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Lénine, plus vivant que jamais

Lien publiée le 2 février 2017

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://histoireetsociete.wordpress.com/2017/02/01/lenine-plus-vivant-que-jamais/

 A lire d’urgence… c’est fou le travail qu’accomplissent les Russes sur leur propre histoire et sur leur Révolution, ce texte n’est pas celui de communistes, Courrier de Russie a plutôt des sympathies occidentales, mais de toute part 2017 est l’occasion de se ré-approprier cette histoire fondatrice (note de Danielle Bleitrach pour histoire et société).

Un Lénine ni demi-dieu, ni démon, dépoussiéré et démystifié : c’est ainsi qu’il apparaît dans les yeux de Lev Danilkine, auteur d’une nouvelle biographie du personnage. Le célèbre critique littéraire écrit sur le chef de la révolution d’Octobre comme personne ne l’a jamais fait : son Lénine est vivant, c’est un homme qui amuse autant qu’il effraie. Interview de Rossiïskaïa Gazeta

Vladimir Lénine et Nadejda Kroupskaïa en mai 1919. TASS

Vladimir Lénine et Nadejda Kroupskaïa en mai 1919. Crédits : TASS

Rossiïskaïa Gazeta : Lev, on connaît ta célèbre biographie de Iouri Gagarine… mais qu’est-ce qui t’a pris de te lancer dans un travail sur Lénine ?

Lev Danilkine : Je dirais qu’écrire sur Lénine, pour un biographe, c’est comme jouer Hamlet pour un comédien. Au cours des cinq années que j’ai consacrées à cette biographie, il s’est tissé entre mon client et moi des relations particulières. Certes, c’était un personnage déplaisant, qui a offensé des tas de gens et laissé faire beaucoup de mal ; parfois, il paraît même réellement ignoble. Mais quand on me demande qui était en réalité, finalement, l’homme Lénine, je ne sais pas quoi répondre. Pendant l’été 1923, le bolchévique Evgueni Preobrajenski est allé voir Lénine à Gorki, où celui-ci agonisait. Et quand le militant s’est approché du fauteuil de malade du chef soviétique, il a ressenti quelque chose, et instinctivement, à la poignée de main de son hôte, il a répondu en lui déposant un baiser sur le front, retenant difficilement ses larmes. Eh bien, je pense que j’aurais fait pareil.

« Lénine attaquait les gens à coups de galoches »

R.G. : Qu’est-ce qui prédestinait le petit Volodia Oulianov à devenir le leader de la grande révolution d’Octobre ?

L.D. : Enfant, Lénine attaquait les gens à coups de galoches, ces semelles de caoutchouc qui protégeaient les bottes en feutre ; c’était vraiment un gros souci pour tout son entourage. Les gens se plaignaient, il était puni, mais il s’en fichait – ça ne l’empêchait pas, surtout quand venaient des invités, de s’installer dans l’entrée et de commencer à bombarder. Et en réalité, toutes ses positions par la suite, toute son attitude critique dans la vie – en économie, en politique ou en philosophie – peuvent se résumer à cela : balancer des galoches sur ses adversaires. Et encore, il a toujours été conscient, dès sa plus tendre enfance, du prix du secret. Le premier document produit par Lénine, la première trace écrite que l’on en ait est son fameux dessin Lettre avec les totems, dans le style amérindien – et ça reste un cryptogramme, un code qui n’a toujours pas été déchiffré.

Lénine a grandi à Simbirsk. Et cette ville, dans les années 1870-80, était un lieu assez étrange ; elle n’était pas desservie par le chemin de fer et était largement peuplée d’excentriques en tout genre. Une sorte de Twin Peaks… Et l’exécution d’Alexandre Ilitch (frère aîné de Lénine, pendu en 1887 pour avoir participé à une tentative d’assassinat contre le tsar Alexandre III) a été l’équivalent, pour les habitants de Simbirsk, de la mort de Laura Palmer : un vrai choc pour tout le monde ! Alexandre était aimé de tous, il était étonnamment charmant, il avait des dons dignes de la Renaissance… Mais le plus grand choc, pour Volodia, a été de comprendre que lui-même se retrouvait dès lors au bord du précipice. Il a compris qu’il devrait continuer de jouer avec ses totems, qu’il lui fallait pénétrer à son tour dans ce wigwam obscur, ce tipi des ténèbres – ce monde parallèle, qui avait englouti son frère. Il est peu probable qu’il ait été animé par un désir de vengeance. Simplement, il y avait désormais un travail à faire, une tâche importante à accomplir, et toutes ses capacités, aussi exceptionnelles que celles de son frère, le désignaient lui, Vladimir Oulianov, comme l’unique personne à même de s’en charger. C’est à ce moment que sa vie change.

