[RSS] Twitter Youtube Page Facebook de la TC Articles traduits en castillan Articles traduits en anglais Articles traduits en allemand Articles traduits en portugais

Newsletter

Ailleurs sur le Web [RSS]

Lire plus...

Twitter

La technique, la technologie et la machine (par Jean-Marc Mandosio)

décroissance

Lien publiée le 22 février 2017

Tweeter Facebook

Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://partage-le.com/2017/02/la-technique-la-technologie-et-la-machine-par-jean-marc-mandosio/

Un texte tiré du livre de Jean-Marc Mandosio intitulé "Après l'effondrement - Notes sur l'utopie néotechnologique".


Avant d’aborder le conditionnement néotechnologique proprement dit, nous allons préciser ce que nous entendons par technique et technologie. L’une des caractéristiques les plus frappantes de l’abondante littérature consacrée à « la technique » est que la notion même de technique n’y est presque jamais définie, comme si elle allait de soi ; or c’est loin d’être le cas, et il règne souvent dans ce domaine un certain flou, propice aux malentendus. Il nous faut donc procéder à quelques mises au point indispensables, qui vont rapidement nous amener au cœur du sujet.

Le terme de technique, dans son acception la plus générale, désigne tout procédé (par quoi nous entendons un processus réglé) permettant de mettre en œuvre des moyens en vue d’une fin. L’ouverture d’une bouteille à l’aide d’un tire-bouchon est une opération technique, de même que la vidange des cuves d’un pétrolier géant, le passage des vitesses d’une automobile ou la résolution d’une équation du troisième degré. Il y a des techniques simples et des techniques complexes. Ces dernières« nécessitent […] des techniques affluentes […] dont la combinaison concourt à un acte technique bien défini » (Bertrand Gille, Histoire des techniques, Gallimard, 1978). On parle alors d’ensemble technique, dans lequel « chaque partie est indispensable au résultat ». Gille donne l’exemple de la fabrication de la fonte, qui suppose la prise en compte d’un grand nombre de facteurs pour être menée à bien : « problèmes d’énergie, problème des composants, minerai, combustible, vent, problème de l’instrument lui-même, le haut-fourneau et ses propres composants, armature, réfractaires, formes ». À un niveau plus global, on désigne par système technique (toujours selon la définition de Gille) « toutes les techniques [qui] sont, à des degrés divers, dépendantes les unes des autres et [qui présentent] entre elles une certaine cohérence ». Pour se représenter une technique, quelle qu’elle soit, dans sa complexité réelle, il faut prendre en considération le système technique dans lequel elle s’inscrit et qui la rend possible. Et un système technique n’est jamais exclusivement technique, mais également économique, social et politique, puisqu’il va de soi que l’interdépendance des techniques au sein d’un système donné s’inscrit elle-même dans un ensemble de relations économiques, sociales et politiques. (Nous laissons de côté la question – que nous pouvons considérer comme analogue à celle de la poule et de l’œuf – de savoir si l’une de ces instances est déterminante par rapport aux autres.)

Un système technique, évidemment, n’est jamais neutre, dès lors qu’il est indissociable d’un ensemble économique. social et politique. Il est exact de dire, comme le faisait Anders dans L’Obsolescence de l’homme (Die Antiquiertheit des Menschen, 1956), que

chaque instrument n’est, pour sa part, qu’une partie d’instrument, n’est qu’une vis, une pièce du système des instruments ; une pièce qui, en partie, répond aux besoins d’autres instruments et, en partie, impose à son tour, par son existence même, aux autres instruments le besoin de nouveaux instruments. Cela n’aurait absolument aucun sens d’affirmer que ce système d’instruments, ce macro-instrument, est un « moyen » qui est à notre disposition pour que nous puissions librement choisir nos fins. Le système des instruments est notre « monde ». Et un « monde », ce n’est pas la même chose qu’un« moyen ».

