneurial, du commanditaire, du chevalier et vassal reposait sur le fait qu’il était lui-même propriétaire des outils, des stocks et des moyens financiers qui lui permettaient de remplir sa fonction économique, politique, militaire, et pendant qu’il s’acquittait de cette fonction, de vivre, la dépendance hiérarchique de l’ouvrier, du commis, de l’employé technique, de l’assistant d’un institut universitaire et du fonctionnaire civil ou militaire de l’État repose, exactement de la même façon, sur le fait que les outils, les stocks et les moyens de paiement indispensables à l’entreprise et à la vie économique sont au pouvoir de disposition, dans un cas, de l’entrepreneur, dans l’autre, du souverain politique. […] Cette base économique décisive, la “séparation” entre l’ouvrier et les moyens objectifs/concrets de production et de fonctionnement […], est un fondement décisif commun au fonctionnement politique, culturel, militaire de l’État, et à l’économie capitaliste privée. » 32

Si ce passage vise à montrer que la domination repose, dans le secteur privé comme dans les fonctions étatiques (administration, armée), sur la dépossession des salariés, Weber insiste ailleurs sur le fait qu’il en va de même pour les chercheurs et les savants modernes : eux aussi sont de plus en plus coupés de leurs moyens de travail, et donc dépendants des instances susceptibles de les leur fournir et… d’orienter ainsi leur travail 33. Partout, la dépossession conditionne une domination croissante : peu à peu, les individus sont dépossédés par de grandes organisations centralisées des moyens qui assuraient leur « autonomie relative ».

Si la mise sous dépendance par la dépossession est au principe des formes modernes de domination, alors il n’y a rien d’étonnant à ce que la dépossession caractérise, comme le notait Weil en 1934, le pouvoir à l’ère industrielle. Mais quand Weil le remarque, elle avoue ne pas voir comment la dépossession « pourrait aller beaucoup plus loin » 34.

Il revient à la Théorie critique de l’avoir compris en analysant les nouvelles formes de contrôle liées à la « société de consommation », formes qui montrent qu’au-delà de l’expropriation, il y a une seconde manière de mettre des populations sous dépendance : non pas leur ôter les moyens de satisfaire à leurs besoins traditionnels, mais « manipuler les besoins », inoculer de nouveaux besoins que les individus ne peuvent satisfaire par eux-mêmes.

La mise sous dépendance par la manipulation contemporaine des besoins

Les Réflexions de Simone Weil ont été approfondies par les philosophes de la Théorie critique. Je ne vais pas tenter de reconstruire leur analyse de l’autorité, avec tout son versant psychanalytique 35, mais me concentrer sur les liens qui unissent aussi, selon eux, les formes contemporaines de pouvoir et la dépendance matérielle. Commençons par une citation de l’introduction de la Dialectique de la raison qui s’inscrit parfaitement dans le sillage du diagnostic historique 36 de Weil sur le lien entre oppression sociale et domination de la nature :

« L’accroissement de la productivité économique qui, d’une part, crée les conditions d’un monde meilleur, procure d’autre part à l’appareil technique et aux groupes sociaux qui en disposent une supériorité immense sur le reste de la population. L’individu est réduit à zéro par rapport aux puissances économiques. En même temps celles-ci portent la domination de la société sur la nature à un niveau jamais connu. Tandis que l’individu disparaît devant l’appareil qu’il sert, il est pris en charge mieux que jamais par cet appareil même. Au stade de l’injustice, l’impuissance et la malléabilité des masses croissent en même temps que les quantités de biens qui leur sont assignées. » 37

