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La crise politique expliquée par l’absence de «bloc social dominant»
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
(Mediapart) Les économistes Bruno Amable et Stefano Palombarini proposent une grille de lecture à la décomposition de la scène politique française. Selon eux, la crise actuelle est l’aboutissement d’une vieille incapacité des gouvernants à forger des alliances majoritaires dans le corps social, en appui à la libéralisation du modèle social.
Le scrutin présidentiel de 2017 est déjà pressenti comme historique, au moins dans le sens où les repères habituels ont disparu, dans un climat de « confusion généralisée » et dans l’attente d’une configuration politique probablement inédite au soir du 23 avril. Dans les enquêtes d’opinion, les deux candidats des partis piliers de la Ve République réunissent moins de 30 % des intentions de vote. C’est nettement moins que les 36 % obtenus par Chirac et Jospin en 2002, avec cette différence supplémentaire que l’un des deux avait accédé au second tour. Il n’y a rien de moins certain – c’est une litote – en ce qui concerne François Fillon et Benoît Hamon.
Cherchant à donner du sens à cette situation à première vue chaotique, les économistes Bruno Amable et Stefano Palombarini fournissent, avec L’Illusion du bloc bourgeois, une grille de lecture fondée sur plusieurs années de recherches en commun. Au cœur de cette grille de lecture, figurent les déterminations réciproques entre les attentes présentes dans le corps électoral, les stratégies poursuivies par les gouvernants dans la conquête et l’exercice du pouvoir, et les grandes dynamiques économiques. Issues de ces déterminations et pesant sur elles, les institutions, comprises au sens large comme les règles du jeu social, « cristallisent durablement certains compromis sociopolitiques ».
Bruno Amable, professeur à l'Université de Genève
S’il y a toujours une sélection entre les intérêts en présence (certains sont satisfaits, d’autres sont subordonnés et mis « hors jeu » du conflit politique), la stabilité est assurée dès lors qu’une stratégie de médiation recueille la loyauté durable de groupes sociaux majoritaires. Lorsque les gouvernants n’arrivent plus à reproduire leur légitimité, et que les institutions en place ne les aident pas non plus à modifier les alliances traditionnelles sur lesquelles ils s’appuient, une situation de crise politique se développe. Le système se grippe en l’absence de « bloc social dominant [...] dont les attentes sont suffisamment satisfaites par les politiques publiques ». Il en résulte une instabilité aux manifestations plus ou moins spectaculaires. C’est précisément l’interprétation que font Amable et Palombarini du moment présent.
Selon eux, la campagne présidentielle de 2017 apparaît comme l’aboutissement, sinon la phase terminale, d’un processus de désagrégation des blocs traditionnels de droite et de gauche. Comme nous le soulignions lors des départementales de 2015, les bouleversements de l’ordre électoral français ne peuvent en effet se comprendre sans remonter au délitement pluridécennal des cultures politiques de la gauche de classe et de la droite postgaulliste, impuissantes face au chômage de masse et aux nouvelles insécurités sociales. Amable et Palombarini, qui mettent également en avant l’intérêt d’une telle « perspective longue », font le récit d’un décrochage des composantes populaires des alliances de droite et de gauche à partir des années 1980.
Quarante années de délitement des blocs sociaux de droite et de gauche
À droite, indépendants et petits entrepreneurs ont attendu des politiques de libéralisation du marché du travail radicales, que les salariés du privé ont au contraire tenté d’empêcher, tout en restant hostiles à l’interventionnisme d’État. À gauche, le tournant de 1982-83 a creusé un fossé entre les fractions les plus diplômées et insérées sur le marché du travail, qui verront plutôt d’un bon œil la substitution de l’horizon européen à celui du socialisme, et les fractions les plus populaires subissant les restructurations industrielles et les conséquences de la désinflation compétitive sur l’emploi. Faute de répondre aux attentes contradictoires de leurs appuis traditionnels, les dirigeants français ont mené une politique correspondant dans son contenu à un « bloc bourgeois » minoritaire, auquel ils ont été incapables de donner une viabilité politique.