Les individus qui coexistent, dans une société donnée, ne se trouvent jamais dans une situation de choix ouvert, mais sont déterminés dans une mesure plus ou moins grande. L’autonomie absolue n’existe pas, que ce soit à l’égard de la technique ou de n’importe quoi d’autre ; c’est une vue de l’esprit. Il existe en revanche des systèmes techniques (et donc, indissociablement, économiques, sociaux, politiques) qui laissent davantage d’autonomie aux individus que d’autres systèmes. La perte d’autonomie qu’a représenté l’avènement du machinisme, par exemple, est incontestable :

« Il suffit de penser aux difficultés psychologiques et physiologiques que les processus de la grande industrie ont entraînées : plier la main-d’œuvre à la régularité des horaires et des rythmes, au respect de l’ordre et de la hiérarchie, à l’économie de gestes et de paroles, c’était opérer un véritable dressage industriel par la discipline. Et la division du travail, largement antérieure à l’industrialisation, va s’accentuer, simplifiant et morcelant les tâches, changeant le contenu même du travail, de plus en plus parcellarisé, répétitif, générateur de désintérêt, source d’une fatigue nouvelle moins musculaire que nerveuse. »

(Jean-Jacques Salomon, Prométhée empêtré : la résistance au changement technique [1981], Anthropos, 1984.)

L’expression de « milieu technique », souvent employée pour désigner le système technique de l’âge industriel, est trompeuse, car elle tend à assimiler technique et machinisme. Le monde préindustriel n’était pas moins un « milieu technique » que le monde industriel (on a ainsi pu sérieusement parler de« la révolution industrielle du Moyen Âge ») ; mais c’était un « milieu technique » différent, qui était certes – pour reprendre l’expression d’Anders – un « monde », mais ne pouvait encore prétendre être le monde, absolument parlant. Le système des artefacts ne s’était pas encore imposé comme une seconde nature : il existait encore un monde extérieur au « milieu technique », l’existence même de la nature était une évidence, un fait. C’est le propre du machinisme de s’être progressivement substitué au monde, d’avoir en quelque sorte programmé la disparition de la nature et son remplacement par un monde artificiel, avec pour horizon le remplacement de l’humanité (espèce regrettablement « naturelle ») par une nouvelle espèce, elle-même semi-artificielle.

C’est sans doute cette confusion entre machinisme et technique qui entraîne parfois ceux qui sont en réalité – comme Anders ou Ellul – hostiles au machinisme à se déclarer hostiles à « la technique ». Dire que l’on est « contre la technique » n’a aucun sens ; ce serait comme de dire que l’on est « contre l’alimentation » ou « contre le sommeil ». Le rêve « radical » d’un individu entièrement autonome et débarrassé de la technique est un non-sens. Sans technique, l’humanité disparaît ; ce qui ne signifie pas que toutes les techniques se valent, ni que la technique soit l’essence du genre humain. Elle est simplement un élément constitutif, parmi d’autres, de l’humanité. La critique du machinisme en vue de la désaliénation de l’humanité post-industrielle ne saurait donc avoir pour fin la suppression de « la technique » en général, mais le remplacement d’un système technique particulier – le nôtre – par un autre système technique moins aliénant (étant donné que l’absence totale d’aliénation, c’est-à-dire l’autonomie pure, est impossible). Cela est-il actuellement possible ou non, c’est une autre question, mais il faut avant tout ne pas se tromper sur ce qui est en jeu et ne pas se payer de mots.

La technique en général est souvent confondue avec la technologie. Ce terme désignait au départ la discipline ayant pour objet l’étude de la technique. Mais il en est venu à désigner ce que l’on nomme également la technoscience, c’est-à-dire un stade du développement de la technique où celle-ci finit par se confondre avec la science – ce qui est un phénomène récent dans l’histoire – et où science et technique se légitiment mutuellement. Jean-Pierre Séris, dans un ouvrage par ailleurs contestable (La Technique, P.U.F., 1994), a bien décrit la contradiction inhérente à l’usage de ce terme :