Loin d’avoir, comme l’espérait Marx, des effets libérateurs, l’abondance marchande est plutôt vecteur d’impuissance, car elle suppose une division du travail telle que l’individu en sort écrasé par les organisations dont il dépend pour subvenir à ses besoins ; dépossédé de toute prise sur ses conditions de vie, incapable de faire quoi que ce soit par lui-même, infantilisé sur le plan matériel, il perd toute confiance en lui, condition sine qua non pour résister au matraquage des propagandes commerciales et politiques. D’où la référence à la malléabilité : c’est parce que l’individu est écrasé matériellement qu’il peut l’être mentalement. Les fameuses thèses de Horkheimer et Adorno sur l’industrie culturelle comme mystification des masses, très controversées, ne peuvent être comprises qu’en lien avec leurs analyses de l’anéantissement de l’individu dans le « monde totalement administré » du capitalisme monopolistique d’État : les médias de masse n’ont les effets idéologiques que leur attribuent les auteurs que parce que la production de masse crée déjà un contexte social d’aveuglement, un « rideau idéologique derrière lequel se concentre le désastre réel » 38.

Au sein de la Théorie critique, c’est Herbert Marcuse qui va le plus approfondir cette réflexion sur les formes de contrôle liées au capitalisme fordiste, notamment dans l’Homme unidimensionnel. Cet essai sur la « société industrielle avancée » part au fond de la question suivante : comment expliquer « la disparition de ces forces historiques qui, au stade précédent, représentaient des possibilités et des formes de vie nouvelle » ? 39 Autrement dit, comment expliquer le reflux, dans l’après-guerre, des forces d’opposition à l’oppression qui, depuis 1789 (et même avant), avaient impulsé une dynamique de progrès social aux sociétés occidentales ? Car c’est bien ce qui caractérise la société industrielle avancée, c’est-à-dire ce que nous appelons la « société de consommation » : elle « endigue le changement social » en faisant en sorte que « les forces sociales jadis négatives et transcendantes s’intègrent au système établi » 40. La réponse de Marcuse est la suivante :

« L’originalité de notre société réside dans l’utilisation de la technologie, plutôt que de la terreur, pour obtenir la cohésion des forces sociales dans un mouvement double, un fonctionnalisme écrasant et une amélioration croissante du standard de vie. » 41

Ce qui définit la société de consommation, ce serait donc l’usage politique de la technologie comme moyen de canaliser et d’annihiler la protestation contre la violence, les inégalités et les injustices qui continuent de traverser cette société quand bien même elles pourraient enfin être surmontées. Elle y parvient de deux manières : en lien étroit avec la conception positiviste de la science dont elle est tributaire, la technologie contribue à la diffusion d’un état d’esprit « positif » et « fonctionnaliste » qui se refuse à juger les faits à l’aune des valeurs ou des idéaux qui alimentaient jusqu’à présent les forces d’opposition ; en association intime avec l’industrie dont elle améliore les rendements, elle réprime le besoin de changement radical en étant « capable de produire et distribuer les biens sur une échelle de plus en plus vaste » et de « se servir de la conquête scientifique de la nature pour conquérir scientifiquement l’homme ». Autrement dit, c’est l’efficacité productive indéniable du capitalisme industriel et sa capacité à manipuler les esprits qui désamorcent la critique :

« La société existante parviendra à endiguer les forces révolutionnaires aussi longtemps qu’elle réussira à produire toujours plus “de beurre et de canons” et à berner la population à l’aide de nouvelles formes de contrôle total. » 42

Il en résulte un nouveau régime de pouvoir qui ne marche plus seulement à la coercition violente :

« Les formes dominantes de contrôle social sont technologiques dans un sens nouveau. La structure technique et l’efficacité de l’appareil de destruction et de production ont, sans aucun doute, durant la période moderne, contribué à soumettre la population à l’actuelle division du travail. D’ailleurs, des formes plus manifestes de coercition ont toujours accompagné cette intégration, telles que la perte des moyens de subsistance, l’organisation de la justice, de la police, des forces armées. C’est encore comme ça. […] Dans les secteurs les plus avancés de cette civilisation, les contrôles sociaux ont été introjectés à un point tel qu’il ne faut pas s’étonner si les forces oppositionnelles de l’individu ont été affectées. » 43