R.G. : Ta biographie s’inscrit dans le genre du récit de voyage. Dans quels « lieux de Lénine » t’es-tu rendu personnellement, et comment les as-tu vus par « les yeux de Lénine » ?

L.D. : Cette structure s’est imposée à moi quand j’ai compris que Lénine était un voyageur invétéré. Il a parcouru des dizaines de milliers de kilomètres, à pied, à vélo ou en train, parfois pour affaires mais le plus souvent pour s’amuser, de la Sibérie occidentale au méridien de Greenwich – et partout, il grimpait : sur le Mont-Blanc et le Vésuve, le Rothorn et le Svinica, et des dizaines d’autres sommets. Pendant deux mois, en 1904, avec Nadejda Kroupskaïa, ils ont marché 400 kilomètres dans les montagnes suisses. À la place de Phileas Fogg, c’est en 60 jours, et pas en 80, qu’il aurait fait le tour du monde ! Je lui ai couru après pendant cinq ans, j’ai été presque partout – à Chouchenskoïé et à Capri, à Zakopane et à Londres, à Oulianovsk et à Genève… – mais je dis bien « presque ». Car à chaque fois que je me disais : C’est bon, je l’ai attrapé, c’était comme si je tombais sur une note : « Je suis parti là où vous ne vouliez pas que j’aille. »

« Oubliez tout ce que vous savez sur Kroupskaïa »

R.G. : Lénine et Nadejda Kroupskaïa, c’est probablement un des couples les plus mystérieux de l’histoire. On sait qu’ils se sont mariés pour qu’elle puisse le suivre en exil à Chouchenskoïé. Mais s’aimaient-ils ?

L.D. : Je ne vais pas dévoiler la fin de mon livre, je vous dirai seulement que c’est à Nadejda Kroupskaïa qu’est lié le dernier « revirement » de la biographie de Lénine. Kroupskaïa est peut-être le personnage que je préfère dans tout l’entourage de Lénine. J’aime beaucoup ses mémoires – que, d’ailleurs, j’ai longtemps refusé de lire, en pensant : Mais qu’est-ce que cette mégère communiste pourrait bien avoir à dire sur Lénine ? Je me trompais ; parce que je suis un idiot mais pas seulement – c’est aussi la faute du brouillard dont s’entourait elle-même Kroupskaïa. Ce n’était pas seulement une femme secrète – c’était une chiffreuse professionnelle, elle donnait des conférences là-dessus. Et évidemment, elle n’a eu aucun mal à se faire passer pour un être sans le moindre intérêt. Mais à un moment, tu comprends que c’est comme dans un polar : cette petite vieille, à qui personne ne prête attention, s’avère être en réalité… Oubliez tout ce que vous savez sur elle. C’est la plus intéressante, la numéro 1 ! Et c’était en outre un écrivain remarquable ; personne d’autre n’a su trouver ce ton idéal, qui convenait si bien à Lénine : de respect ironique. Elle était la dame de Lénine : sa Belle et sa Dame de Pique, peut-on dire.

Lénine Kroupskaia

Lénine et Nadejda Kroupskaïa. Crédits : archives

R.G. : Avait-il un compte particulier à régler avec la religion ? La foi, n’importe laquelle, équivaut à coucher avec un cadavre… : ce sont ses mots.

L.D. : Cette phrase est tirée de ses notes sur Hegel – c’est-à-dire de remarques strictement personnelles, quasiment du niveau de ce que l’on marmonne dans sa barbe. Mais on s’est mis à « vendre » cette citation au nombre des slogans révolutionnaires. Lénine n’a évidemment jamais autorisé la publication de ces réflexions, parfaitement conscient qu’elles ne pourraient, sur le plan politique, que nuire à sa cause. Dans le programme du Parti pour l’année 1919, on trouve même un point affirmant que de telles insultes doivent être évitées. Par ailleurs, Lénine a autorisé que l’on achève de construire les églises commencées avant la révolution. Au plus fort de la guerre civile, il a signé un décret qui libérait de la charge militaire « pour convictions religieuses ». Vous savez, dans le peuple, Lénine, connu pour son ascétisme, n’était absolument pas perçu comme l’antéchrist – bien au contraire. Il était vu comme celui qui allait purifier l’Église de la cupidité, chasser les marchands du temple. Après 1924, les débats sur la question de savoir qui avait le plus fait pour le Bien de l’humanité, du Christ ou de Lénine, étaient répandus dans les cercles paysans. Lénine était perçu comme un Sauveur, et les bolchéviques, comme quelque chose du genre des premiers chrétiens – des hommes attelés, bien qu’inconsciemment, à la construction de la Nouvelle Jérusalem.