Les auteurs expliquent bien comment le capitalisme français, comme d’autres capitalismes continentaux marqués par des compromis capital-travail au plus haut niveau, s'est peu à peu aligné sur un modèle anglo-américain plus libéral, privilégiant davantage la centralité de la norme concurrentielle, la flexibilité du rapport salarial, la finance de marché et la rentabilité à court terme des entreprises. Si les responsables politiques n’ont touché qu’avec prudence aux équilibres existants, ce fut au prix d’une incohérence croissante de l’organisation générale de l’économie nationale, les auteurs évoquant un défaut de « complémentarité » entre des institutions gouvernées par des logiques différentes. Cette adaptation peu concluante du modèle social français à la compétition globale et aux impératifs de l’intégration européenne a eu pour prix « l’exclusion des classes populaires de l’échange politique entre soutien électoral et défense des intérêts socio-économiques ».
Stefano Palombarini, maître de conférences à l'université Paris 8
Les classes populaires, insistent les auteurs, ont été perdantes aussi bien sur le plan matériel, dans la mesure où leur situation a stagné ou s’est dégradée, que sur le plan symbolique, dans la mesure où leurs valeurs et attentes ont été disqualifiées par tout un pan du champ intellectuel et médiatique. Les auteurs voient cependant dans les progrès de l’abstention, qui aurait atténué les conséquences de la désaffection des classes populaires vis-à-vis du jeu politique, une des raisons de la survie des forces politiques traditionnelles depuis les années 1980. En même temps, l’alternance récurrente entre droite et gauche sur la même période constitue pour eux un indice de cette reproduction impossible de la légitimité des gouvernants. Si l’on filait une métaphore géologique à laquelle ils ne se risquent pas, les tensions se sont accumulées, comme autant de forces pouvant être libérées à l’occasion d’un séisme.
Ceux qui s’intéressent au déclin des grands partis de gouvernement en Europe, depuis la chute des taux de croissance de l’après-guerre, retrouveront dans le livre une périodisation familière. De fait, la politique du bloc bourgeois n’a nulle part permis de stabiliser des alliances majoritaires aussi bien que dans les décennies précédentes. En Italie, les compromis sauvegardés par l’appareil démocrate-chrétien jusqu’aux années 1980 ont fini par être liquidés, conduisant à la restructuration du champ politique à l’occasion des affaires de corruption soulevées par l’opération « Mains propres ». En Suède, les sociaux-démocrates avaient constamment élargi leur assise sociale des années 1930 aux années 1970, jouant un rôle de parti prédominant comme il y en eut peu d’équivalents dans le monde. Avec l’entrée en crise de ce modèle, le paysage politique est devenu plus fragmenté et concurrentiel. Même en Allemagne, davantage préservée que la France en raison de sa situation plus favorable dans la division internationale du travail, les soutiens cumulés au CDU et au SPD se sont réduits au fil du temps.
Macron-Le Pen : un bloc bourgeois pro-européen contre un bloc souverainiste ?
Au-delà du récit de la crise politique rampante qui éclate aujourd’hui en France, Amable et Palombarini fournissent des outils précieux de diagnostic sur les forces en présence. En particulier, leur généalogie du social-libéralisme mal assumé du PS est intéressante lorsqu’elle renvoie à la tradition du « modernisme », dont Emmanuel Macron apparaît comme un avatar tardif. S’appuyant sur les travaux de l’historien américain Richard Kuisel, les auteurs soulignent l’influence sous-estimée de cette sensibilité des années 1930, distincte du néolibéralisme mais qui partage avec cette doctrine l’ambition de s’écarter du vieux laissez-faire intégral, afin que l’État accompagne les initiatives privées dans le redressement productif du pays.
La caractérisation du modernisme, dont les héritiers ont joué un rôle au sein de la « deuxième gauche » pour favoriser le basculement du PS vers des politiques pro-marché, colle à l’identité du candidat d’En Marche ! et renseigne peut-être sur son éventuelle pratique du pouvoir. Contre le déclin économique, une rationalisation doit être promue par des élites compétentes acculturées à la grammaire des milieux d’affaires. Les modernistes sont unis dans « le rejet des extrêmes » et la « défiance envers les mécanismes politiques démocratiques », comme le parlementarisme, qui peuvent détourner vers des intérêts particuliers de court terme. Le dialogue social n’est pas pensé comme « la recherche d’un compromis [mais comme un passage nécessaire pour] permettre l’acceptation unanime de la stratégie correspondant à l’intérêt général ».