La nouveauté, ce serait donc l’introjection du contrôle social faisant que « l’individu renouvelle et perpétue les contrôles extérieurs que la société exerce sur lui ». Comment s’est faite cette intériorisation de la domination ? Par le biais des besoins justement, mais sous une autre forme que par l’expropriation des moyens de subsistance (même si ce ressort a également été actionné) : comme l’explique Marcuse, « le contrôle social est au cœur des besoins nouveaux qu’il a fait naître ». Autrement dit, le pouvoir suscite l’émergence de nouveaux besoins par un processus « d’endoctrinement dans les communications de masse », et ces nouveaux besoins servent de relais intérieur au pouvoir dans la mesure où ils lient les individus au système qui les satisfait. Ce faisant, « les classes dominées participent aux besoins et aux satisfactions qui garantissent le maintien des classes dirigeantes ». Le processus serait le suivant : la propagande commerciale donne l’envie de nouvelles marchandises dont la vente est indispensable au maintien du système ; cette envie se transforme en besoin avec l’habitude de l’assouvir ; une fois le besoin ainsi « fixé » 44, il rend le consommateur dépendant du système qui en assure la satisfaction, quand bien même ce système profite avant tout à une mince élite et qu’il perpétue la violence.

On comprend dès lors que le premier chapitre de L’Homme unidimensionnel, intitulé « Les formes nouvelles de contrôle », présente une théorie critique des besoins, c’est-à-dire une théorie proposant un critère pour faire le tri entre eux. On sait depuis Marx que les besoins sont historiques, qu’ils sont conditionnés socialement 45. Selon Marcuse, ils le sont aussi politiquement parce que, en impliquant la dépendance de ceux qui les ressentent à l’égard de ceux qui peuvent les assouvir, ils livrent les premiers aux mains des seconds.

Marcuse propose donc de distinguer entre vrais et faux besoins :

« Sont “faux” ceux que des intérêts sociaux particuliers imposent à l’individu : les besoins qui justifient un travail pénible, l’agressivité, la misère, l’injustice. » 46

Sans entrer dans le concept emphatique de vérité qui traverse l’œuvre de Marcuse, on peut se demander si l’expression « faux besoin » est bien choisie dans la mesure où elle laisse entendre qu’il ne s’agit pas vraiment de besoins, de nécessités ressenties impérieusement. Or, c’est bien souvent le cas : ces besoins secondaires tirent leur force d’un aménagement du monde qui transforme en nécessités (sociales) ce qui peut sembler relever du superflu, et fait que les individus n’ont guère le choix (par exemple, d’avoir une voiture).

Il semble donc préférable de privilégier d’autres expressions de Marcuse et parler de besoins « hétéronomes », de besoins dont l’émergence et la satisfaction dépendent d’instances extérieures à ceux qui les ressentent, ou même de « besoins répressifs » dans la mesure où ils ont des effets policiers de maintien de l’ordre, en faisant adhérer au système et en étouffant la colère qu’il suscite 47. Dans cette nouvelle configuration politique, on comprend alors que la rébellion doive aussi être « instinctuelle » : pour qu’un changement social qualitatif advienne, il faut « redéfinir les besoins » dans une perspective de « réduction du surdéveloppement » 48.

Désormais, la théorie politique ne peut plus faire l’économie d’une réflexion matérialiste sur les besoins et les conditions de vie.

Vers un nouveau concept d’autonomie

En posant la question des rapports entre pouvoir et dépendance, il s’agissait pour moi de revenir sur les modalités contemporaines du pouvoir. Bien des auteurs ont souligné que la modernité capitaliste allait de pair avec de nouvelles formes de pouvoir, ayant pour particularité de passer par des dispositifs impersonnels et de se situer à la croisée de la politique et de l’économie : le fétichisme de la marchandise, la réification, la biopolitique, etc. Mais peu ont souligné la montée en puissance du pouvoir nourricier à côté du pouvoir policier. Même Foucault qui cherchait à comprendre les formes de pouvoir les plus contemporaines ne s’est pas intéressé à un dispositif inédit qui se mettait en place sous ses yeux : le supermarché.