Lénine était un pragmatique et un athée, mais il connaissait bien la Bible. Il considérait la religion comme une sorte de produit secondaire, collatéral, élaboré par la société au cours de son développement historique. Il ne se mêlait pas des affaires de chacun – tant que la religion restait de l’ordre de la vie privée. Certes, les membres du Parti n’avaient pas le droit d’aller à l’église, mais c’était lié à des questions d’influence : à qui auraient-ils obéi en situation extrême, au pope ou au secrétaire de cellule ? Le pouvoir n’a commencé de réquisitionner les biens des établissements de culte que cinq ans après la révolution – et ce dans un contexte sans précédent, alors que le pays subissait une terrible famine.

« Les bolchéviques avaient autre chose à faire que de s’occuper de Fanny Kaplan »

R.G. : Qui lui a tiré dessus, finalement ? Fanny Kaplan ? Pourquoi a-t-elle été exécutée si rapidement, et dans l’enceinte du Kremlin ? Et pourquoi a-t-on placé son corps dans un tonneau, auquel on a mis le feu après l’avoir inondé d’essence, dans le jardin Alexandrov ?

L.D. : C’est Kaplan qui a tiré. Il y a de nombreux témoins, il y a eu une reconstitution – dirigée par Iourovski, celui-là même qui, un mois et demi plus tôt, s’était chargé de l’exécution des Romanov et, par la suite, a longtemps dirigé le Musée polytechnique. On a puni Kaplan parce que la période était critique : les bolchéviques étaient épiés et se faisaient tirer dessus dans les rues – et ils devaient répondre de la même façon. Ils avaient autre chose à faire que de s’occuper de Fanny Kaplan : à quoi bon attendre, au nom de quoi lui organiser un jugement en bonne et due forme ? Transporter le corps était certainement compliqué, et où l’enterrer : à l’intérieur du Kremlin, peut-être ? À l’époque, vous savez, les mœurs étaient élémentaires, on allait à la pêche avec de la dynamite… Le jardin Alexandrov était à moitié abandonné, il abritait une décharge. Au moins Fanny Kaplan est-elle entrée dans l’histoire, dans la conscience collective. Les autres ont eu moins de chance – le biographe de Lénine, par exemple, Guerman Ouchakov, qui a participé à une tentative d’assassinat contre son ex-héros, le 1er janvier 1918. Qui s’en souvient ? Lénine a laissé partir Ouchakov – il lui a simplement pardonné ; ce dont l’autre s’est souvenu, redevenant ensuite un « fan » de Lénine et assistant à ses funérailles. Ça, c’est un destin, non ?!

Fanny Kaplan

Fanny Kaplan. Crédits : archives

R.G. : Quel serait, selon vous, le monument idéal à la mémoire de Lénine ?

L.D. : Bonne question… Le buste de Lénine qui a été volé à Saint-Pétersbourg a récemment été remplacé par un globe de pierre. Il y a effectivement, chez Lénine, quelque chose de sphérique : il a arrondi la révolution, lui a donné une forme idéale. Mais Lénine ne se résume pas à de la géométrie sans âme. Et pour tout dire, on n’a plus besoin de lui ériger des monuments, au sens littéral du terme. L’épigraphe de mon livre sur Gagarine disait : « Les plus grands chefs-d’œuvre d’une révolution sont les gens qu’elle produit. » Je pense que ce serait super si le drapeau russe se dotait d’un profil de Gagarine avec son casque. Ça, ce serait un bon monument à Lénine.

Lev DanilkinCritique littéraire de renom, Lev Danilkine, 43 ans, s’est rendu célèbre en publiant en 2011 une brillante biographie du cosmonaute russe Iouri Gagarine. Dans cette enquête sur le premier homme à s’être rendu dans l’Espace, Danilkine retranscrit les détails les plus marquants de la vie du personnage. L’auteur explique également comment la conquête spatiale a uni, pour un temps, des millions de Soviétiques dans un projet commun, qui incarnait pour eux un avenir rêvé.

Retrouvez notre interview avec Lev Danilkine, lors de la publication de sa biographie du cosmonaute russe ici