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Mélenchon doit rompre avec le fantôme de "l’Europe sociale"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Coralie Delaume est essayiste. Elle anime notamment le blog l’Arène nue. Elle a publié avec David Cayla l’essai La fin de l’Union européenne, Michalon (janvier 2017).
Aurélien Bernier est essayiste. Il a publié publié plusieurs ouvrages dont La gauche radicale et ses tabous : pourquoi le Front de gauche échoue face au Front national (Seuil, 2014) et plus récemment La démondialisation ou le chaos (Utopia, octobre 2016).
Coralie Delaume et Aurélien Bernier interpelle Jean-Luc Mélenchon sur la question européenne et sa radicalité « euro-compatible » qui rappelle selon eux « l'Europe sociale » des socialistes.
Il y a eu la crise grecque de 2015. Elle est d'ailleurs sur le point de refaire surface puisque les créanciers du pays sont en désaccord sur presque tout, en particulier sur ce qu'il convient de faire de la dette – insoutenable – de ce pays. Il y aura bientôt le Brexit, dont le déclenchement officiel est prévu le 29 mars, et dont on n'a aucune idée de la manière dont la France s'y prépare. Pourtant, notre pays a d'énormes intérêts dans l'affaire, lui qui dégage avec le Royaume-Uni son excédent commercial le plus élevé (12 milliards d'euros en 2015). Il y a bien sûr les conséquences de la « crises des dettes souveraines » et de la crise de l'euro du début des années 2010 qui n'en finissent pas de ricocher. Il y a enfin l'entêtement de la bruxellocratie, qui n'envisage, face à cela, que de renforcer indéfiniment l'austérité, quand elle n'est pas occupée à avouer son impuissance (« Merde, que voulez-vous que nous fassions ? », disait Jean-Claude Junker au Parlement européen le 1er mars) ou à insulter les pays d’Europe du Sud ( « On ne peut pas dépenser tous l'argent dans l'alcool et les femmes, et ensuite appeler à l'aide », affirmait Jeroen Dijsselbloem, président de l'Eurogroupe le 21 mars).
Dans ce contexte, nous imaginions que la question de l'Union européenne serait naturellement centrale dans la campagne présidentielle, d'autant plus que l'UE est le carcan à l'intérieur duquel se dessinent toutes les politiques économiques des États membres. Les traités en vigueur forment en effet une véritable « constitution économique de l'Europe » de l'aveu de nombreux spécialistes.
Par ailleurs, après l'échec spectaculaire d'un gouvernement de gauche radicale, celui d'Alexis Tsipras en Grèce, et la démonstration faite à son corps défendant par Syriza qu'on ne reforme pas l'Europe « de l'intérieur », nous espérions que la France insoumise oserait prendre à son compte la contestation de l'austérité constitutionnalisée, et éviterait d'offrir au Front national le monopole de la radicalité en matière de rupture avec l'Union européenne.
Jean-Luc Mélenchon laisse le champ libre à Marine Le Pen
Pour l'instant, il semble que nous nous soyons en partie fourvoyés. Lors du débat télévisé du 20 mars entre cinq candidats à l'élection présidentielle, c'est Marine Le Pen qui s'en est prise avec le plus de vigueur au libre-échange et aux politiques antisociales de l'Union européenne. C'est elle qui a évoqué la problématique de la désindustrialisation du pays. C'est elle encore qui a évoqué la probable délocalisation de l'usine Whirlpool d'Amiens en Pologne, et donc, en filigrane, la problématique du dumping social au sein du Marché unique. Brillant sur bien des sujets, Jean-Luc Mélenchon lui a laissé le champ libre sur celui-ci, pourtant primordial.
Mais il y a pire. La campagne de la France insoumise avait débuté sur l'air de « l'Europe, on la change ou on la quitte ». Or, en l'espace de quelques jours, des porte-paroles de Jean-Luc Mélenchon ont multiplié les déclarations alambiquées dans les médias et contribué à renforcer le flou autour sur la stratégie « plan A – plan B ».
Ce fut d'abord le cas du responsable des questions économiques, Liem Hoang Ngoc. Invité de la matinale sur France Inter le 13 mars 2017, ce dernier a cru bon d'affirmer que le programme du mouvement avait été élaboré « dans un cadre euro-compatible ». On se croirait revenus vingt ans en arrière, lorsque Robert Hue déclarait le Parti communiste français « euro-constructif ».
Voilà en tout cas de quoi rassurer ceux qui ont pu craindre un tournant anti-Union européenne de la France insoumise. A ceux-là, l'économiste rappelle certes que les traités « sont inapplicables en l'état ». Mais il les rassure aussitôt en affirmant qu'il respectera peu ou prou critères de Maastricht. Mieux, il rompra avec le hollandisme tout en faisant – c'est là le tour de force – du hollandisme ! Liem Hoang Ngoc dit en effet prévoir « un déficit moyen de 3,5 % du PIB au cours du quinquennat c'est à dire pas plus que ce qu'Hollande a fait » au cours du sien. Enfin, il vend la mèche : « en fin de quinquennat, nous prévoyons un désendettement à 2,5 % du PIB. Les marchés n'ont aucune raison de spéculer contre notre politique ». C'est plus clair ! Il s'agit donc, une fois de plus, de « rassurer les marchés » auprès desquels on continuera d'emprunter. Et pour demeurer un emprunteur solvable, on œuvrera à se désendetter. On est ébouriffé par tant d'audace...