Au lieu de reprendre les arguments que j’ai développés en faveur de cette thèse de l’importance, dans le « mix du pouvoir » actuel, de son versant nourricier, je voudrais pour conclure en développer un dernier, basé sur l’évolution de la notion d’autonomie. Elle tend à perdre son sens juridico-politique originel, se donner ses propres lois, au profit d’un sens matériel : subvenir à ses propres besoins. Parler d’autonomie alimentaire, médicale ou énergétique, c’est vouloir reprendre ses conditions de vie en main au lieu de dépendre de systèmes sur lesquels on n’a aucune prise (les industries agroalimentaire et pharmaceutique, les multinationales de l’énergie). Cette évolution politique et sémantique est je pense le signe que la question de la dépendance matérielle est bien au fondement de l’impuissance actuelle, et qu’elle doit être mise au cœur de la réflexion politique.

Aurélien Berlan, le 30 avril 2016.

Conférence donnée dans le cadre des Rendez-vous Philosophiques d’Orléans-Tours, sur le thème “Le pouvoir : une réalité ambiguë ? entre autorité et domination”, 28-30 avril 2016.

Aurélien Berlan est l’auteur de
La Fabrique des derniers hommes, 
retour sur le présent avec Tönnies, Simmel et Weber,
éd. La Découverte, 2012.


Notes:

1 Max Weber, Economie et société, vol. 1, trad. J. Chavy et alii, Pion (Pocket), Paris, 1995, p. 97 ; Hannah Arendt, La crise de la culture. Huit exercices de pensée politique, trad. P. Lévy et alii, Gallimard (Folio), Paris, 1972, pp. 121-185, notamment p. 128-129. Notons que si Weber fait de la violence le moyen spécifique de la domination politique, il estime que toute domination s’appuie en outre sur des « fondements de légitimité » (notion qu il dépouille de toute portée normative : elle ne désigne plus que les croyances des dominés) : chez lui, la notion de domination est écartelée en fait entre les deux pôles de la violence et de la légitimité.

2 Catherine Colliot-Thélène, « Des pouvoirs impersonnels ? », Tracés, n°29 (2015), p. 31.

3 Homère, Odyssée, chant X, vers 213 et suivants, trad. V. Bérard, éd. Gallimard (Pléiade), Paris, 1955, p. 686.

4 Olivier Le Cour Grandmaison, Coloniser, exterminer. Sur la guerre et l’État colonial, éd. Fayard, Paris, 2005, p. 101-104 et 146-152.

5 Je tire cette citation éloquente de l’article « dépendance » du Littré (Paul-Emile Littré,Dictionnaire de la langue française, nouvelle édition de 1880, rééditée par Encyclopaedia Britannica, Chicago, 1987, tome 2, p. 1586) qui renvoie à Guillaume Raynal, Histoire philosophique [et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes], édition de Genève, 1780, VI, 23.

6 Voir Maurizio Lazarrato, La fabrique de l’homme endetté. Essai sur la condition néo-libérale, éd. Amsterdam, Paris, 2011 ; David Graeber, Dette : 5000 ans d’histoire, éd. Les Liens qui Libèrent, Paris, 2013.

7 Voir Rainer Rochlitz, Subvention et subversion. Art contemporain et argumentation esthétique, éd. Gallimard, Paris, 1994.

8 Voir Fabrice Nicolino, Qui a tué l’écologie ? WWF, Greenpeace, Fondation Nicolas Hulot, France Nature environnement en accusation, éd. Les liens qui libèrent, Paris, 2011.