On a recours à technologie parce que le terme paraît chargé d’une dignité que technique n’a pas. […] ce qu’il y a de plus dans technologie, c’est le suffixe, dérivé de logos [= raison, discours], c’est la référence à la dimension logique, discursive, rationnelle, scientifique […]. […] la technologie […] en vient non seulement à désigner la technique en général, mais passe pour constituer le noyau dur de toute technique, le modèle essentiel et la forme complète, achevée et enfin pleinement intelligible du phénomène technique. […] Mais l’omniprésence des objets techniques, des réseaux denses de liaisons techniques, ne signifie pas que nous ayons des opérations techniques délicates, ajustées et difficiles à accomplir pour en user. […] Nous vivons dans un monde où le « capital » de savoir technique accumulé est colossal, et en même temps, nous sommes bien plus que nos ancêtres dispensés de tout savoir-faire technique. […] Tout se passe comme si le plus économique et le plus efficace était de laisser la« technologie » aux techniciens ou technologues. La technologie, c’est l’affaire de l’autre. […] L’homo jaber contemporain est technologiquement dispensé d’être lui-même, en tant qu’individu, technicien. […] Technologie, dans cette optique, c’est le nom de la technique dont nous nous sentons dépossédés. Elle se fait hors de nous, sans nous.

Le terme « technologie », loin de signifier une plus grande maîtrise de la rationalité technique, en vient donc finalement à désigner exactement l’inverse : « une technique qui a perdu son logos, […] devenu incommunicable et étranger » aux non-spécialistes, et qui suscite tantôt la vénération et « la confiance aveugle [en] l’efficacité des ressources techniciennes », tantôt le désarroi qu’entraîne le « sentiment de dépossession en présence de la “technocratie” ambiante ».

La mystification – le « bluff« , disait Ellul – inhérente à l’emploi du terme technologie, son caractère idéologique, loin d’en disqualifier l’usage, doit au contraire, pensons-nous, le légitimer ; car c’est cela même que le terme technologie donne à entendre : la dépossession réelle s’accompagne d’une transfiguration imaginaire, si bien que l’individu moderne, totalement impuissant devant les instruments qui constituent l’environnement de sa vie quotidienne (voiture, ordinateur, lave-vaisselle, chaîne stéréo…) et qui sont pour lui autant de boîtes noires, des appareils magiques qui fonctionnent sans qu’il comprenne comment, puis tombent mystérieusement en panne sans qu’il sache les réparer, cet individu moderne, donc, se croit investi des pouvoirs d’un tout-puissant démiurge de la technoscience dès qu’il tourne la clé de contact de sa voiture climatisée ou se connecte à Internet.

L’ambivalence des effets de la technologie sur les individus avait été décrite, dès les années quarante, par Horkheimer et Adorno :

« Tandis que l’individu disparaît devant l’appareil qu’il sert, il est pris en charge mieux que jamais par cet appareil même. Au stade de l’injustice, l’impuissance et la malléabilité des masses croissent en même temps que les quantités de biens qui leur sont assignées. […] La marée de l’information précise et d’amusements domestiqués rend les hommes plus ingénieux en même temps qu’elle les abêtit. » (La Dialectique de la raison. 1944.)

Il y avait beaucoup plus de maîtrise technique dans la vie quotidienne ou professionnelle des individus d’avant l’ère de la technologie que dans le prétendu « milieu technique » industriel, où le transfert de compétences de l’homme à la machine est patent. Nietzsche faisait observer que la machine de l’âge industriel « humilie » l’être humain :

« En quoi la machine humilie. – La machine est impersonnelle, elle enlève au travail sa fierté, ses qualités et ses défauts individuels qui sont le propre de tout travail qui n’est pas fait à la machine, – donc une parcelle d’humanité. Autrefois tout achat chez des artisans était une distinction accordée à une personne, des marques de laquelle on s’entourait : de la sorte les objets usuels et les vêtements devenaient des symboles d’estime réciproque et d’affinité personnelle, tandis qu’aujourd’hui nous semblons vivre seulement au milieu d’un esclavage anonyme et impersonnel. – Il ne faut pas acheter trop cher l’allégement du travail. » (Humain, trop humain.)