Quatre jours plus tard, c'est au tour de Jacques Généreux de s'exprimer à l'occasion d'un débat avec Thomas Piketty, soutien de Benoît Hamon, organisé par le journal Politis. Face à un public manifestement ravi des convergences entre les deux économistes, il introduit en ces termes la stratégie « plan A – plan B » : « L'intention de la France n'est pas de détruire l'Union européenne, n'est pas de sortir de l'Union européenne, c'est de sauver l'Union européenne dont nous sommes absolument persuadés que si elle continue telle qu'elle est là, elle est condamnée non seulement à l'échec (...) mais surtout à l'explosion de la pire des manières ». D'emblée, on est saisi d'un doute affreux. Car l'Union européenne, ce n'est pas l'Europe. Si l'Europe est un ensemble de pays situés sur un même continent, l'Union est un ensemble de règles, un montage juridique. Dès lors, pourquoi fétichiser à ce point un édifice institutionnel connu pour être intrinsèquement porteur d'une grave érosion démocratique ?
L'impossible « réorientation » européenne
Comment les choses se passeront-elles si Jean-Luc Mélenchon est élu ? Simplement nous dit Jacques Généreux. Tout d'abord, la France insoumise au pouvoir prendra des mesures unilatérales qui désobéiront aux traités comme, par exemple, le contrôle des capitaux. Tout en continuant à financer sa dette sur les marchés, donc, ainsi qu'on l'a vu avec Liem Hoang Ngoc. Voilà qui promet d'être compliqué.
Pendant ce temps là, la France demandera l'ouverture de négociations avec les pays de l'Union pour refondre les textes européens, tout en continuant à désobéir. Car selon l'économiste « personne ne peut nous mettre dehors […] et donc on peut rester autant qu'on veut en n'appliquant plus les dispositions des traités ». On resterait dans les traités tout en sortant des traités. On désobéirait à des règles tout en restant dans l'Union européenne, qui n'est elle-même qu'un ensemble règles. Les mystère s'épaissit, et l'on souhaite bien du courage pour convaincre les électeurs.
Au mois de juin dernier, nous avions été conjointement auditionnés par la France insoumise dans le cadre de l'élaboration du programme de Jean-Luc Mélenchon pour 2017. Jacques Généreux nous avait présenté ce scénario, et nous lui avions déjà fait plusieurs objections qui rendent cette présentation du « plan A – plan B » très complexe à appréhender. Nous avions en particulier soulevé le caractère central de la question juridique, alors que le droit européen prime actuellement sur les droits nationaux, et que l'ordre juridique communautaire est inscrit au cœur de la Constitution française. Nous avions ensuite fait observer qu'il est inenvisageable que l'Allemagne et d'autres pays du Nord et de l'Est (Finlande, Pays Baltes...) acceptent une « réorientation » dans le sens d'un surcroît de « solidarité » communautaire. Plutôt que de mettre en place une union de transferts, ils préféreront rompre. Y compris si le social-démocrate Martin Schultz remplace Angela Merkel à Berlin puisqu'il gouvernerait probablement en « Grand coalition » avec la CDU, comme le SPD le fait depuis des années.
Politiquement, on comprend que le problème soit délicat. Une rupture décidée par la France serait un tsunami, alors même que notre pays a longtemps dominé l'Europe et s'est trouvé à l'avant-garde du processus d'intégration. Il existe sans doute, dans l'esprit des dirigeants de la France insoumise, le souci de se laisser le temps de démontrer à la population l'inanité de tout projet de réorientation de l'Europe, ne serait-ce que pour légitimer la rupture. On peut même supposer qu'existe le désir tacite de pousser d'autres pays à rompre les premiers pour n'avoir pas à assumer la responsabilité historique de la fin de l'Union.
Mais à ce stade ce calcul nous semble dangereux, car il risque de décrédibiliser toutes les promesses économiques ambitieuses portées par Jean-Luc Mélenchon. Comment fait-on pour relancer une économie intégrée au Marché unique et dotée de l'euro alors qu'on ne peut plus avoir de politique monétaire (c'est la Banque centrale européenne qui la conduit), ni de politique de change, ni de politique budgétaire (en raison de l'existence du Pacte de stabilité, du TSCG, du Two Pack, duSix Pack etc.), ni de politique industrielle (les règles relatives à la concurrence non faussée figurant dans les traités l'interdisent), ni de politique commerciale (puisque c'est une compétence exclusive de l'Union) ? En désobéissant sans pouvoir s'appuyer sur une base juridique solide ? Comment croire qu'une telle stratégie puisse s'inscrire dans le temps nécessaire aux négociations souhaitées avec les « partenaires européens » ? Comment penser que les fameux marchés continueront comme si de rien n'était à accorder leur confiance ?
Malgré la détermination de la France insoumise que nous ne remettons pas en cause, la radicalité « euro-compatible », rappelle décidément trop « l'Europe sociale », cette stratégie éculée du Parti socialiste pour justifier ses pires renoncements : on peut l'évoquer en boucle, elle n'adviendra pas avant des décennies. Ce plan n'est pas plus crédible que la réaffirmation de la « souveraineté populaire » sans récupération d'une part substantielle de la souveraineté nationale, qui n'est que l'autre nom, après tout, de la liberté d'un peuple à disposer de lui-même, en somme de la démocratie. Tout cela, si la gauche ne le dit pas, Marine Le Pen le dira. Hélas d'ailleurs, elle le fait déjà, avec le succès que l'on sait.