9 La résignation au statu quo capitaliste et la perte de tout horizon utopique sont des phénomènes frappants qui s’approfondissent depuis les années 1980 et contribuent à expliquer la fascination d’une partie de la jeunesse pour le djihadisme : comme le dit Slavoj Zizek, ce que le terrorisme islamiste suggère, c’est que pour une part croissante de la population « il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme » (cité par Alain Bertho, Les enfants du chaos. Essai sur le temps des martyrs, éd. La Découverte, Paris, 2016, p. 12).

10 Voir Thomas Van Eersel, Panthères noires. Histoire du Black Panther Party, éd. L’Échappée, Paris, 2006, p. 76.

11 J’emprunte cette expression à Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, éd. Seuil, Paris, 2003, qui s’en sert pour se démarquer d’une partie des intellectuels (notamment des philosophes) mais qui me semble, si on la prend en son sens étymologique (qui fait référence à la vie de loisir, libérée des nécessités matérielles), valable pour tous les intellectuels ; en tous cas, les sociologues ne semblent pas plus disposés que les philosophes à analyser les relations de dépendance matérielle caractérisant leur commune condition intellectuelle.

12 Voilà comment Weil résume le résultat de ses Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale (1934), in Simone Weil, Œuvres, éd. Gallimard, coll. Quarto, Paris, 1999, p. 329 : « La société la moins mauvaise est celle où le commun des hommes se trouve le plus souvent dans l’obligation de penser en agissant, a les plus grandes possibilités de contrôle sur l’ensemble de la vie collective et possède le plus d’indépendance ».

13 Ibidem, p. 329.

14 Ibidem, p. 317. Weil a un idéal de liberté très solitaire, lié sans doute au fait qu’elle met plus l’accent, dans ses Réflexions, sur la liberté comme rapport (intérieur) entre la pensée et l’action que sur la liberté comme rapport (extérieur) entre les humains.

15 Ibidem, p. 278 : « La force que possède la bourgeoisie pour exploiter et opprimer les ouvriers réside dans les fondements mêmes de notre vie sociale […]. Cette force, c’est d’abord et essentiellement le régime même de la production moderne, à savoir la grande industrie ».

16 Ibidem, p. 337.

17 Ibidem, p. 305.

18 Ibidem, p. 298 : Weil souligne que, dans la plupart des sociétés, les « privilégiés, bien qu’ils dépendent, pour vivre, du travail d’autrui, disposent du sort de ceux mêmes dont ils dépendent ».

19 Ibidem, p. 291.

20 Ibidem, p. 282-283 ; voir aussi p. 292-298.

21 Ibidem, p. 292. Sans entrer trop dans le détail du rapport complexe de Weil au marxisme, il faut préciser le matérialisme de Weil, distinct de celui de Marx. Si elle se revendique du matérialisme historique en tant que « méthode de connaissance », elle pense que cette méthode est restée « vierge » dans les mains de Marx et des marxistes, qui n’en auraient pas fait vraiment usage (p. 282-283). En ce qui concerne l’analyse du pouvoir, Weil crédite Marx d’avoir bien compris le mécanisme de l’oppression capitaliste (souvent réduit à l’extorsion de la plus value, p. 278), mais elle estime qu’il faut penser les rapports économiques dans le cadre plus général de la lutte pour le pouvoir qui gouverne toute vie sociale dès qu’il y a division en dirigeants et exécutants. Autrement dit, elle défend un « matérialisme élargi » qui refuse l’économisme : ce n’est pas la lutte avec la nature, la lutte pour la subsistance qui domine la vie sociale, mais la lutte pour le pouvoir, dont la lutte pour la subsistance n’est qu’un facteur (pp. 303-304). C’est un matérialisme élargi dans la mesure où cette lutte pour le pouvoir fait l’objet d’une analyse matérialiste examinant ses conditions objectives, c’est-à-dire ses fondements matériels. En outre, si elle crédite Marx d’avoir élaboré « une conception de l’oppression tout à fait neuve, non plus en tant qu’usurpation d’un privilège, mais en tant qu’organe d’une fonction sociale », celle « qui consiste à développer les forces productives » (p. 292), elle critique la manière idéaliste dont il dérive l’organe de la fonction, alors qu’elle montre quant à elle que c’est la fonction qui dérive de l’organe : c’est l’invention de certains outils qui, à partir d’un certain seuil de développement, donne à ceux qui se les approprient les moyens d’opprimer les autres. Au final, elle note que si « le système Marx, dans ses grandes lignes, est d’un faible secours » pour déterminer les fondements matériels de l’oppression sociale, « il en est autrement des analyses auxquelles il a été amené par l’étude concrète du capitalisme, et dans lesquelles […] il a sans doute plus d’une fois saisi la nature cachée de l’oppression elle-même » (p. 296). Il semble qu’elle fasse ici allusion à ses analyses de l’accumulation primitive (sur laquelle on va revenir) qui proposent effectivement une théorie du pouvoir.