On pense aussitôt à ce que les Italiens appellent le « décisionnisme », cette capacité d’un exécutif renforcé à mettre en œuvre des réformes n’ayant que trop tardé contre les « blocages » et les « rentes » d’un capitalisme national à la traîne de la compétition globale. Macron apparaît en tout cas comme une tentative de rendre politiquement viable un bloc bourgeois (libéral, pro-européen) élargi à d’anciennes fractions des blocs de droite et de gauche. À rebours, et avant même que sa candidature ne soit plombée par les affaires, Fillon incarnait un bloc de droite mutilé d’avance, son projet ultralibéral rappelant d’autres tentations ayant toujours abouti soit à des échecs électoraux, soit à des mobilisations sociales d’ampleur.
Plus que Benoît Hamon empêtré dans un appareil inamical et délabré, Jean-Luc Mélenchon incarne la volonté de redonner corps à un bloc de gauche profondément déstabilisé par le quinquennat Hollande. Les auteurs soulignent que la libéralisation du marché et du droit du travail, lancée tardivement de manière presque désinvolte, était l’initiative la plus explosive que pouvait prendre le pouvoir socialiste. Jusqu’alors, celui-ci s’était contenté de toucher à « des domaines qui n’étaient pas considérés comme prioritaires pour la solidification du bloc de gauche (système financier, marché des biens et services), tout en préservant autant que possible les domaines les plus essentiels à l’existence de ce bloc : relation salariale et protection sociale ». L’intégration européenne constitue cependant un obstacle à une telle réunification, Mélenchon rêvant par ailleurs de toucher des citoyens ne se reconnaissant plus dans les références traditionnelles de la gauche.
Reste le cas du Front national (FN). Amable et Palombarini prennent garde de ne pas lui donner de brevet « anti-bloc bourgeois », en rappelant que ce parti a défendu des politiques économiques d’inspiration néolibérale par le passé, et que son hostilité à l’intégration européenne ne s’est révélée que dans les années 1990, l’enjeu n’étant incorporé que de manière opportuniste à sa plate-forme xénophobe et autoritaire. Au bout du compte, la tentative du FN d’organiser un bloc souverainiste est selon eux pétrie de contradictions. De fait, la tripartition du jeu politique n'est pas annulée par la porosité nouvelle entre droite et extrême droite sur la question de l’universalisme, elle est plutôt renouvelée par les intérêts socio-économiques qui séparent les deux forces, et qui fracturent les soutiens du FN lui-même. Les équivoques du projet porté par Emmanuel Macron ne font donc pas face à un front social homogène représenté par le parti frontiste. C'est tout le paysage qui se retrouve fragmenté, aucune force politique n'apparaissant en mesure de nouer des alliances durablement majoritaires.
Une argumentation parfois trop mécanique
© Raisons d'agir
L’ouvrage de Bruno Amable et Stefano Palombarini, on l’a vu, offre une clé d’interprétation puissante des grandes évolutions politiques du pays sur plusieurs décennies. Au cours de 170 pages denses mais accessibles, les auteurs illustrent ce que peut apporter une économie véritablementpolitique à la compréhension du monde social. Le tableau du moment politique présent, et des facteurs qui y ont conduit, aurait cependant pu être complété ou nuancé à l’aide d’autres travaux, et en accordant davantage de place à des dynamiques non strictement économiques. Autrement dit, le livre pèche parfois par une argumentation trop mécanique, pourtant démentie par l’approche théorique plus subtile des auteurs.
D’une part, les auteurs nous semblent surestimer par endroits la rationalité et la propension au calcul des responsables politiques. Qu’elles soient plus fortes que chez les électeurs ordinaires est une chose, mais l’action de ces responsables est aussi le fruit de croyances, et de bricolages à partir d’un « déjà-là » institutionnel et d’un faisceau de contraintes et d’influences. Dès lors, même si certains ont eu ce projet, il est sans doute exagéré de présenter l’intégration européenne comme une stratégie « fonctionnelle non seulement à la “modernisation” du modèle français (...) mais aussi à une recomposition du paysage politique qui ferait sauter le clivage droite/gauche ».