Anders évoque à son tour, dans L’Obsolescence de l’homme, la « honte prométhéenne » de l’individu réduit à n’être qu’un rouage interchangeable au sein d’un gigantesque appareil de production et de consommation. Dans ce rôle, l’être humain se révèle nettement inférieur aux machines, d’où son complexe d’infériorité : honte de n’être pas assez performant, d’avoir des états d’âme, de vieillir. Ce n’est plus la machine qui sert l’homme, mais celui-ci qui devient le servant de la machine. Devenu un produit de ses propres productions, il en vient à attribuer aux machines une toute-puissance qu’il n’a pas – mais dont il faut bien se rappeler qu’elles ne l’ont pas non plus. D’où l’idée que l’asservissement par le machinisme est le destin de l’espèce humaine ; d’où également l’idée très répandue, formulée en 1964 par Dennis Gabor dans un ouvrage intitulé Inventing the future, selon laquelle « tout ce qui est possible sera nécessairement réalisé ». Cette formule, prise dans l’absolu, est fausse : les techniciens ne réalisent pas « tout ce qui est possible », mais seulement ce qu’ils cherchaient depuis longtemps à réaliser. Bien des possibles, en matière technique, sont laissés de côté, bien des pistes ne sont pas explorées plus avant, non pas parce que ce seraient des « impasses » – le cours actuel de l’évolution technique n’est-il pas, lui aussi, une impasse ? –, ni même parce que ces voies seraient « non rentables » (le développement de la télévision par câble ou de la téléphonie mobile n’est pas, lui non plus, une opération commercialement rentable), mais parce que ce n’était pas dans cette direction-là que l’on voulait aller.

L’orientation technologique de notre société n’est pas, contrairement à ce qu’affirme Hans Jonas dans Le Principe responsabilité, « une révolution que personne n’a programmée, totalement anonyme et irrésistible ». Elle apparaît comme « irrésistible », à l’instar de l’avènement du nazisme ou du stalinisme, seulement parce que les populations concernées n’ont pas su, pas pu ou pas voulu y résister. Si la technologie apparaît aujourd’hui comme une force irrésistible, un destin, c’est avant tout parce que ses promoteurs ont su la rendre en grande partie irréversible (la nucléarisation en est l’exemple le plus évident). Et ce processus n’a pas été « anonyme » : ni la bombe atomique, ni les ordinateurs, ni les centrales nucléaires, ni Internet, ni le décryptage du code génétique humain ne sont nés spontanément ; ils sont le résultat de programmes étalés sur des décennies, le plus souvent à l’instigation des États ou avec leur soutien massif, comme nous l’avons rappelé au début de ce chapitre. Ainsi, pour que l’usage d’Internet puisse se généraliser, il a fallu installer – à perte – des infrastructures (réseau de fibres optiques à haut débit), les fameuses « autoroutes de l’information », et ce sont les États qui s’en sont chargés, précisément parce que cette phase d’installation du réseau n’était pas rentable. Dans le passé, les réseaux de voies ferrées, les autoroutes, les réseaux électriques et téléphoniques ne sont pas nés, eux non plus, du hasard ou d’une sorte de travail collectif inconscient. Les villes et les campagnes ne sont devenues ce qu’elles sont que parce que leur transformation a été planifiée par des bureaux d’études. Et déjà, la première révolution industrielle avait contraint un grand nombre de membres des sociétés rurales à quitter la campagne pour aller travailler en ville, dans les nouvelles fabriques. Il faut évidemment ajouter que ces divers programmes n’ont pas toujours obtenu les effets escomptés, que les prévisions en la matière sont souvent déjouées, et qu’ils sont – comme tout programme qui se respecte – constamment réadaptés. Il faut également tenir compte du jeu des rapports de force entre les États, entre les institutions et entre les différents groupes sociaux, pour écarter l’idée simpliste de l’existence d’un « méga-programme » qui orienterait à lui seul toute l’évolution technologique : ce qui existe, ce sont des programmes aux orientations divergentes et parfois conflictuelles. Nous pouvons résumer cela par une formule : en matière de technologie, tout ce qui est programmé n’aboutit pas, mais tout ce qui aboutit a été programmé.

Jean-Marc Mandosio