22 Ibidem, p. 297.

23 Ibidem, p. 298-300.

24 Ibidem, p. 297.

25 Ibidem, p. 299.

26 Ibidem, p. 310.

27 Karl Marx, Le capital, trad. J. Roy, Livre I, chap. 26, éd. Garnier-Flammarion, Paris, 1969, p. 528.

28 Ibidem.

29 Ibidem, p. 529.

30 Ibidem, p. 528.

31 Silvia Federici, Caliban et la sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, éd. Entremonde, Genève et Paris, 2013.

32 Max Weber, Œuvres politiques, trad. E. Kaufmann et alii, éd. Albin Michel, Paris, 2004, p. 324-325.

33 Max Weber, Le savant et le politique, trad. C. Colliot-Thélène, éd. La Découverte, Paris, 2003, p. 70.

34 Simone Weil, Réflexions sur les causes…, op. cit., p. 337.

35 Voir Katia Genel, Autorité et émancipation. Horkheimer et la théorie critique, éd. Payot, Paris, 2013.

36 A propos de cette notion, voir Aurélien Berlan, La fabrique des derniers hommes. Retour sur le présent avec Tönnies, Simmel et Weber, éd. La Découverte, Paris, 2012, chapitre 1.

37 Max Horkheimer & Theodor W. Adorno, La dialectique de la raison. Fragments philosophiques(1944), trad. E. Kaufholz, éd. Gallimard, Paris, 1974, p. 17 (voir aussi p. 53 sur le lien entre impuissance et augmentation du niveau de vie).

38 Ibidem, p. 18 ; voir aussi le chapitre sur l’industrie culturelle, sous-titré: « Raison et mystification des masses », p. 129-176 ; à propos de ces analyses, voir Olivier Voirol, “Retour sur l’industrie culturelle”, revue Réseaux, n°166 (2011), p. 125-158.

39 Herbert Marcuse, L’homme unidimensionnel. Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée (1964), trad. M. Wittig, Minuit, Paris, 1968, p. 35.

40 Ibidem, p. 18 et p. 168.

41 Ibidem, p. 16.

42 Ibidem, p. 20 et p. 11.

43 Ibidem, p. 34.

44 Ibidem, p. 30 : les classes dominantes, écrit Marcuse, disposent d’une « arme efficace et durable, c’est la fixation de besoins matériels et intellectuels qui perpétuent des formes surannées de lutte pour l’existence ». Les citations précédentes sont toutes tirées des pages 33-35.

45 Karl Marx, L’idéologie allemande, cité d’après le recueil Philosophie, édité par Maximilien Rubel, éd. Gallimard, coll. Folio, Paris, 1994, p. 311-312.

46 Herbert Marcuse, L’homme unidimensionnelop. cit., p. 30.

47 Idem, p. 31.

48 Ibidem, p. 9 et p. 266-269.