Au demeurant, cette quête d’une recomposition est loin d’avoir été massive chez les responsables politiques. Beaucoup se sont satisfaits de la rente que constituait l’alternance régulière entre droite et gauche. Le renoncement de Delors en 1995 et l’abnégation de François Bayrou ont été des attitudes finalement peu répandues. Il est d’ailleurs difficile de comprendre l’échec du quinquennat Hollande sans son refus initial d’élargir sa majorité au centre, avant de perdre de plus en plus de soutiens sur sa gauche, le président socialiste semblant croire jusqu’au bout que les mécanismes de la Ve République lui permettraient d’être, quoi qu'il arrive, le principal candidat contre la droite et l’extrême droite.
D’autre part, la focalisation sur la dimension économique des intérêts et des conflits fait négliger aux auteurs d’autres dimensions de la compétition politique, même s’ils ont raison de ne pas séparer radicalement les aspects matériels et culturels. Certains de leurs arguments pourraient même être renforcés à cette aune. S’ils ont raison de pointer le tour de force de Nicolas Sarkozy en 2007, consistant à se présenter comme une alternative à son propre camp, il faudrait le rapporter au glissement durable de la droite sur les enjeux identitaires initié à cette époque. Or, ce glissement pose précisément problème aujourd’hui pour rebâtir un bloc social dominant, dans la mesure où il se fait au prix de l’aliénation d’une partie du bloc bourgeois, tout à fait à l’aise avec la dimension culturelle de la mondialisation.
Plus problématique, certains facteurs explicatifs des grands désalignements électoraux manquent au panorama offert aux lecteurs. Comme Florent Gougou l’a montré dans ses travaux, la fin du survote ouvrier pour la gauche s’est par exemple amorcée dès la fin des années 1970 en France, c’est-à-dire avant la déception provoquée par les politiques de la gauche au pouvoir, auxquelles les auteurs accordent pourtant une responsabilité centrale dans l’évacuation des classes populaires de « l’échange politique ». De plus, le désalignement des milieux populaires par rapport à la gauche estlargement à imputer au Parti communiste dans un premier temps, tandis que les pertes du PS ont été relativement homogènes lorsqu’il s’est fait sanctionner dans les urnes, ce parti réussissant d’ailleurs à recueillir le soutien massif de milieux populaires issus de l’immigration.
Pour comprendre le désalignement précoce mis en avant par Gougou, il faut convoquer les différences générationnelles dans la socialisation politique des ouvriers et leur expérience concrète du travail. Si ce désalignement s’est fait en défaveur de la gauche, sauf pour les fractions issues de l'immigration extra-européenne, il faut aussi le lier à la politisation réussie des enjeux liés à l’immigration et au multiculturalisme par l'extrême-droite, avant que Nicolas Sarkozy ne s’en empare, devenant notamment une figure repoussoir dans les quartiers populaires lors des derniers scrutins présidentiels.
Notons par ailleurs que si les auteurs ont raison de critiquer la description paresseuse d’une classe ouvrière devenue réactionnaire et xénophobe, il serait risqué de postuler que l’abstention massive en son sein soit un gage d’attentes progressistes non comblées. Enfin, si l’on regarde du côté du bloc de droite, on comprend mal sa cohérence et sa supériorité durables avant 1981, si l’on néglige la puissance du sentiment anticommuniste (lorsque le PCF était encore le premier parti de gauche) et l’influence interclassiste de la pratique religieuse avant qu’elle ne s’effondre – ce que les auteurs mentionnent seulement en passant.
S’il est toujours possible d’affiner un diagnostic, L’illusion du bloc bourgeois conserve l’immense mérite de donner du sens au moment présent. L’approche des auteurs alerte sur le fait que la situation actuelle n’est pas tenable, et débouchera très probablement sur « un élargissement progressif du conflit politique à des sphères auparavant “pacifiées” par des compromis institutionnalisés ».